Penser l’Afrique à l’universel : hommage à Amady Aly Dieng

Hegel, Marx, Engels et les problèmes de l’Afrique noire (1978)
par Amady Aly Dieng
L’Harmattan, Paris, 2013, 200 pages, ISBN : 978-2-296-99534-5, 20 €.

Introduction :

Les thèmes abordés dans cet ouvrage ne sont pas nouveaux. Dès l’introduction Amady Aly Dieng souligne que son objectif n’est pas de « résoudre les problèmes de l’utilisation du marxisme en Afrique noire », il cherche « plutôt à susciter des discussions de fond autour des difficultés de l’application du marxisme dans les pays où le prolétariat industriel n’est pas encore très développé (…) [et] de créer les conditions d’une véritable discussion sur le rôle du marxisme dans la solution des grands problèmes de notre continent » (p. 7).

Amady Aly Dieng (1932-2015) est l’un des intellectuels africains les mieux placés pour réaliser cette tâche. Docteur ès sciences économiques, il a enseigné à l’Université Cheikh Anta Diop à Dakar. Il était aussi fonctionnaire international à la Banque centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO), donc très près des réalités économiques du continent. Il était enfin parmi les fondateurs de l’Association générale des études de Dakar (devenue ensuite l’Union générale des étudiants de l’Afrique de l’Ouest) dans les années 1950 et président de la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France au début des années 19601 .

L’œuvre d’ A. A. Dieng est constituée d’une dizaine d’ouvrages parmi lesquels on peut citer : Le rôle du système bancaire dans la mise en valeur de l’Afrique de l’Ouest (1982), Contribution à l’étude des problèmes philosophiques en Afrique noire (1983), Le marxisme et l’Afrique noire (1986), Blaise Diagne, premier député africain (1990), Hegel et l’Afrique noire (2006), Les étudiants africains et la littérature négro-africaine d’expression française (2009), Histoire des organisations d’étudiants africains en France (2011), Mémoires d’un étudiant africain (2011).

Le présent ouvrage est une réédition de la première version de 1978. Il rassemble dix essais sur plusieurs thèmes : la philosophie de l’histoire de Hegel et l’Afrique noire, Marx et les problèmes de l’Afrique, la philosophie africaine, la négritude…Cependant, malgré la diversité de ces thèmes, une seule vision guide la démarche de l’auteur : l’application créatrice de la méthode dialectique et critique aux problèmes africains ainsi qu’aux écrits, anciens et récents, sur l’Afrique.

Dans ce qui suit, nous n’allons pas présenter l’ensemble des questions développées dans cet ouvrage. Notre objectif, plus limité, est de mettre en exergue quelques-uns des éléments de la pensée d’un maître africain sur Hegel et Marx ainsi que quelques-unes de ses recommandations pour les nouvelles générations d’intellectuels du continent.

Hegel : « le plus grand idéologue de l’impérialisme colonial »

Partant de la prémisse générale selon laquelle il y a un lien direct entre le milieu géographique et l’esprit d’un peuple et sa place dans l’histoire universelle, Hegel « refuse aux peuples non européens la possibilité d’accéder à l’histoire et à la philosophie » (p. 51). Ainsi, rapporte A. A. Dieng, il partage le monde en deux zones : les zones extrêmes de froid et de chaleur ne favorisant pas l’élévation de l’esprit et les zones tempérées qui le favorisent. Pour le philosophe allemand, seule l’Europe méditerranéenne, à climat tempéré, serait au cœur de l’histoire universelle parmi toutes les régions du monde.

Une deuxième typologie géographique est établie en faveur de l’Europe méditerranéenne : le haut pays (steppes et désert), les plaines des vallées (coupées par les rivières) et la région côtière (constituée par l’eau). Ici, seule la mer « (…) unit les pays (…) [et] présente d’énormes avantages pour le développement des peuples côtiers. Elle donne la représentation de l’indéterminé, de l’illimité et de l’infini. Elle invite l’homme à la conquête, au brigandage et à la recherche du gain. Elle élargit les idées et rompt les dépendances auxquelles sont soumis les habitants des plaines, des vallées (…) » écrit Hegel (p. 53).

