Pensée arabo-islamique et questions philosophiques contemporaines

Pourquoi lire les philosophes arabes ? Par Ali Benmakhlouf

Éditions Albin Michel, Paris, 2015, 208 pp, 16€.

Éditions Sedia, Alger, 2016, ISBN : 9789947872918, 600 DZD

On pourrait sans doute faire remonter à l’avènement du cartésianisme, cette longue période pendant laquelle la philosophie arabo-islamique, associée en Occident à l’ensemble de la pensée médiévale, a été dans une large mesure en quelque sorte écartée de la réflexion et de la recherche philosophiques. Dans son ouvrage intitulé « Pourquoi lire les philosophes arabes ? », Ali Benmakhlouf s’efforce de rendre compte tout à la fois des caractéristiques de la philosophie contemporaine qui contribuent à redonner de l’intérêt pour la philosophie arabo-islamique, et expose les raisons pour lesquelles les problématiques et les thématiques sur lesquelles cette dernière s’était construite, doivent être prises en compte à notre époque. La méthode historique qui s’est imposée au XIXe siècle, note ainsi l’auteur « …finit par exclure les huit siècles d’effervescence intellectuelle du monde arabe, considérant que l’essentiel était la transmission de la philosophie grecque, comme si cette transmission se faisait de manière neutre » (p. 22).

Ali Benmakhlouf s’attache à définir la nature des rapports qui lient la philosophie arabo-islamique à la philosophie grecque. Il montre que les philosophes arabes ont interrogé la philosophie grecque, particulièrement l’œuvre de Platon, celle d’Aristote et aussi celle des néo-platoniciens, dans une large mesure pour étayer leurs analyses de problèmes philosophiques et théologiques engendrés par la révélation islamique, et ses prolongements éthiques, juridiques et politiques. On pourrait ainsi dire en reprenant l’un des concepts fondamentaux d’épistémologie bachelardienne, que les philosophes arabes faisaient une lecture récurrente de la philosophie grecque. Ce besoin de s’appuyer sur la pensée grecque a conduit les philosophes arabes à mettre au point tout une méthodologie originale de lecture des œuvres des grands philosophes grecs. Ainsi al-Kindî, al-Fârâbî, Ibn Sîna et Ibn Rochd ont-ils consacré à l’analyse des œuvres de Platon, d’Aristote et des néo-platoniciens différents types de travaux (traductions, commentaires, comparaisons, synthèses, etc.) qui ont constitué pour plusieurs siècles des instruments indispensables à la compréhension de ces auteurs. Un bel exemple du caractère innovant et créateur de la pratique du commentaire chez Ibn Rochd, est donné par Ali Benmakhlouf dans son analyse des modifications que ce dernier a introduites dans sa définition du concept aristotélicien d’intellect. « Quand on lit le traité de l’âme d’Aristote et le commentaire moyen qu’Averroès lui consacre, écrit l’auteur, on pourrait dire à première vue que le commentaire ne fait que suivre fidèlement le texte du philosophe grec. Mais petit à petit apparaissent des différences et elles sont de taille. Aristote dit que l’intellect tantôt reçoit les intelligibles, tantôt les produits. Mais s’agit-il du même intellect ? Averroès n’élude pas la question… L’intellect est un selon Averroès. Mais en tant qu’il reçoit les intelligibles, il est en puissance, et en tant qu’il fait les intelligibles, il est en acte. Mais c’est  toujours du même intellect qu’il s’agit. » (p. 23-24).

Les philosophes arabes ont été particulièrement soucieux de s’approprier les enseignements du platonisme et de l’aristotélisme en matière de théorie de la connaissance et de logique. Leur ambition était de constituer, à partir de ces enseignements un « organon » susceptible de les conduire à des savoirs sur l’être, la divinité, la place de l’homme dans le cosmos, la constitution des règles juridiques, l’organisation de la Cité, etc., dont la vérité puisse être rationnellement établie. « La logique aristotélicienne, note ainsi Ali Benmakhlouf fut commentée par eux (les philosophes arabes) selon des règles précises, avec cette insistance qu’il s’agit bien d’une discipline incorporée au contenu de toute connaissance dès lors qu’elle concerne les formes correctes de l’inférence, ce n’est donc pas un simple préambule à la connaissance ou son instrument commode » (p. 28).

