Intellectuels, nationalisme et idéal panafricain. Perspective historique.
de Thierno Bah (dir.) CODESRIA, 2005, 186 pages
ISBN : 2-86978-161-x. Prix : £12,95
ISBN : 2-86978-161-x. Prix : £12,95
Établir le rapport entre une catégorie d’acteurs politico-intellectuels que sont les Intellectuels africains et afro-américains, un mouvement politique qu’est le nationalisme qui soit dit en passant, n’avait rien à voir avec le nationalisme ethnocentriste européen et un vrai idéal qu’est le panafricanisme, n’est pas chose évidente. Le CODESRIA en choisissant pour thème de débat à l’occasion de la commémoration du trentième anniversaire de sa création, a réussi un véritable tour de force, en invitant quelques trois cents chercheurs issus de tous les horizons géographiques et scientifiques, pour faire un premier bilan de l’évolution de l’histoire intellectuelle moderne africaine à travers ses courants de pensée dominants, son mouvement politique et ses penseurs qui, depuis plus d’un siècle ont porté leurs idéaux d’hommes libres ou d’hommes tout court, souvent dans l’incompréhension et l’indifférence les plus totales, exceptés cependant quelques cercles d’intellectuels et d’artistes occidentaux engagés qui ont accompagné sans aucune forme de patronage tutélaire leurs camarades intellectuels et artistes noirs dans leur quête des idéaux esthétique et politique. De l’aveu même du coordinateur Thierno Bah, l’ouvrage ne représente qu’une infime partie des très nombreuses communications présentées à cette occasion.
Néanmoins, le grand mérite pour lui a consisté à mener son travail de coordination en rassemblant avec intelligence des contributions sous forme de chapitres, si comme, il s’agissait de charpenter un livre, en thématisant chaque partie et ce, dans un domaine, telle que l’histoire intellectuelle, qui peut paraître de prime abord antinomique en ce qui concerne le passé de l’Afrique, tant elle a été pendant des décennies marquée par le préjugé selon lequel elle ne serait capable que de produire une “pensée primitive”. Les courants de pensée, moteur des grandes civilisations paraissaient être jusque-là réservés aux aires géographiques réputées pour avoir été les seules dans l’histoire de l’humanité à avoir donné naissance à des courants de pensée et des idées porteuses de valeurs humaines.
En guise d’introduction Thierno Bah a établi d’emblée, une remarquable mise en perspective historique de l’évolution idéologique des différentes catégories d’acteurs politico-intellectuels que, sans cette introduction, nous aurions eu quelque peine à synthétiser en essayant de démêler l’écheveau des idées contenues dans chacune des contributions retenues.
À cette fin, l’ouvrage est organisé en quatre parties. La première partie aborde le thème des «trajectoires du nationalisme». Ceci nous fait comprendre que s’il a existé un seul nationalisme africain, ses sources d’inspiration idéologiques et trajectoires ont été en revanche aussi nombreuses que variées. C’est ce qu’essaient d’expliquer les trois contributeurs Yacouba Zerbo, Abdoulaye Gueye et Tayeb Chenntouf. Une mention cependant particulière pour la contribution d’Abdoulaye Gueye pour le très intéressant historique qu’il donne de la fondation de la revue Présence africaine et de la naissance de la Fédération des Étudiants d’Afrique Noire en France (FEANF) et de son organe l’Étudiant d’Afrique Noire, sur lesquelles nous y reviendrons plus longuement.
La deuxième partie, n’en est pas moins intéressante, puisqu’elle essaie de remonter aux origines historiques du panafricanisme tout en essayant d’établir des comparaisons entre lui et le nationalisme et, de s’interroger sur ses perspectives. Cette tâche est dévolue à Amady Aly Dieng et Seydou Ouédraogo.
La troisième partie, regroupe quatre chapitres signés par Khalid Chegraoui, Hassan Remaoun, Joachim Emmanuel Goma-Thetet et Antoine Tine, qui nous font pénétrer de plain pied dans la problématique des environnements doctrinaux (idéologie, religion, ethnocentrisme, nationalisme, marxisme) et figures fondatrices et représentatives du panafricanisme (Frantz Fanon, Cheikh Anta Diop, Léopold Sédar Senghor).