Pour l’Afrique, elle a « comme facteur principale, le haut pays » (p. 54) et est divisée en trois parties : l’Afrique proprement dite au Sud du Sahara, l’Afrique européenne au Nord du Sahara et le bassin du Nil rattaché à l’Asie. C’est l’Afrique proprement dite qui est hors de l’histoire : « C’est le pays de l’or, replié sur lui-même, le pays de l’enfance qui au-delà du jour de l’histoire consciente est enveloppée dans la couleur noir de la nuit. S’il est ainsi fermé, cela tient non seulement à sa nature tropicale, mais essentiellement à la constitution géographique » - Hegel (Ibid.)

Hors de l’histoire, l’Afrique ne peut aussi accéder à l’esprit philosophique. « Hegel affirme qu’il n’y a ni liberté, ni pensée chez les peuples non européens. La philosophie, la pure pensée et la liberté, ne se trouvent qu’en Occident, seul continent historique. C’est au nom de ce principe que Hegel justifie la domination de l’Europe sur les autres parties du monde » (p. 56). Plus encore, Hegel tient des propos franchement racistes à l’égard de l’homme africain : « (…) L’homme, en Afrique, c’est l’homme dans son immédiateté. L’homme en tant qu’homme s’oppose à la nature et c’est ainsi qu’il devient homme. Mais, en tant qu’il se distingue seulement de la nature, il n’en est qu’au premier stade, et est dominé par ses passions. C’est un homme à l’état brut. Pour tout le temps pendant lequel il nous est donné d’observer l’homme africain, nous le voyons dans l’état de sauvagerie et de barbarie, et aujourd’hui encore il est resté tel. Le nègre représente l’homme naturel de toute sa barbarie et son absence de discipline » - Hegel (p. 57). Et à propos de la traite esclavagiste : « Les nègres sont réduits en esclavage pas les Européens et vendus en Amérique. Néanmoins, leur sort est presque pire encore dans leur propre pays où existe un esclavage aussi absolu » - Hegel2 La traite esclavagiste par les Européens serait un progrès par rapport à l’esclavage interne en Afrique ! (p. 58).

Ainsi, pour A. A. Dieng, Hegel est « le plus grand idéologue de l’impérialisme colonial » (p. 56) et c’est cet esprit européocentriste et raciste qu’ont combattu des intellectuels africains, en premier lieu Cheikh Anta Diop, pour bâtir une nouvelle vision de l’histoire et de la philosophie africaines3. La question que se pose A. A. Dieng ici est sur « l’influence que Hegel aurait pu exercer sur certaines idées de Marx » (p. 60). En d’autres termes, le marxisme a-t-il hérité l’européocentrisme de Hegel ?

Questions au marxisme :

Après avoir résumé l’opinion de Hegel sur l’homme africain (manque d’objectivité, impulsivité…), Marx, dans L’idéologie allemande, ajoute ce commentaire : « Nous retrouvons ici toutes les déterminations de l’enfant et du Nègre : dépendance par rapport aux choses, indépendance par rapport aux pensées et en particulier, à la pensée, l’être absolu (sacré), etc. » (p. 62). En émettant un tel commentaire, Marx « est-il d’accord avec Hegel ? », et A. A. Dieng de répondre : « Nous ne pouvons pas le dire » (Ibid.). Toutefois, il rappelle que Marx et Engels, dans le Manifeste du parti communiste, n’excluent aucune partie de l’humanité de l’histoire : « l’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de lutte de classes » et ce, abstraction faite de la « rectification » ultérieure d’Engels en substituant « l’histoire » par « l’histoire écrite », rectification dangereuse selon A. A. Dieng et qui mérite plus d’étude et de prudence.

