La Lecture D’un « Je Echo » De Jean-Luc Raharimanana

Les Cauchemars du gecko
par Jean-Luc Raharimanana
Vents d’ailleurs / ici et ailleurs, Paris, 2011, 109 p.
ISBN : 978-2-911412-79-0
 
C’est sur les sentiers du texte théâtral a-traditionnel que nous installerons l’auteur Raharimanana. Il est question de la littérature des mots et des maux pour dire, pour dénoncer et aussi pour secouer… Il en est ainsi pour le texte Les cauchemars du gecko de notre auteur malgache. Cet écrivain rédige des ouvrages dans lesquels il tente de véhiculer une image plus au moins positive de Madagascar. En fait, il tient à porter ‘Sa’ voix tantôt provocante, tantôt sage. Pour tout lecteur qui prend plaisir aux mots sans se décourager des maux, Riharimanana nous emmène vers des représentations et des visions décalées et paradoxalement structurantes.
 
Les cauchemars du gecko présente et décrit une sorte d’univers totalement fragmenté. Cet univers est largement inspiré des évènements politiques de 1947. Il évoque les massacres perpétrés par les Français à Madagascar. Ces événements tragiques ont opposé les colonisateurs français et les Malgaches, mais aussi les Malgaches entre eux puisque certains, au moment de la répression contre les rebelles, ont pris fait et cause pour la France. Ces faits ont causé une très forte saignée dans les rangs des élites et intellectuels et des «hommes politiques qui manquent encore jusqu’à aujourd’hui. Les intellectuels actuels ont complètement abandonnés le fait politique, laissant la voie libre à des personnalités qui utilisent la politique comme simple outil d’accession au pouvoir »1. A cet effet, les yeux du gecko fonctionnent comme tel, un archivage, et ont aussi enregistré les cauchemars du monde et notamment des atrocités qui ont eu lieu à Madagascar : « la violence des victimes est la réponse à la violence du cynisme des puissants »2. L’auteur riposte à travers la plume, elle est d’ordre poétique et s’inspire fortement de celle d’Aimé Césaire, mais aussi de la coulée verbale poétique traditionnelle de son continent. D’ailleurs, aussi bien dans ses produits
romanesques que dans sa trame fictionnelle comme sur la scène théâtrale, il tente de puiser et de se rapprocher le plus de cette oralité propre à l’Afrique.
 
En fait, ces mêmes évènements représentent majoritairement le leitmotiv de cet ouvrage qui constitue un ensemble d’idées souvent déraisonnables. Cet aspect – déraisonnable – s’explique et prend forme à travers la complexité et la confusion de certains sentiments tels la colère, la poésie, et des blessures de différents ordres. En fait, le lecteur ne fera pas une lecture traditionnelle – et rationnelle – de ce texte, puisque « dans la crise que nous vivons, il n’y a aucune rationalité, contrairement aux dires des puissants
de ce monde et de leurs experts qui nous bassinent qu’ils maîtrisaient parfaitement le fonctionnement économique de la planète », dit-il dans une interview3. C’est le désordre qui mène le monde et ce désordre doit être entendu sur scène. Ainsi, le texte Les cauchemars du gecko s’empare des figures qui régissent le monde ; celles-ci portent des noms politiques et idéologiques et elles sont représentées sous un aspect cynique à l’extrême.
 
Aussi, ce texte formule la manifestation du monde aussi bien dans sa collectivité que dans son individualisme : ces deux types de manifestations s’expriment dans un désordre ahurissant, il s’agit de la manifestation du désordre dans le monde, la confusion de la pensée, l’injustice et la misère : ce sont les invariants structuraux de l’écriture de Raharimanana. Son style littéraire est une alliance entre l’ironie et l’urgence, les deux modes fonctionnent comme un arsenal salutaire. Celui-ci trouve son sens à travers des images qui parlent d’elles-mêmes. Ces images représentent le plus souvent le système colonial articulé en termes de puissance.
 
Diverses indignations, des cris sont interpellées. Cependant, elles subsistent très justes dans leur énonciation, fortement soutenues par la plume considérablement affranchie et engagée de Jean-Luc Raharimanana. Dans ce texte, tantôt théâtral tantôt poétique, nous percevons des voix qui vont dans tous
les sens, notamment les cris qui contestent le colonialisme et le capitalisme.
 
Nous avons affaire à des figures révoltées contre l’ordre du monde, des figures du désordre. Elles relèvent du réel et de la fiction, humains et animaux : tous tiennent une place pour dire leur maux et dénoncer la situation déplorable du monde aussi bien les tyrans, les corrupteurs, les déchus, les marginaux que le petit gecko de Madagascar, ce lézard flexible et malin et qui se faufile partout. Tous contribuent à la mise en scène de ce cauchemar « désespéré mais pas désespérant ». Raharimanana a mis ici en ouvre des figures qui formulent des tournures fragmentaires et des inversions dans l’ordre des phrases un peu comme Sony Labou (Tansi), il s’en inspire volontairement de manière récurrente comme pour confirmer une tradition voire une présence sans omettre des proverbes typiquement malgaches.
 
