Repenser la laïcité en Afrique

L'Afrique des laïcités. État, religion et pouvoirs au sud du Sahara
Sous la direction de Gilles Holder et Moussa Sow
Paris, IRD et éditions Tombouctou, 2014, 400 pages,
ISBN : 978-2-709-91760-5, 18€.

Le mot de « laïcité » renvoie souvent à l’expérience française de la séparation entre les Eglises et l’Etat. Son usage dans d’autres contextes, d’autres langues et d’autres sphères culturelles pose problème, surtout lorsqu’il s’agit des aires géographiques dépassant l’Occident.

Ainsi par exemple, parler de l’Afrique des laïcités (en pluriel en outre) pour évoquer les rapports État, religion   et pouvoirs au sud Sahara, comme c’est le cas dans l’ouvrage collectif dirigé par Gilles Holder et Moussa Sow, semble une démarche risquée. Les travaux du colloque « L’Afrique des laïcités » réunis dans ce livre présentent un regard global sur les rapports Etat et religion en Afrique. En cinq parties, cet ouvrage propose d’aborder la question de la laïcité dans toutes ses dimensions politiques, sociales et culturelle, et dans ses rapports à la démocratie, aux droits de l’Homme, à la liberté, à la religion, à la citoyenneté…

Laïcité : le concept et ses interprétations  

Soulignons tout d’abord que parler de la laïcité pose un problème de terminologie et de conceptualisation. Comme le montre J. Baubérot à juste titre dans la préface de cet ouvrage, partant d’une relecture stimulante des théories de sécularisation, il importe de tenir compte des usages sociaux et académiques des termes comme laïcité, sécularisation et laïcisation. S’agissant des milieux culturels européen et anglo-saxon, le préfacier insiste sur la question de théorisation en tenant compte du statut de la sociologie des religions qui doit s’imposer dans le champ des sciences sociales afin de répondre aux questions actuelles liées au rapport entre Etat et religion.     

Dans l’introduction de l’ouvrage, Holder et Sow mettent en exergue le contexte social, politique et culturel du continent africain et les débats que la communauté scientifique est appelée à éclairer autour de la place de la religion dans les sociétés, des dispositifs institutionnels, des rapports politiques dans lesquels s’inscrit la notion de laïcité. Dans les sociétés africaines postcoloniales, le rapport à la religion est fondé non seulement sur les seules croyances et religions auxquelles s’attachent les individus, mais aussi sur le rôle de l’Etat dans la gestion des religieux puisqu’il est question de leur institutionnalisation par les États. Ceci implique non seulement l’organisation des rapports Religion/Etat, mais aussi de donner aux dispositions constitutionnelles et aux instances institutionnelles les moyens de régulariser ces rapports à travers une législation portant, entre autres, sur le code la famille (dans le cas des sociétés musulmanes). Pour les coordinateurs de l’ouvrage, la laïcité ne se présente pas seulement dans le sens de la séparation entre le politique et le religieux, mais elle est plutôt un « garde-fou contre l’Etat mis en place par les organisations religieuses » (p. 33). Aussi, abordant la laïcité en dehors du contexte franco-français, les coordinateurs soulignent qu’il est question actuellement de « maturité politique des sociétés africaines », voire d’un « processus de sécularisation du religieux » qui concerne la société musulmane elle-même. Les contributions de l’ouvrage, au nombre de trente, apportent un éclairage tout à fait instructif sur les différentes conceptions de la laïcité et les formes de sécularisation que connaissent les sociétés africaine et ce à travers six chapitres.     

La laïcité : du contexte colonial à l’Etat indépendant

Le premier chapitre est consacré à ce qui est appelée « généalogie des laïcités ». Penser la laïcité en islam ? s’interroge Rachid Id Yassine. En renvoyant à une analyse du pouvoir politique à partir d’un questionnement sur «l’éthique normative de l’islam », l’auteur met la lumière sur le cas de l’islam en tant que religion exerçant une juridiction globale et qui doit être étudiée séparément de la dichotomie « pouvoir politique » « pouvoir religieux » qui est propre au christianisme, comme le montre B. Lewis.

Dans le but de mieux comprendre le(s) sens de la laïcité en islam, Jean Louis Triaud parle de la diabolisation de la laïcité pour évoquer son rejet dans certains milieux islamistes. Il s’agit en effet d’une compréhension erronée du sens de laïcité, souvent liée à la notion de « séparation » telle qu’elle se définit dans la loi de 1905. Cette diabolisation « entretient de façon symétrique une guerre des civilisations entre les idéologues et les islamiques qui voient dans le principe de laïcité celui d’une ‘société sans Dieu’ avec tous les méfaits sociaux qui, selon eux, l’accompagnent, et les tenants d’une laïcité d’Etat qui voient dans l’islam une religion incompatible avec la liberté de conscience… » (p. 61).