La quatrième partie est consacrée au thème de l’intégration régionale. Daniel Abwa revisite ce qui tient plus du rêve américain que de l’idéal panafricain de Kwame N’krumah de son plaidoyer pour un projet des États-Unis d’Afrique, un dépassement en somme de l’Organisation de l’Unité Africaine, née au lendemain de l’euphorie des indépendances.
Enfin, en guise de conclusion du débat,Thierno Bah se pose avec une rare lucidité sous forme d’un «plaidoyer de la dimension régionale», la question de la possibilité que pourrait avoir pour l’histoire en Afrique la prise en ligne de compte de l’existence d’un cadre géographique. La question qu’il pose s’adresse en premier lieu aux historiens qui sont invités à «réfléchir sur les questions liées à la théorie et à la méthodologie d’une historiographie propre à la région, ainsi qu’à l’éthique de notre discipline, au regard des aspirations profondes des peuples africains à une plus grande intégration politique et économique. Il est apparu, ajoute-t-il, que l’État-nation présente des limites et des ambiguïtés nécessitant un élargissement des perspectives. La région, qui offre une relative homogénéité, constitue dans le contexte actuel un cadre approprié pour une adéquate combinaison d’analyses à la fois comparatistes et holistiques de différents phénomènes et processus historiques, aptes à conforter les dynamiques d’intégration.»
À travers un certain nombre de contributions, nous avons essayé de nous interroger sur les conditions historiques, culturelles et idéologiques d’émergence de la fonction d’intellectuel en Afrique, tourmenté par l’obsession des origines et l’illusion des idéologies identitaires. Est-ce qu’en Afrique, le nationalisme en tant que mouvement politique est né avant l’idée de Nation qui est la conscience de vivre un destin commun? Ou est-ce que cette idée de destin partagé qui a nourri le rêve de tant de militants et d’intellectuels indépendantistes de vivre un jour ensemble dans une entité qui va au delà des structures communautaires traditionnelles et des cadres sociaux et ethniques archaïsants et qu’on pourrait appeler Nation ? Questions, en réalité hallucinantes si on se reporte aux tragédies vécues au lendemain des indépendances par la grande majorité des pays africains.
C’est sur l’un des aspects de cette double question que Yacouba Zerbo introduit le débat en retraçant la genèse et l’évolution du nationalisme. Celui-ci, aurait résulté «de la prise de conscience des élus africains, participant aux assemblées métropolitaine. Ayant constaté que la majorité gouvernementale métropolitaine n’était pas disposée à accepter les évolutions nécessaires, ces élus se sont engagés sur la voie du refus, de la revendication et à demander la prise en main de leur propre destinée.» Si on suit cette évolution à grands pas, on aurait très vite fait d’oublier l’importance du rôle joué par les intellectuels noirs dans la cristallisation de l’idée d’émancipation, on ne parlait pas encore d’indépendance, par le référent culturel dont le meilleur exemple en est, la notion de Négritude forgée en 1936 par deux sensibilités noires; une africaine, celle de Léopold Sédar SENGHOR et l’autre antillaise, celle d’Aimé Césaire.