Mais Marx s’intéresse essentiellement au mode de production capitaliste développé en Europe occidentale et a pris comme cas illustratif l’Angleterre. Les autres pays, qui n’ont pas connu un tel développement, n’occupent dans son œuvre qu’une place secondaire et dépendante de leur fonction dans la genèse et l’évolution du capitalisme. C’est le cas de l’Australie, des Etats Unies d’Amérique des années 1790 à 1860, de l’Amérique indienne, de la Chine et de l’Inde, enfin de l’Afrique (pp.78-82).

C’est l’Afrique qui est la moins étudiée par Marx. Elle est évoquée seulement dans son rôle comme réservoir d’esclaves pour l’Angleterre et dans l’essor commercial de Liverpool à tel point que ses notables chantent les « vertus » de ce commerce qui « développe l’esprit d’entreprise jusqu’à la passion, forme des marins sans pareils et rapporte énormément d’argent » ! (p. 82)

A quoi est dû ce manque d’intérêt pour l’Afrique chez le fondateur du matérialisme historique ? Selon E. Hobsbawm, les connaissances historiques de Marx étaient d’inégale importance. Elles « étaient minces sur la préhistoire, les sociétés communautaires primitives et précolombiennes. Elles étaient pratiquement inexistantes en ce qui concerne l’Afrique. Elles n’étaient pas impressionnantes en ce qui concerne le Moyen âge, mais notablement meilleures pour certaines parties de l’Asie, l’Inde en particulier (mais non le Japon). Elles étaient bonnes quant à l’Antiquité classique et au Moyen âge européen (…). Mais pour l’époque [moderne], elles étaient remarquablement riches (…)» (pp. 82-83).

Par ailleurs, il y a un autre avis sur ce sujet. Marx et Engels auraient négligé l’étude des sociétés africaines non par manque de données disponibles, ils ont choisi d’ignorer délibérément ces sociétés par européocentrisme (pp.103-104). A. A. Dieng partage cet avis après avoir passé en revue plusieurs travaux sur l’Afrique au vivant de Marx qui, lui, « s’est contenté des informations fournies par Hegel ou les philosophes français du Siècle des Lumières » (p. 111). D’un autre côté, A. A. Dieng « arrondit » cette assertion en affirmant que Marx et Engels étaient engagés dans la révolution prolétarienne en Europe et n’étaient pas obligés de différer leurs efforts intellectuel et politique vers les pays des autres continents. Cette mission, en prenant l’exemple des pères du matérialisme historique, incombe aux peuples de ces pays et en premier lieu leurs intellectuels (p.104 et p.106).      

Testament pour les nouvelles générations d’intellectuels africains :

Cette question d’hypothétique européocentrisme de Marx renvoie donc à la nécessité de prendre en charge sa propre histoire, de « compter essentiellement d’abord sur ses propres forces » (p. 23). C’est l’un des appels d’ A. A. Dieng qui a encore sa place aujourd’hui: « L’étude des bases de l’européocentrisme dans les sciences sociales et les sciences de la nature est une exigence de notre époque, car celles-ci doivent être au service des peuples africains. Jusqu’ici ceux-ci ont été au service de la prétendue science universelle qui est essentiellement utilisée pour les intérêts des bourgeoisies européennes » (p. 112).

Mais combattre l’européocentrisme ne doit pas déboucher sur un « afro-centrisme », sorte d’ethnocentrisme renversé. Au contraire, l’ouverture à d’autres cultures et expériences historiques est nécessaire. « L’historien africain [par exemple] ne doit pas être condamné à étudier exclusivement l’histoire de l’Afrique. Il doit étudier l’histoire des autres pays pour enrichir notre expérience, mais pour cela il doit déployer d’énormes efforts théoriques qui lui permettront de dominer sa science et ainsi de mieux maîtriser nos problèmes. Si tant d’historiens étrangers étudient notre histoire, pourquoi éviterons-nous d’étudier la leur. C’est une des conditions indispensables à la naissance d’une véritable histoire de l’humanité » (p. 156).