Les études consacrées aux pays du Sahel soulignent la complexité du champ religieux comme le montre Hamidou Magassa. S’agissant du Mali par exemple, il est cette complexité qui s’explique par l’ambigüité du positionnement des trois droits : moderne, coutumier et divin. Quant au Sénégal, le pays africain qui est peut-être le modèle le plus important en ce qui a trait à la concomitance entre « espace confrérique » et « communauté politique », la question de laïcité est problématique, car si l’article 1 de la Constitution affirme que « la République du Sénégal est laïque, démocratique et sociale », aucun gouvernement sénégalais, comme le souligne à juste titre Blondin Cisse, « n’a pu s’installer sans faire allégeance à l’autorité maraboutique et religieuse » (p. 86). Pour l’auteur, ce qui est intéressant dans les rapports entre le confrérique et le politique c’est « le processus d’individualisation politique ». Sur le cas du Sénégal également, Soudieck Dione évoque l’idée d’une « laïcité de collaboration entre le spirituel et le temporel » qui date de l’époque coloniale et s’est poursuit après l’indépendance. La formule du président Léopold Sédar Senghor « Notre État est laïc, il n’y a pas de religion d’Etat, mais nous coopérons avec les communautés religieuses », résume parfaitement ce qui est appelé un « pacte de collaboration ». Ce pacte n’est pas sans conséquences sur les rapports entre le politique et le confrérique, puisque l’émergence des « marabouts mondains » (comme entrepreneurs politiques) a conduit à leur positionnement dans la vie politique, sans pour autant que le principe de laïcité ne soit menacé.                         

Parce que la laïcité est souvent liée à l’enseignement et l’éducation, les écoles coraniques dans un pays comme le Burkina Faso, où le principe de neutralité de l’Etat vis-à-vis des religions est installé, posent un sérieux problème pour l’administration. Issa Cissé met en exergue les enjeux de l’enseignement confessionnel islamique dans le système éducatif. Ainsi, au-delà des problèmes relatifs à la gestion de ces écoles, l’Etat burkinabé porte un intérêt particulier à ces écoles afin d’améliorer l’indice de développement humain. Aussi, pour l’auteur, les écoles coraniques deviennent un facteur d’émancipation des élites coraniques. Pour le pouvoir politique, la laïcité est considéré au regard de la place qu’occupe la religion musulmane et l’organisation des écoles coraniques notamment.

Comme c’est le cas en Côte d’Ivoire et dans de nombreux pays, l’organisation du culte, comme le pèlerinage des Musulmans aux lieux saints par exemple, est considéré, comme le montre Chikouna Cissé dans sa contribution, en tant que source de tension renvoyant à « l’existence parfois, de lignes de démarcation entre le religieux et le politique » (p. 139). Selon l’analyse de l’auteur, cette organisation soulève le problème de la création d’un espace musulman considéré par le pouvoir comme une dissidence politique ; ce qui rend difficile la consécration d’une laïcité d’Etat. Sur le sujet du pèlerinage en Côte d’Ivoire, également, Mathias Boukary Savadogo parle « d’une laïcité sous pression » marquée par de fortes contestations émanant des deux communautés musulmane et chrétienne mettant en cause la neutralité de l’État. Dans une étude comparative entre le Sénégal et le Burkina Faso, Fabienne Samson met en évidence la pluralité islamique, représentée par les différentes confréries comme Ahmadiyya et Tijaniyya, dont la rivalité mène à l’affaiblissement du rôle des acteurs religieux et par conséquence « le renforcement de l’autorité de l’Etat sur eux » (p. 189).   

Faut-il réviser le rapport entre le politique et le religieux ?

Le legs de la colonisation pour ce qui se rapporte à la relation entre Etat et religion a fait entrer la laïcité, tout d’abord dans la Constitution du Niger, puis, non sans virulent débat, dans la Charte nationale du pays. Etat laïc et musulman, le Niger fait face aujourd’hui à une mutation que Seyni Mimouni qualifie de « tranquille », tout en remarquant qu’une « percée menaçante de l’islamisme en Afrique au sud du Sahara influence la façon dont les Nigériens observent l’islam ». Cela risque de mettre en cause le principe de la laïcité.

Dans le cas du Gabon, Doris Ehazoumbela aborde l’individuation de l’islam comme une religion minoritaire surtout dans un contexte laïque, et ce en montrant le rôle des conversions des Gabonais à l’islam, commençant par le président Omar Bongo. Cela a conduit, selon lui, à ce que la sphère religieuse l’emporte sur la sphère politique.  Dans le Bénin, c’est de l’islamisation de la vie quotidienne qu’il s’agit, et ce à partir du rôle influent du mouvement associatif islamique. Pour Denise Brégand, il s’agit d’un croisement entre « sphère religieuse » et « sphère publique religieuse ». Dans une telle situation, deux visions du monde se croisent : réislamisation et sécularisation, reflétant ainsi les expériences de vie des Africains.