Pour nous expliquer que le nationalisme ne résulte pas seulement «de la prise de conscience des élus africains»; Yacouba Zerbo enchaîne sur l’idée que le nationalisme africain avait aussi des origines américaines; en rappelant, qu’il puise ses origines «dans le rude combat, initié par les Noirs américains et antillais contre la domination blanche. Cette lutte, traduite en élan de solidarité, s’est ensuite identifié à l’union de tous les Noirs du monde dans le dessein primordial de briser l’oppression raciste des Blancs, connue sous le nom de panafricanisme.» Les grandes figures de ce mouvement : Dr Dubois (né dans un village du Massachussetts), Edward Blyden (né dans les Caraïbes), Henry Sylvester William (Trinidad), Marcus Aurelius Garvey (Jamaïque), Jean Price Mars (Haïti) et Georges Padmore (Les Antilles) ont été les inspirateurs idéologiques de plusieurs générations d’intellectuels africains antillais et afro-américains, vivant à Londres, à Paris ou enseignant dans les universités américaines. L’idéologie panafricaine a connu sa pénétration en Afrique anglophone à travers l’action politique de Georges Padmore, de Namdi Azikiwe et de Kwame N’kruma. Ils seront relayés de nombreux leaders politiques, Kwame N’krumah lui-même, Julius Nyerere, Sékou Touré, Jomo Kenyata, Gamal Abd El- Nasser...
Seulement, le nationalisme africain a aussi ses excroissances qui ont nuit à son épanouissement et freiné ses aspirations premières. Ses excroissances ont pour noms : nationalisme territorial ou micronationalisme et nationalisme révisionniste avec ses sous-produits : les révisionnismes annexionniste et irrédentiste.
En fin de compte, Yacouba Zerbo arrive à la conclusion que «le nationalisme africain n’a pas servi la cause africaine au lendemain des indépendances. En s’inscrivant dans la logique du panafricanisme, le nationalisme africain par le dynamisme des nouveaux leaders africains voulait apporter un changement radical dans les rapports entre les puissances coloniales et l’Afrique[..] Mais, ajoute-t-il, transplanté en Afrique, ce panafricanisme, mué en un nationalisme purement africain n’a pas réussi à dominer et à intégrer les réalités existantes en Afrique. L’implantation du colonialisme suite à la balkanisation du continent, la création d’institutions politicoadministratives et l’émergence de petites autonomies localisées, ont vite fait d’apporter la contradiction au nationalisme africain naissant.»
Dans le même sillage, s’inscrit la contribution d’Abdoulaye GUEYE, qui essaie de déceler chez les nationalistes africains en France le lien entre l’obsession de la «race» et celle du territoire. L’auteur avertit qu’il s’agit tout d’abord d’un travail de recherche qui en est au premier stade de la réflexion ce qui n’enlève rien d’ailleurs à la pertinence de ses observations. Il ambitionne de démontrer à travers la littérature récente produite sur les mouvements noirs à travers le monde, dans quelle mesure le travail d’idéologisation mené par les milieux intellectuels africains en France pouvait être replacé dans une dimension d’«espaces transnationaux noirs». Cette idée de transnationalité des mouvements noirs qui aurait été en somme, développée par les universitaires noirs américains selon laquelle on «présuppose que la tendance générale des mouvements noirs, au moins à partir des années 1920, n’a pas été de s’auto-définir comme étant au service d’une population localisée dans un espace national fixe; au contraire ils se voulaient transnationaux, c’est-à-dire à cheval sur une multiplicité de lieux et inclusifs, tant par leurs discours que par leur structure organisationnelle, de toute une entité biologique spécifiquement désignée, “la race noire”, ou parfois la “communauté noire”.»
Tout le cheminement argumentaire qu’emprunte Abdoulaye Guèye pour étayer son analyse du transnationalisme noir, s’appuie sur trois modèles d’organisation intellectuelle noire en France : la revue Présence africaine, la Fédération des Étudiants d’Afrique Noire en France (FEANF) et de son organe l’Étudiant d’Afrique Noire et le Goupe Jonction.
Fondée à Paris en 1947, Présence Africaine avait constitué dès ses débuts un actif foyer littéraire, voire même politique pour de nombreux intellectuels noirs africains et non africains. La nature des textes publiés en faisait le reflet de la mission de la revue telle que l’a clairement définie son instigateur Alioune Diop, un examen des «...modalités d’intégration de l’homme noir dans la civilisation occidentale [et un passage en revue] des œuvres d’art ou de pensée concernant le monde noir.»
