Identité africaine et occidentalité
de José Kaputa Lota
L’Harmattan, Paris, 2006, 195 pages
ISBN 2-296-00285-4, Prix : 17,50 €
L’Harmattan, Paris, 2006, 195 pages
ISBN 2-296-00285-4, Prix : 17,50 €
Le problème du rapport entre l’identité africaine et l’Occident est au centre d’un ancien débat dont les termes sont ravivés par José Kaputa Lota, qui s’interroge dès l’incipit sur l’existence d’une culture africaine et partant de là d’une civilisation africaine ; la culture entendue comme un « sens collectif de la conscience qui est suffisamment bavard pour révéler son sens de l’histoire et de la langue, mais suffisamment silencieux pour rendre neutres et banales ses structures, valeurs et relations »1. Si nous admettons avec l’auteur que la rencontre entre l’Européen et l’Africain est caractérisée par une relation dialectique de dominant à dominé, nous pouvons sans doute formuler l’hypothèse d’une négation multidimensionnelle de l’Africain surtout lorsque nous pensons au discours habituel des sciences sociales sur la culture et l’identité des Africains ; discours généralement articulé autour du refus de vouloir comprendre ce que cette culture africaine peut apporter à la construction de la société moderne. Ce type de relation, poursuit-il, constitue un handicap sérieux à son progrès et à son développement harmonieux. La situation d’asservissement et d’apathie que connaît l’Africain a pu bénéficier, d’après José Kaputa, de la complicité du Nègre lui-même. Et pourtant, pense-t-il, le Nègre reste le créateur de la première civilisation et son continent, le berceau de l’humanité.
De nombreux travaux2 établissent l’antériorité de la civilisation nègre sur toutes les autres, montrant qu’il a existé une unité culturelle africaine ; unité que l’on identifie par le moyen du paléo-africain qui serait la langue négro-africaine originelle de laquelle seraient issues toutes les autres langues de l’Afrique noire. Cheikh Anta Diop3 revisite pour nous l’histoire de l’humanité pour découvrir (et montrer, preuves à l’appui) que c’est bien en Afrique, dans l’Égypte noire, que se trouvent les racines de la civilisation qui donnera naissance et fécondera ce qui deviendra le berceau de l’Occident: la Grèce des philosophes et des mathématiciens. Cet apport est considérable pour la restitution de la contribution à l’Histoire universelle du continent africain. Nous conviendrons qu’il ne peut y avoir d’histoire sans un début, et il ne peut y avoir d’émancipation pour un peuple ou pour un individu sans la construction d’une conscience historique. Contrairement aux philosophes critiques et aux scientistes modernisant de tout bord, José Kaputa Lota tout comme Cheikh Anta Diop pense que le manque d’enracinement dans l’histoire africaine est la cause principale de nos égarements, errements et/ou hésitations théoriques. Dès la préface, la question posée est de savoir comment l’Afrique traditionnelle peut-elle entrer en contact avec l’Occident et pour une société plus identitaire comment l’interpénétration peut-elle être possible ? L’auteur préconise une nouvelle approche de l’identité envisagée comme un « kairos » ou « le moment opportun » où l’Africain doit reprendre l’initiative dans les projets qui engagent son avenir car le développement de même que l’idée qu’il s’en fait ne peuvent surgir de la négation de son histoire passée et présente. La véritable authenticité africaine, affirme-t-il, ne doit pas se contenter de défendre, démontrer ou illustrer la tradition africaine, mais elle doit aider l’africain à prendre conscience de ce qu’il est devenu, de ce que la violence de l’histoire a fait de lui. On comprend aujourd’hui que le problème de la préservation de l’identité et de la culture en Afrique sont inséparables du procès historique par lequel la question nationale elle-même se pose en lien étroit avec la question sociale. Et, en nous référant à Cheikh Hamidou Kane (1961)4 nous pouvons dire que l’identité culturelle constitue une fiction anthropologique qui désigne un temps historique pendant lequel un peuple se reconnaît par des valeurs précises se manifestant à travers ses pratiques, ses pensées et ses croyances. Pourquoi une fiction pourrait s’interroger le lecteur? Parce que tout simplement il est difficile de dire avec précision qu’à un temps donné tel peuple se caractérise par telles ou telles valeurs culturelles; puisque, au moment où on le dit, ces valeurs ont déjà amorcé leur trajectoire de variation et de plus aucune valeur humaine n’est pérenne.