On y retrouve donc des fragments de phrase qui semblent représenter de véritables cauchemars pour cet auteur. Ces fragments lui ont permis de réfléchir à une fabrication et à une construction dramatique fractionnée, essentiellement focalisée sur la vigueur et le dynamisme du jeu des personnages, qui composent des figures maîtrisant une langue de plus en plus folle. Nous ne retrouvons pas de construction préorganisée. Aussi, il n’y a pas d’ordre dans les figures du cauchemar, cela semble se construire au fur et à mesure de la mise en scène. Des dizaines de fragments, de quelques lignes parcourant quelques pages, sans se soucier ni du destinateur : homme ou femme, animal, dieux et autres Olombelona4, ni du comment “cela dialogue”. Il s’agit de figures de notre actualité politique, dictateurs, corrupteurs. Figures animales, comme les geckos, et surtout figures déclassées, abandonnées, figures en lutte, figures proches de Za5, héroïque protagoniste de folie dans un univers dévasté par la misère.
 
L’auteur a tendance à faire de la personnification, tous les éléments humains ou inhumains sont personnifiés. Il s’inspire de cette bête, le gecko, qui prend une dimension multidimensionnelle car, à travers lui, tout est personnifié, tout est à son image, son silence et sa présence-absence. Le gecko est un lézard, il est continuellement présent dans l’espace malgache, il est apparu il y a environ soixante millions d’années et a colonisé tous les continents sauf les deux pôles... on le retrouve généralement dans les habitations tropicales. Celui-ci est paisible et discret, il se fait distinguer par son apparence non-présence.
 
C’est autour de cette bête que le texte est construit. Il s’introduit dans tous les espaces, des plus grands au plus minuscules et parvient à se déplacer à l’envers. Son immobilité est captivante car il ne ferme jamais les yeux. Il s’annonce par un petit cri, il est d’une très grande rapidité dès qu’il se met en mouvement. Le gecko vit en contact permanent avec le monde qui l’entoure: « Mon expérience personnelle du gecko a eu lieu à La Réunion. Ce sont des geckos transparents. Nous avons à Madagascar une race de geckos “polis” qui, lorsqu’ils ont faim, tapent gentiment sur la tête de petits insectes qui leur donnent alors une petite goutte de miel. Ce gecko poli ne tue pas ces insectes, mais demande gentiment sa nourriture » (p. 52). Cet animal est doublement intéressant, dans le sens où il est représenté comme l’envers de l’univers dans lequel vit l’homme. Il est son miroir. Il représente le paradoxe de l’époque où l’homme est tiraillé dans ses rapports et ses déplacements en termes de rapidité et de hâte puisque s’immobiliser et/ ou ralentir sont considérés comme signes de mort. En fait, l’auteur semble installer une parenté entre ces deux modes d’agitation : la bête et le monde. Il est question de ce que l’on nomme l’ « état du monde ». Il fait une sorte d’autodérision sur l’homme du Sud qui vient dire ce qu’il pense du Nord, alors qu’il semble persuadé de la tromperie.
 
Ainsi, le texte Les cauchemars du gecko indique la présence de cette petite bête discrète et imperceptible à la fois, à travers laquelle l’auteur semble manifester toutes les haines, les frustrations, les amertumes, et aussi les désirs de l’homme malgache. Nous retrouvons donc des séquences qui se succèdent, d’autres narrations courtes, de la poésie en termes de slam ; des slams qui portent en eux des heurts, des mots et des maux de violence. Les maux critiqués abordent diverses thématiques de différents ordres: l’universalisation, la marginalisation, le colonialisme, la démocratie, l’esclavage perçu dans tous ses sens, le génocide rwandais. C’est dans ce “Je Echo” que l’auteur s’installe, Les cauchemars du gecko paraît comme une spirale de différents cris, un vacarme sans nom et une grande confusion. Des cris qui interpellent tout un ensemble de sentiments bouleversants tels le déshonneur, les heurts et les horreurs. Dénoncer tout à la fois le colonialisme, le capitalisme et même la démocratie, cette dénonciation est réalisée en termes vengeurs, sans aucune nuance. C’est ‘cet’ intolérable que justement Raharimanana s’évertue à dénoncer dans son texte. Texte de théâtre ?
 
C’est aussi un texte d’une poésie rude investissant tous les genres, où la dimension stylistique est fortement présente. Nous avons affaire à un texte, un « langage en perpétuelle inventivité: Les Cauchemars du gecko sont la narration d’une dépossession. Celle d’un écrivain de haute volée qui vole la langue de ceux qui prétendaient l’asservir pour la faire sienne. Avec une force inouïe »6.

Notes

1 Riharimanana, in interview France ô, 2006.
2 Dans une interview sur TV5, dossier spécial Madagascar, 2009.
3 In, Actualité culturelle Malgache, La Bibliothèque malgache, édition et réédition de textes anciens ou modernes consacrés à Madagascar. La littérature et l’histoire se rencontrent sur la Grande Île, 2009.
4 Olombelona est un terme malgache qui ne peut se traduire en référence à un imaginaire occidental. Il est l’être humain, l’autre, chacun de nous, et une énergie vitale cachée en nous.
5 Za, héros du roman éponyme de Raharimanana, Ed, Philippe Rey, 2008, p.215. Objet d’un autre spectacle.
6 Propos recueillis par Jean-Pierre Han, journaliste français.

Auteur

Kahina BOUANANE NOUAR

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Pages  14-15

Africa Review of Books / Revue Africaine des Livres

Volume 08 N° 01,​ Mars 2012

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