La revue, profitant quelque peu de la tenue du 19 au 22 septembre 1956 à Paris du Congrès international des écrivains et artistes noirs, a voulu marquer à sa manière une autonomisation vis-à-vis des milieux intellectuels européens, en refusant aux intellectuels et chercheurs européens (écrivains, artistes, ethnologues, géographes etc.) qui ont depuis la fondation de Présence africaine apporté leur contribution, de prendre la parole à la tribune du Congrès. Cette attitude pour le moins inattendue, qui relève de l’exclusivisme racial s’explique d’après Abdoulaye Gueye par le fait que « à cette date, en effet, étaient déjà décelés les prodromes d’un réseau intellectuel noir transnational, qui rendaient de moins en moins indispensable le recours aux penseurs européens. Les contributions écrites d’intellectuels noirs des Amériques et d’Afrique arrivaient en grand nombre à la revue, et Présence africaine étant devenue disponible en version anglaise pour son lectorat non francophone manifestait par-là, d’une certaine façon, son implantation dans une communauté plus large que celle des lettrés africains francophones.»
En somme, le transnationalisme noir en tant que pratique politico-intellectuelle n’était pas l’objectif de la revue à sa naissance. L’équipe éditoriale après s’être essayée d’étendre son audience dans cette direction, ne mit pas beaucoup de temps pour se rendre à l’évidence de son échec, et de revenir de nouveau vers son lectorat africain francophone. Ce retour était dû à plusieurs facteurs, parmi lesquels «la crise même de la posture intellectuelle dans le monde africain, et l’affaiblissement de l’idéologie panafricaniste dans le contexte des indépendances en Afrique.» Contemporaine de Présence africaine, la Fédération des Étudiants d’Afrique Noire en France (FEANF) est née en 1950 à Bordeaux. Se réclamant à ses débuts de la représentation syndicale des étudiants africains ; elle se laissa trop vite entraîner dans l’activisme politique, en créant notamment en 1956, son propre organe l’Étudiant d’Afrique Noire.
Même si le transnationalisme racial apparaît comme sa première source d’inspiration idéologique, la Fédération n’accueillit aucun étudiant noir originaire des Antilles. Ses dirigeants qui appartenaient à une ou deux générations de différence avec ceux de Présence africaine, pratiquaient un discours totalement à contre-courant non seulement de celui de leurs aînés ; mais, également de celui des intellectuels noirs américains établis à Paris, socialisés dans un système institutionnellement ségrégationiste et raciste qui les poussa à l’exil, ceux-ci avaient presque réduit les caractéristiques de la France à son image de pays de liberté. La position de Richard Wright en constitue une excellente illustration. [...] En conséquence de leur statut politique dans ce pays, les intellectuels américains étaient logiquement enclins à prendre leur distance vis-à-vis de la cause indépendantiste des Africains.»
Ce fût la posture des intellectuels américains aussi prestigieux que Richard Wright ou Baldwin par exemple ; l’équipe éditoriale de l’Étudiant d’Afrique Noire, le leur rendait bien d’ailleurs en accordant très peu de place dans les colonnes de leur revue à leurs œuvres ou à leur culture américaine. Pour les dirigeants de la FEANF, la France reste, «une société coloniale d’exploitation exerçant une violence économique, culturelle et politique sur les populations africaines. Par conséquent, leur démarche n’était point la recherche d’une égalité entre Blancs et Noirs au sein d’une même communauté zébrée, qui s’appellerait France, tout simplement, ou communauté franco-africaine, mais l’invention d’une nation africaine souveraine; nation à pourvoir des moyens d’affirmation et de renforcement de sa spécificité culturelle à l’abri du pouvoir assimilationniste français». Par conséquent, dès sa troisième année d’existence, la FEANF à travers son organe, ne fait plus mystère de son orientation politique en faveur de l’indépendance. Celle-ci, était justifiée «par la croyance à l’impossibilité d’une égalité d’opportunités, de statut social et juridique entre Africains et Français au sein d’un empire colonial.»