L’ouvrage comprend six chapitres : « L’identité culturelle et la civilisation africaine », « la conception africaine traditionnelle du monde et de la société », « la traite négrière et la colonisation en Afrique », « la problématique de la décolonisation », « la réhabilitation de la culture africaine » et enfin « la revalorisation du communautarisme». Le premier chapitre essaie de répondre à la question de savoir s’il existe une culture africaine et partant de là, une civilisation africaine? Sachant que chaque peuple possède une culture propre, le lecteur ne peut songer qu’à une réponse affirmative. Si on admet que les africains ont leur culture et leur propre vision du monde peut-on conclure à l’existence d’une philosophie africaine ? Le chapitre tente d’y répondre. S’ouvrant sur la définition des notions d’authenticité, de culture et de civilisation, il se consacre aux idées d’unité culturelle africaine, de philosophie africaine et d’antériorité de la civilisation nègre. L’authenticité africaine est définie comme : « toute recherche d’identité et de renaissance de la culture africaine en même temps qu’une ouverture aux apports positifs venus de l’étranger » (p.16). Si l’authenticité est corrélative à l’universalité, comment entrevoir l’unité africaine, s’interroge l’auteur ? Citant Cheikh Anta Diop (1982), il fait ressortir clairement la similitude des problèmes et des situations des peuples africains, et ce, au delà des diversités socio-économiques et politiques actuelles entre les États.
Soulignant ainsi la relative parenté culturelle des peuples de l’Afrique et partant de la conception africaine traditionnelle du monde et de la société, il définit l’existence comme une conséquence directe de la solidarité, plaidant ainsi pour la réhabilitation du communautarisme, caractéristique fondamentale qui semble s’être dissoute, lors de la rencontre de l’Africain avec l’Occidental. A propos du discours philosophique africain, il conclut qu’il doit centrer ses préoccupations aujourd’hui sur l’être et le devenir existentiel de l’homme africain pour lequel « le coup de massue » c’est à la fois l’esclavage et la nuit coloniale. La reconnaissance de sa civilisation peut permettre au Négro-africain de se réhabiliter vis-à-vis de soi-même et des autres. Elle peut ainsi justifier la nécessité d’une culture africaine par rapport au « travail de sape, de perversion, de défiguration et de dévalorisation totale de son histoire par la colonisation » (p.57).
José Kaputa Lota relance le débat sur la problématique de la préservation des valeurs culturelles africaines, face aux enjeux de l’occidentalité. Les élites africaines sont sans cesse interpellées autour du phénomène du mimétisme qui peut probablement être perçu comme un des obstacles majeurs au développement économique et social. Face à ce mal rampant qui prend les allures d’un syndrome à évolution insidieuse, Pogba Gbanacé5, pour sa part propose aux Africains une profonde remise en cause de leurs modes de pensée et d’action. L’auteur lance un vibrant cri d’alarme, pour les cultures africaines menacées de naufrage dans l’océan de l’occidentalité. De toutes les crises qui affectent les sociétés africaines aujourd’hui, il en est une dont la prise en compte semble être reléguée au dernier plan, alors qu’elles méritent d’être au cœur des préoccupations de l’élite africaine : il s’agit de la crise culturelle. Les efforts de réflexion portent beaucoup plus sur les crises politiques et économiques, lesquelles ne sont rien d’autres que les conséquences de la crise culturelle. Axelle Kabou6, à son tour, nous invite à consacrer une étude entière à l’ampleur de la crise culturelle. Selon elle, le refus du développement en Afrique découle directement du système idéologique postindépendances basé sur ce qu’elle appelle le « vendredisme » qui a rencontré un soutien de la part des pays occidentaux. L’auteur prône une Afrique qui s’assume elle-même, pratiquant largement et sans complexe les emprunts à l’Occident. Tout comme José Kaputa Lota, Axelle Kabou cite Nkrumah qui « a le culot de reconnaître avec le colonisateur que l’Afrique est arriérée et de le dire sans ménagement » (p 37).