L’auteur perçoit ainsi un trait de modernité dans le lien que les philosophes arabes établissent entre la logique, la rhétorique et la dialectique. Dans la tradition philosophique de langue arabe, fait observer Ali Benmakhlouf, la diversité des types de discours, le discours démonstratif, le discours rhétorique, le discours dialectique et le discours poétique, ne renvoie pas à une diversité de « vérités », mais consacre seulement la diversité d’accès à une Vérité unique. Pour Averroès, « l’accès à la vérité peut être distinct ; par la voie rhétorique ou par la voie démonstrative, mais cela ne signifie pas que la vérité est plurielle ou même duelle »      (p. 74).

A. Benmakhlouf repère l’existence d’une affinité entre des courants essentiels de la philosophie contemporaine - les courants liés à la logique, la philosophie analytique et le structuralisme - et le caractère non subjectiviste et non psychologisant de la réflexion démonstrative de la majeure partie de la philosophie arabe.      « L’intellect chez Averroès, note-t-il ainsi, n’est pas d’abord humain comme l’est la raison. C’est une instance de pensée à laquelle l’homme prend part mais qui n’est pas d’abord en lui » (p. 21). « Cette attitude pré-cartésienne d’Averroès, note encore Ali Benmakhlouf, trouve un écho dans les travaux contemporains de ceux qui veulent reconnaître une autonomie à l’intelligence scientifique, et qui refusent de la réduire à l’intelligence humaine. La pensée est une chose, les processus psychiques sont une autre chose disait le logicien allemand de la fin du XIXe siècle Gottlob Frege » (p. 26). « Certes, note l’auteur, entre les philosophes médiévaux et la philosophie contemporaine, il y a une discontinuité des épistémai, une discontinuité des méthodes notamment, mais une telle discontinuité ne signifie ni absence de « récurrence » des mêmes problèmes, ni absence d’une « même histoire » (p. 105).

Si la pluralité des formes d’accessibilité à la vérité n’ôte rien à l’unicité de celle-ci, c’est parce que la vérité coïncide avec l’Unité de l’Être. Cette conviction apparaît ainsi avec beaucoup de clarté par exemple dans l’ouvrage d’al-Fârâbî intitulé L’harmonie entre les opinions de Platon et d’Aristote[1]. Selon al-Fârâbî, Platon et Aristote formulent leur conception de la logique, de l’ontologie, de l’éthique et de la politique sur les formes plus que sur le fond de leur idées philosophiques, qu’ils paraissent diverger. L’attribution erronée à Aristote d’un texte dont le véritable auteur était en fait Plotin, a certes contribué à rendre moins grandes les différences entre la philosophie de Platon et celle d’Aristote. Mais cette concordance recherchée entre ces deux pôles de la pensée antique, s’inscrit aussi dans le dessein des philosophes arabes de montrer la complémentarité du savoir fondé sur la révélation et celui fondé sur la démonstration et l’observation. « Ce dont il s’agit note A. Benmakhlouf dès le début de l’ouvrage cité (L’harmonie entre les opinions de Platon et d’Aristote), c’est bien de l’osmose conçue entre le style poétique de Platon et le style didactique et explicite d’Aristote, les deux philosophes se retrouvent sur l’essentiel, la démonstration » (p. 17).