Les accessions à l’indépendance de la plupart des pays d’Afrique noire, font éclater le monolithisme que connut la FEANF durant la période coloniale, jusqu’à son démantèlement complet au cours de l’année 1980. C’est à cette époque qu’apparaissent d’ailleurs, les premiers signes d’affaiblissement du mouvement intellectuel africain en France, «alternatif au mouvement hégémonique de la Négritude». En réaction à cette situation de grande crise de la fonction intellectuelle, est née en 1979 une nouvelle organisation intellectuelle du nom de Groupe Jonction. Parmi ses initiateurs figurent majoritairement des ressortissants d’origine sénégalaise rescapés de l’une des plus importantes organisations intellectuelles africaines, l’Associations des Étudiants Sénégalais en France (AESF) qui avait fini par connaître le même sort que la FEANF.
Les membres du Groupe Jonction fondent à leur tour une revue. Ils la présentent, comme une «revue africaine trimestrielle d’analyse et d’opinion». Confrontée à de graves problèmes de collaboration et à un déficit financier chronique, la revue ne connut qu’une courte existence de trois ans. Elle fut d’ailleurs l’une des rares revues africaines en France qui se soit particulièrement intéressée à la question palestinienne à laquelle elle consacra deux dossiers spéciaux bien documentés. Cette ouverture sur les problèmes politiques non spécifiquement africains, la fait figurer, parmi les revues qui manifestent leur adhésion «à la démarche caractéristique de l’intellectuel de gauche, c’est-à-dire se prononcer et s’indigner publiquement de toute forme d’oppression et d’injustice. Les Palestiniens n’intéressent le Groupe Jonction que parce qu’ils font l’objet d’oppression et d’injustice.»
En plus du nationalisme et du panafricanisme, un autre modèle idéologique a accompagné chez beaucoup d’intellectuels noirs la réflexion théorique sur leurs sociétés et nourri leurs modes de pensée et d’action, c’est le marxisme. Hassan REMAOUN dans sa contribution intitulée, «Frantz Fanon et le marxisme : une approche de la dynamique sociale et politique en Afrique coloniale et postcoloniale » prend pour modèle de son analyse de l’apport du marxisme à la pensée politique africaine, le cas du penseur noir antillais, Frantz Fanon. Il revisite à cet effet, une œuvre qui continue, dit-il très justement, à nous interpeller. Très marqué par les stigmates du racisme ambiant de la société coloniale aux Antilles; F. Fanon a vécu une double situation, de colonisation et de créolisation. Plus tard son expérience de psychiatre lui donne toute la mesure de ce que peut provoquer comme séquelles durables le processus colonial d’aliénation culturelle et parfois même mentale. Cette notion d’aliénation qu’il rencontre quotidiennement dans sa pratique de psychiatre, il la retrouve dans sa lecture du marxisme, comme catégorie d’analyse.
Ne nous éloignons pas, et revenons à ce qui a suscité notre intérêt dans la contribution de Hassan Remaoun; c’est indubitablement les larges passages qu’il consacre à la formation de la pensée fanonienne au contact du marxisme et surtout, la place qui est réservée au rôle de l’intellectuel dans son analyse des sociétés colonisées en Afrique. Fanon, «aura toujours, écrit Remaoun, en vue les spécificités identitaires qui caractérisent le continent africain, mais en opérant un dépassement de l’essentialisme, par une référence au contexte socio-économique et au paradigme de l’histoire, ce qui le pousse encore vers le marxisme.» Mais cependant, s’agit-il de la même glose marxiste avec laquelle on soumet à l’analyse les sociétés occidentales ? Que non, H. Remaoun, s’explique sur la manière dont Fanon recourt à l’approche marxiste comme « approche de la dynamique sociale et politique » pour essayer d’appréhender de plus près possible les réalités de l’Afrique coloniale et postcoloniale, même si d’ailleurs, sa
disparition prématurée, ne lui a pas permis de connaître et de vivre les avatars des indépendances; ceci ne l’a pas empêché en fait, en observateur lucide qu’il était de prévoir cette éventualité.