Enfin, cette ouverture doit être vigilante. L’extrait suivant peut être considéré comme le testament d’ A. A. Dieng pour les nouvelles générations d’intellectuels africains : « Aujourd’hui, une nouvelle division du travail intellectuel est savamment organisée entre les intellectuels européens et les intellectuels du monde sous-développé (…). Désormais, les chercheurs africains vont fournir la matière première à partir d’enquête de terrain et de souvenirs vécus aux chercheurs européens qui vont les traiter grâce à un appareil conceptuel affiné. En d’autres termes, les données brutes seront du ressort des Africains, le traitement en laboratoire et en usine sera le domaine exclusif des Européens (…). C’est pourquoi il est temps de réagir contre ce nouveau colonialisme culturel qui n’ose pas dire son nom et qui quelque fois se camoufle sous le voile du progressisme. L’ Afrique a besoin, pour sortir de la nuit [néo] coloniale, d’avoir des enfants qui développent, par tous les moyens, l’esprit théorique. Elle a besoin d’une tradition théorique qui passe au crible de la raison toutes les pratiques sociales de notre continent. Par-là elle pourra affirmer une véritable autonomie de sa pensée et contribuer au développement de l’humanité » (p. 157).   

Conclusion :

Comme nous l’avons signalé au début, nous n’avons pas présenté dans cette recension tous les thèmes abordés par A. A. Dieng et si nous lui avons laissé la parole longuement, c’est parce qu’on ne peut mieux dire sur des sujets toujours actuels dans les sociétés africaines et ce, au-delà des problèmes circonstanciés de l’utilisation du marxisme en Afrique.   

À l’instar d’ A. A. Dieng, d’autres intellectuels africains ont marqué par leur rigueur et leur engagement la pensée africaine contemporaine. Nous avons évoqué Cheikh Anta Diop. Nous pensons aussi à Frantz Fanon ou Samir Amin4. L’exercice intellectuel ici est de réfléchir à partir de leurs œuvres d’une manière originale pour résoudre les problèmes qui se posent au continent africain mais pas seulement, car résoudre ses propres problèmes ne signifie pas perdre de vue l’horizon universel de l’histoire et de la pensée humaine.

Pour conclure, et en appliquant les propos d’ A. A. Dieng sur Hegel (p. 193) à son propre cas, nous pouvons avancer que « seuls les Africains rompus aux disciplines philosophiques et sociales et préoccupés par le devenir de leur pays dans le monde d’aujourd’hui et de demain ont intérêt à procéder à un bilan critique des idées d’un des plus grands philosophes de la [pensée africaine] ». C’est ainsi qu’on pourra rendre hommage à sa mémoire.  

Notes

1. Voir l’entretien biographique d’ A. A. Dieng in : Abderrahmane Ngaïdé, Entretien avec Amady Aly Dieng -Lecture critique d’un demi-siècle de paradoxes, CODESRIA, 2012.

2. C’est la même idée de Voltaire qui écrit : « Nous n’achetons des esclaves domestiques que chez les Nègres. On nous reproche ce commerce, un peuple qui trafique de ses enfants est encore plus condamnable que l’acheteur. Ce négoce démontre notre supériorité, celui qui se donne un maître, est né pour en avoir », (p. 109).

3. Cheikh Anta Diop, Nations nègres et culture, 2 tomes, Ed. Présences africaines, 1979 ; Nsame Mbongo, La philosophie classique africaine – Contre-histoire de la philosophie, tome 1, L’Harmattan, 2013.

4. À propos de F. Fanon voir : Khedidja Mokkadem, « Compte rendu du colloque international sur ‘‘Frantz Fanon’’ dans le cadre du 2ème festival culturel panafricain d’Alger (05-20 juillet 2009) », in Revue Africaine des Livres, vol. 06 - n° 01, mars 2010. Pour Samir Amin, voir : Hassan Remaoun, « Samir Amin, penseur et homme d’action au long cours », in Revue Africaine des Livres, vol. 08 - n° 01, mars 2012.  


Auteur

Sidi Mohammed Mohammedi

Pagination

12 - 13

Africa Review of Books / Revue Africaine des Livres

Volume 12, N° 01 - Mars 2016

 

    

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