Le second chapitre, consacré à la conception africaine traditionnelle du monde et de la société se subdivise en six sous-chapitres : « la famille africaine », « la vie communauté », « l’institution politique », « l’ontologie bantu », « la morale et l’idéal vital des bantu » et enfin « le sacré et l’institution religieuse ». Il ressort de ce chapitre qu’en Afrique traditionnelle l’homme se conçoit comme un être multidimensionnel, entretenant des relations avec ses semblables, ses ancêtres, Dieu et certaines forces cosmiques. A l’heure actuelle, cette conception n’a pas connu de changements. Le Négro-africain ne vit pas isolé; sa vie n’a de sens que par, dans et à travers la communauté. Ce mode de vie collectif ou communautaire est radicalement opposé à l’esprit individualiste, capitaliste. Ce que les Africains recherchent, dit-il, c’est de trouver dans leur société les conditions maximales de leur développement; ils désirent refonder une communauté basée sur l’égalité et surtout la solidarité. Leur historicité est désormais liée à la rencontre relativement féconde avec l’occidentalité.
Le troisième chapitre portant sur la traite négrière et la colonisation en Afrique interpelle les lecteurs africains sur leur responsabilité collective face à ces phénomènes qu’ils doivent considérer désormais comme faisant partie intégrante de leur histoire. A propos de la colonisation, l’auteur souligne qu’en dépit de quelques œuvres philanthropiques elle restera une période sombre dans les annales de l’histoire africaine. Il faut peut-être relire André Gide décrivant dans Voyage au Congo durant les années mille neuf cent vingt la pratique et les ravages du travail forcé et Frantz Fanon pour lequel le colonialisme n’était ni une machine à penser, ni un corps doué de raison mais une violence à l’état brut7. Il faut également revisiter « l’existentialisme » de Sartre exprimant clairement en ces termes : « la violence coloniale ne se donne pas seulement le but de tenir en respect ces hommes asservis, elle cherche à les déshumaniser … »8 . Cependant il faut aussi se demander si la traite négrière et la colonisation sont les uniques responsables de nos maux actuels, si elles justifient le retard accumulé dans notre développement? Tout au long de démonstrations claires, voire pédagogiques, l’auteur fait œuvre d’historien, ne se contentant pas de relater les faits dans le sens où il analyse pour nous les nombreux effets de la colonisation. La colonisation comme la traite négrière constitue une page tournée de notre histoire, affirme-t-il, mais malheureusement une page non encore fermée du fait de l’émergence du néocolonialisme.
Le quatrième chapitre est consacré à la problématique de la décolonisation africaine. Le lecteur peut éventuellement s’étonner de voir l’auteur consacrer tout un chapitre à la décolonisation alors que la colonisation a théoriquement pris fin il y a de cela plusieurs années ; la raison en est que la décolonisation de l’Afrique est loin d’être achevée, en particulier sur le plan mental et conceptuel. Nous serons d’accord pour dire que toute décolonisation qui utilise les structures coloniales alors même qu’elle cherche à exprimer son indépendance est vouée à l’échec. Une décolonisation authentique requiert une rupture définitive avec les structures coloniales. Malheureusement, cette rupture définitive n’a pas eu lieu en Afrique. Les mécanismes de contrôle mental mis en place au moment de la colonisation du continent, dans une large mesure, aidés par d’autres instances tels que les médias et les différentes ONG. José Kaputa Lota parle d’illusion de la liberté, caractérisant les indépendances africaines comme des pseudo-indépendances. En dépit de leur accession à la souveraineté, ajoute l’auteur, dans le prolongement des travaux de Mabikan Kalanda9, les pays africains manquent d’autonomie parce que leurs dirigeants politiques ont laissé subsister l’ancien régime colonial, sans aucune modification.
Dans le cinquième chapitre, quelques courants de pensée relatifs à la réhabilitation de la culture africaine sont passés en revue : le panafricanisme introduit en Afrique par Nkwame Nkrumah, la négritude selon les conceptions d’Aimé Césaire, de Léon Damas et de Léopold Senghor, le socialisme africain « cheval de bataille » de Senghor et de Nyerere et enfin le recours à l’authenticité comme idéologie culturelle africaine lancée par Mobutu Sese Seko; courants de pensée se complétant les uns les autres et présentant quelques avantages dans la mesure où ils font une percée historique dans la tradition africaine, même s’ils pêchent par le manque de prise en compte des phénomènes économiques. L’authenticité africaine souligne l’auteur n’est pas hermétique aux apports positifs des autres authenticités. Elle est perméable à la contribution positive de la culture occidentale mais pour cela, ajoute-t-il, il est nécessaire de se connaître soi-même et de connaître son patrimoine. Dans cette optique, il nous invite à tirer de l’héritage occidental non pas l’intégralité des éléments mais ceux qui peuvent servir à notre développement.