Le marxisme auquel eut recours Fanon aurait donc été mobilisé pour « le besoin du combat en cours », nous dirons même « des combats en cours » et, adapté au contexte africain, «c’est-à-dire en ayant toujours en vue ce que dans cette tradition de pensée et après de fastidieux débats et polémiques on désignera sous le vocable de «spécificités nationales.» Cependant, les « combats »; sous leurs multiples formes : politique, idéologique, armée etc., n’auraient aucune signification s’ils n’étaient pensés et portés par des intellectuels. Et c’est là, où nous touchons au point focal de la problématique fanonienne sur le rôle de l’intellectuel dans la société colonisée, plus proche de la
vision marxiste sur cette question ; tout en sachant, comme le dit justement H. Remaoun ce que «le contenu polysémique de cette notion d’intellectuel et les difficultés que le marxisme a eues pour l’appréhender». Fanon, considère que la Révolution, «ne peut se passer de leur apport pour l’éveil des consciences et la clarification des objectifs.» Cependant, il y’a intellectuels et intellectuels ; c’est pourquoi l’intérêt de catégorisation de ces derniers, en fonction de leurs appartenances sociales, revêt chez Fanon une importance particulière et ce, «en tant que couches sociales regroupant les travailleurs non manuels, soit du point de vue de leur fonction « d’intellectuels organiques » au sens développé par Gramsci.»
Le problème crucial pour tout mouvement révolutionnaire est celui de son encadrement politique et militaire; dans ce cas, que ce soit pour un mouvement prolétarien ou paysan; il est très rare qu’il puisse puiser en son propre sein des intellectuels cadres révolutionnaires; ceux-ci, sont issus le plus souvent d’autres classes de la société, notamment des classes moyennes ou même de la bourgeoisie. C’est pourquoi, la tâche n’est pas toujours aisée lorsqu’il s’agit de trouver des cadres dirigeants révolutionnaires qui seraient en totale symbiose avec les classes prolétariennes ou paysannes et, c’est là, fait observer Hassan Remaoun que Fanon «s’intéresse de ce point de vue aux intellectuels de la société colonisée notamment dans leurs relations aux mouvements de libération nationaux et à la paysannerie. Si l’intellectuel colonisé a reçu de la culture dominante le culte de l’individualisme, de l’égoïsme, de la subjectivité et de la récrimination orgueilleuse, il peut se transformer en rejoignant le processus révolutionnaire.»
Fanon n’a jamais cru à une révolution par le « haut » en Afrique; le rôle moteur d’une Révolution nationale doublée d’une Révolution sociale, ne serait que le fait de la paysannerie, seule capable «d’ouvrir la voie à une Unité de l’Afrique.» Nous touchons-là, au cœur même de la problématique du fanonisme. Cependant, quelle conclusion tirer de l’œuvre fanonienne un demi-siècle après ? H. Remaoun, affirme avec clairvoyance que non seulement ce rêve si cher à Fanon d’une Révolution paysanne en Afrique ne s’est pas réalisé ? mais, qu’en plus «nous assistons depuis deux décennies à un reflux des processus révolutionnaires aussi bien en Afrique que par le monde, et les conceptions d’inspiration marxiste et socialiste en ont subi les répercussions, de façon négative bien entendu.»
Par cet ouvrage, le CODESRIA vient comme à l’accoutumée d’enrichir la bibliothèque de l’histoire africaine. Bien équilibré, il se présente tant sur le plan des thèmes choisis que sur le plan de la répartition des contributeurs comme un précieux point sur la question des intellectuels en Afrique. Les références bibliographiques en français et en anglais accompagnant les textes en plus, de leurs dimensions didactiques lui donnent une dimension éminemment historiographique. Néanmoins, nous regrettons seulement que le champ de ce riche débat n’ait pas été élargi aux intellectuels des pays africains d’expression arabe, espagnole et portugaise. En tout état de cause, l’ouvrage ne risque pas de passer inaperçu chez tous ceux qui s’intéressent de près ou de loin à l’histoire des idées en Afrique.
Auteur
Saddek BENKADA
Pagination
Pages 14-16