L’auteur s’efforce d’établir des liens entre les processus selon lesquels les philosophes arabes ont à la fois assimilé et affiné les instruments logiques et plus largement cognitifs légués par les philosophes grecs, et les caractéristiques des solutions qu’ils ont préconisées à la question fondamentale des rapports entre le savoir révélé et le savoir acquis par l’actualisation des potentialités de l’intellect. Parlant d’al-Kindî, A. Benmakhlouf écrit : «L’Un, l’Etre, ces notions métaphysiques bien abstraites ont leur point d’application dans le texte sacré pour peu qu’on veuille bien détendre de manière argumentative celui-ci et en expliquer les notions par l’outil métaphysique » (p. 70-71). Pour les philosophes arabes nourris de la philosophie grecque et alexandrine, la Vérité peut être recherchée ou exposée aussi bien dans le langage de la rhétorique, dans le discours de la dialectique ou dans le discours démonstratif ; il est nécessaire toutefois que des interférences, qu’elles soient délibérées ou non entre ces différents types de discours ne se produisent pas.

C’est dans ce cadre que situent les philosophes arabes les rapports du discours philosophique et des textes révélés et en tout premier lieu le Coran. Contrairement, souligne A. Benmakhlouf, à ce qu’une longue tradition, surtout occidentale, a laissé croire, cette conception de la relation aux textes révélés, n’instaure pas la croyance en l’existence d’une « double vérité ». L’auteur note ainsi en s’appuyant en particulier sur Ibn Rochd que « l’accès à la vérité peut être distinct : par la voie rhétorique ou par la voie démonstrative, mais cela ne signifie pas que la vérité soit plurielle ou même duelle » (p. 74). Pour l’auteur, cette unicité de la Vérité, au-delà des modes d’exposition et d’accessibilité différents, est conçue plus radicalement chez al-Fârâbî ; pour ce dernier «… chaque fois que les images de la religion se coupent des choses spéculatives desquelles elles sont l’image, on peut parler de religion dévoyée » (p. 83).

En plus des arguments inspirés de la logique et de la théorie de la connaissance dans leurs développements actuels, et des recherches contemporaines concernant les relations entre le concept et l’image, la raison et la métaphore etc., l’auteur enrichit son plaidoyer pour la nécessité de la lecture des philosophes arabes aujourd’hui, d’arguments relevant de la philosophie politique et de l’anthropologie.

A. Benmakhlouf insiste à juste titre sur le fait que dans les thématiques développées par les philosophes arabes, sont fortement présentes des préoccupations concernant la signification et le destin des communautés humaines, en particulier dans leurs rapports au Cosmos et à Dieu. « Averroès, dans le Commentaire Moyen sur la République de Platon, note ainsi l’auteur, ajoute une autre conciliation, celle du philosophe et de l’imam. Dans une société politique, le philosophe ne peut échapper aux relations naturellement difficiles avec les citoyens non philosophes » (p. 119). Pour les philosophes arabes le penseur ne saurait se tenir à l’écart du travail de législation qui se développe dans la Cité.

Un des signes les plus révélateurs de cette implication des philosophes dans les questions aussi bien d’ordre ontologique que pratique qui concernent la Cité, est l’importance qu’ils accordent à la rhétorique comme instrument d’éducation des membres de la communauté. « C’est grâce à ces deux pratiques (la poétique et la rhétorique) que la vérité peut être donnée au plus grand nombre : exemples, images, métaphores, voilà des outils cognitifs à valeur pratique quand on veut que le message de vérité quitte les zones réservées de l’abstraction »  (p. 117).