Dans une autre approche d’analyse un peu particulière, Adeline Masquelier montre comment la musique hip-hop au Niger est devenue populaire parce qu’elle est l’expression des injustices sociales vécues notamment par les jeunes. Mais quel est le rapport avec la laïcité ? Pour l’auteur, la musique est devenue une autre forme de vivre ensemble pour les jeunes musulmans nigériens qui s’intéressent plus aux problèmes sociaux et à la morale qu’à la religion. A vrai dire, cette dernière n’est pas mise en avant, c’est le signe d’un changement dans la pratique de l’islam, voire une nouvelle manière de croire.

Sur le Mali encore d’autres contributions abordent des perspectives d’analyse différentes montrant la complexité des rapports entre les sphères publique et religieuse et leurs interactions dans l’exercice du pouvoir. Pour Moussa Sow, l’élargissement du champ d’intervention des associations musulmanes contribue à leur implication dans la régulation de la sphère religieuse. Ce qui est appelé dans cette contribution le « néo-prêche » pour parler d’un « style en rupture avec les usages rhétoriques conventionnels à orientation didactique » (p. 271) se trouve au cœur d’un nouveau « marché prédication ». Ce néo-prêche se rapporte à la montée d’un islamo-nationalisme rampant. Cela appelle les acteurs des deux sphères politique et religieuse à agir pour inventer « les règles d’une nouvelle convivialité démocratique entre Etat et tous les groupements de la société civile » (p. 274).

Sur le rôle exercé par le religieux, mais dans un autre aspect qui touche au principe de citoyenneté, Gilles Holder s’intéresse à l’idée de ba’ya (allégeance) telle qu’elle est conçue par l’association islamique Ançar Dine. Il s’agit là d’une démarche ayant pour objectif de « refonder un peuple musulman qui vise une remise en ordre de l’individu et de la cité hors de l’Etat » (p. 277).  Mais cette bay’a devient problématique puisqu’elle risque de menacer la laïcité, surtout que l’engagement des citoyens à l’égard de leur pays sera affaibli. Pourtant, pour le chef de l’association, Chérfi Haïdara, cette bay’a n’est pas incompatible avec d’autre formes d’engagement car les murid (disciples) restent attachés à leurs patries. De facto, la bay’a de l’islam est considéré comme étant « en plus ».

Comme Ansar Din, d’autres associations islamiques jouent un rôle prépondérant dans la vie sociale et politique au Mali. Danielle Jonckers explore leurs revendications sociales dans l’action associative en montrant la manière par laquelle elles s’engagent dans la vie politique. Il donne l’exemple des femmes engagées dans une centaine d’associations mobilisées pour bloquer toute réforme du code de la famille, jugé opposé aux principes de l’islam, surtout lorsqu’il s’agit du mariage religieux (non reconnu par l’État) ou l’interdiction de l’excision, parce qu’elle est considérée comme faisant partie de l’identité des Maliens. Aussi paradoxal que cela puisse paraitre, l’auteur remarque que les actions de ces associations « s’inscrivent dans la modernité, et la démocratie laïque s’avère propice à leur foisonnement » (p. 300).            

Considéré comme un concept « importé », la laïcité pose un problème de définition. Même lorsqu’elle est « constitutionnalisée », comme c’est le cas au Burkina Faso, la laïcité est définie non pas en termes de séparation entre l’État et la religion, mais comme une forme de « collaboration équilibrée » entre les acteurs des deux sphères. Mara Viatale, aborde les difficultés d’approche de la laïcité, eu égard aux problèmes d’interprétation que posent les appartenances confessionnelles. En effet, trois facteurs rendent cette interprétation complexe : l’histoire du pays, la diversité ethnique de la société, l’influence des pays étrangers (l’Occident). Cela fait que la collaboration entre les institutions politiques et religieuses devienne indispensable. Ainsi, la laïcité ne peut être appréhendée que dans le contexte social, culturel et politique propre au pays.

En effet, cette remarque s’applique à plusieurs pays africains. Autrement dit, la séparation n’est jamais absolue. Comme c’est le cas par exemple en Centrafrique, les mutations sociales et politiques incitent à repenser la laïcité (p. 386).    

Repenser la laïcité, dernière idée exprimée dans cet ouvrage interpelle le lecteur au cœur de ce qui est saisissant dans la conception de la laïcité.  Le contexte historique dans lequel les institutions ont évolué, le changement social et la diversité culturelle qui marquent les pays africains constituent des éléments de réflexions pour saisir le rôle de la religion dans la sphère publique et, sinon limiter, du moins encadrer ses modes d’action, c’est-à-dire respecter le cadre institutionnel et juridique en place.

Même si toutes les questions ne sont pas posées au sujet de la laïcité en Afrique, cet ouvrage a le mérite d’apporter un éclairage instructif sur la place de la religion en Afrique et ses rapports avec le politique, ce qui est indispensable à la compréhension du fait religieux dans ce continent.       

 

Auteur

Belkacem Benzenine

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Africa Review of Books / Revue Africaine des Livres

Volume 12, N° 01 - Mars 2016

 

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