Le dernier chapitre consacré à la revalorisation du communautarisme, plaide pour la réactualisation de l’esprit communautaire dans le but de faire progresser l’homme africain. Le communautarisme dont il s’agit devrait selon l’auteur être libéré de tout parasitisme ; autrement dit purifié de tout aspect négatif. La mentalité africaine privilégie comme valeurs la solidarité et l’égalitarisme ; valeurs qui trouvent leur pleine essence dans le communautarisme, prélude au socialisme, décrié en Occident. Le modèle de socialisme proposé dans l’ouvrage consiste en une africanisation de l’économie qui ne remplacerait pas les monopoles internationaux par des capitalistes nationaux mais qui ferait du gouvernement de chaque pays le chef de clan élargi au niveau national. Chaque État ressemblerait à un clan moderne et son chef serait le responsable de tous les clans, dirigeant ainsi la vie économique et répartissant les bénéfices du travail communautaire entre les différents acteurs ou tribus. L’argument de taille de ce modèle étant qu’aucun projet économique ne peut parvenir à des résultats s’il ne s’inscrit pas en harmonie avec le système cognitif et social des masses africaines.
La conclusion de l’ouvrage débute par une invitation adressée aux chercheurs pour la prise en considération du concept de communautarisme dans l’élaboration de leurs théories de développement du continent. Elle se poursuit par la suggestion d’une stratégie basée sur le modèle traditionnel qui d’une part permettrait de satisfaire les besoins élémentaires de la majorité et d’autre part de miser sur la diffusion maximale du savoir de sorte que la société dans son intégralité soit un système éducatif. Pour mettre fin au sous-développement, José Kaputa Lota pense qu’un changement de démarche de la part de l’Africain s’impose. La revalorisation de l’identité africaine et de son communautarisme permettra à coup sûr de reprendre l’initiative dans les actions qui engagent l’avenir de l’africain et d’établir un partenariat de type nouveau avec l’Occidental, un rapport d’enrichissement culturel mutuel.
Notes
1 Collins Airhihenbuwa, ‘Théorisation de l’identité culturelle et du comportement dans la recherche en sciences sociales’ CODESRIA Bulletin, N° 3 & 4, 2005, Page 17.
2 Théophile Obenga, Joseph Ki-Zerbo, de l’Américain Chancellor Williams et du Français Amelineau.
3 Cheikh Anta Diop, Civilisation ou Barbarie, Présence Africaine, Paris, 1981, p. 391. Voir également Cheikh Anta Diop, Parenté génétique de l’égyptien pharaonique et des langues négro-africaines, IFAN-NEA, Dakar, 1977, p. xxv.
4 Cheikh Hamidou Kane, L’aventure ambiguë, Paris, Ed. Julliard, 1961.
5 Pogba Gbanacé, Modernité africaine = occidentalité, Éditions L’Harmattan, 2006, 104 pages.
6 Axelle Kabou, Et si l’Afrique refusait le développement, Paris, Éditions L’Harmattan, 1991.
7 Frantz Fanon, Pour la révolution africaine. Écrits politiques, Paris, François Maspero, 1969.
8 Jean-Paul Sartre, Préface à Frantz Fanon « Les damnés de la terre », Paris, François Maspero, 1961.
9 Mabica Kalanda, La remise en question. Base de la décolonisation mentale, Bruxelles, Ed. Remarques Africaines, 1967.
2 Théophile Obenga, Joseph Ki-Zerbo, de l’Américain Chancellor Williams et du Français Amelineau.
3 Cheikh Anta Diop, Civilisation ou Barbarie, Présence Africaine, Paris, 1981, p. 391. Voir également Cheikh Anta Diop, Parenté génétique de l’égyptien pharaonique et des langues négro-africaines, IFAN-NEA, Dakar, 1977, p. xxv.
4 Cheikh Hamidou Kane, L’aventure ambiguë, Paris, Ed. Julliard, 1961.
5 Pogba Gbanacé, Modernité africaine = occidentalité, Éditions L’Harmattan, 2006, 104 pages.
6 Axelle Kabou, Et si l’Afrique refusait le développement, Paris, Éditions L’Harmattan, 1991.
7 Frantz Fanon, Pour la révolution africaine. Écrits politiques, Paris, François Maspero, 1969.
8 Jean-Paul Sartre, Préface à Frantz Fanon « Les damnés de la terre », Paris, François Maspero, 1961.
9 Mabica Kalanda, La remise en question. Base de la décolonisation mentale, Bruxelles, Ed. Remarques Africaines, 1967.
Auteur
Aïcha BENAMAR
Pagination
Pages 12-13