L’une des pistes de réflexion les plus pertinentes qu’ouvre cet ouvrage réside dans les rapprochements que l’auteur signale entre les préoccupations, liées à la politique et à l’art de gouverner, récurrentes dans l’ensemble de la pensée arabe et celles qui concernent l’art de soigner. Le « paradigme médical », fait remarquer A. Benmakhlouf, oriente dans une mesure considérable, la pensée éthique et anthropologique des philosophes arabes. Pour analyser les modalités de cette présence du « paradigme médical » dans la philosophie arabe l’auteur s’appuie sur plusieurs notions que Michel Foucault a élaborées au cours de son approche des techniques de « gouvernement de soi » et de « souci de soi », ou de « culture de soi », révélatrices de modes de pensée  régissant des systèmes de pensée et des systèmes de conduites sociales. Dans l’ouvrage qu’A. Benmakhlouf a consacré à Averroès[2], il note que le paradigme médical est inséparable d’une réflexion philosophique plus large. « Les trois philosophes importants du XIIe siècle, Ibn Bajja, Ibn Tofayl et Ibn Rochd sont certes médecins, mais la philosophie fut loin d’être pour eux une activité marginale »[3].

La pratique du droit, comme la réflexion sur ses fondements ont occupé une place importante dans l’œuvre des philosophes arabes. Pour les penseurs arabes se situant dans la continuité de la philosophie grecque et alexandrine, note A. Benmakhlouf, « ce n’est pas parce que le droit musulman prend sa source dans le texte sacré qu’il est contraire à l’intellect » (p. 154). Autant dans sa philosophie juridique que dans sa pratique du droit, Ibn Rochd par exemple trouve justifié cette compatibilité de la sagesse coranique et de l’intellect. Pour démontrer cette compatibilité. Ibn Rochd se base sur la parenté entre le paradigme de la connaissance qu’est le syllogisme démonstratif et le paradigme juridique que constitue le raisonnement analogique.

Les thèmes de la pensée philosophique arabo-islamique dont l’auteur examine aussi bien les significations intrinsèques que leur rapports aux problématiques et aux concepts heuristiques de la philosophie, de la logique[4] de la linguistique et de l’histoire contemporaines, sont nombreux et l’on ne saurait les évoquer tous ici. Au demeurant son objectif est loin d’être celui d’une énumération exhaustive des thèmes de la philosophie arabe, mais plutôt celui de lever la cloison qui s’est établie, en partie à cause des effets sur la pensée occidentale de la révolution cartésienne, et qui a tendu à écarter de la pensée moderne et contemporaine, les problématiques construites par la philosophie arabe et leurs prolongements dans l’Occident médiéval. La dénégation de cette période de la philosophie n’a pas lieu d’être et ce livre a le mérite de le montrer en établissant qu’« une communication » entre les thématiques de la philosophie arabe et les développements de la logique, de l’ontologie et de la science juridique modernes, a lieu dans les faits explicitement ou le plus souvent implicitement.

On est conforté à la lecture de cet ouvrage, dans la conviction qu’il est indispensable que les conditions didactiques d’une familiarisation avec les thématiques et les textes de la philosophie arabe soient réunies dans nos établissements secondaires et supérieurs. Loin de constituer un obstacle à l’appréhension des œuvres philosophiques post-cartésiennes, l’intégration des textes de la philosophie arabe à la culture des lycéens et des étudiants contribuerait au contraire certainement à les introduire aux débats philosophiques contemporains.

 

Notes

 

[1] Cet ouvrage a fait l’objet de plusieurs traductions ; on peut renvoyer à celle de Dominique Mallet, Institut Français de Damas, 1990.

[2] Ali Benmakhlouf, Averroès, Paris, Editions Perrin, 2015, 256 pages.

[3] Idem p. 41.

[4] Les pages que consacre A. Benmakhlouf aux rapports entre la logique aristotélicienne et arabe et les recherches logiques récentes sont particulièrement pertinentes, à la mesure de la culture qui est la sienne en logique contemporaine ; il est en particulier l’auteur de plusieurs ouvrages sur Russel et Frege. « Entre le médiéval et le contemporain note ainsi l’auteur, il est des rencontres philosophiques inattendues : Saint Thomas d’Aquin et Wittgenstein, Frege et Averroès. La philosophie contemporaine anglo-saxonne a mis en évidence une forme de transcendance de la pensée par rapport à l’homme ou du moins par rapport à la psychologie humaine », (p. 27).

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