Mythes et réalités d’un désert convoité : Le Sahara Abed Benjelid
de Jean Bisson
L’Harmattan, Paris, 2003, ISBN : 2-7475-5008-7, 479 pages, 40 Euro.
L’Harmattan, Paris, 2003, ISBN : 2-7475-5008-7, 479 pages, 40 Euro.
Ouvrage documenté, cette synthèse portant sur le Sahara présente une formidable somme d’informations, fruit d’un demi-siècle de recherches effectuées par Jean Bisson sur le terrain de différents pays (Algérie, Tunisie, Libye, Mauritanie) et complétées par des incursions dans les pays de la frange saharo-sahélienne.
Couvrant 8.500.000 km2 et habité par 7.000.000 de personnes, ce milieu naturel aride chevauche sur l’Afrique du Nord et l’Afrique subsaharienne ; c’est dire là, la portée de son rôle géostratégique en ce début de millénaire caractérisé par la mondialisation et la protection de l’environnement. Dans cet ordre d’idées, cet espace naturel est une zone d’échanges multiformes qui, dotée d’énormes ressources minières et énergétiques, reste géographiquement fractionnée entre huit États africains (reconnus). Certes, il demeure caractérisé par un sous-développement de niveau différencié, mais il connaît, depuis la période de la décolonisation de l’Afrique des transformations démographiques, économiques et spatiales indéniables. Par tous ces éléments d’analyse, le Sahara apparaît aussi, dans le texte présenté, comme une zone de conflits politiques récurrents en raison des enjeux territoriaux et économiques, c’est-à-dire un désert convoité tant par des pouvoirs étatiques africains en place que par les grandes puissances mondiales.
La lecture attentive de ce livre structuré en six parties, nous permet de hiérarchiser les idées exposées par l’auteur. Ainsi, à côté des multiples permanences décelées et étudiées dans les différents secteurs géographiques sahariens par Jean Bisson, nous tenons à souligner la place accordée aux diverses mutations enregistrées sur le terrain durant la décennie des années 1950, voire celle des années 1960. Une des métamorphoses les plus significatives se rapporte à la croissance démographique, car « depuis les années 1955-62, qui ont été celles du début de l’exploitation des richesses du sous-sol et de l’accession à l’indépendance de divers États se partageant l’espace saharien, la population du Sahara s’est accrue d’environ 5.000.000 de personnes : il s’agit d’une croissance inconnue jusqu’alors ». En effet, cet espace ne perd plus de population, la retient et même en attire. En ce sens, l’urbanisation est un constat tout à fait concret. La multiplication des villes permet de dessiner l’armature urbaine saharienne qui est
géographiquement déséquilibrée ; en effet, « les villes les plus nombreuses se situent sur la frange septentrionale du Sahara ». L’affermissement de la trame urbaine donne implicitement une idée sur l’intensité des migrations humaines en direction du Sahara, que ce soit à partir de son Nord ou de son Sud ; bien plus, l’auteur donne enfin des exemples d’intégration urbaine de populations soumises à une mobilité plus ou moins forte (ruraux du Gourara, Touaregs de différents États, jeunes migrants subsahariens…). La notion d’urbanité, voire de citadinité, est introduite à travers des études de cas portant sur des villes neuves (villes du commerce, villes du pétrole, villes de la pêche, ville de la gestion administrative…) et sur des cités de vieille tradition urbaine (Ghardaïa en Algérie).
La deuxième mutation la plus significative concerne le rôle de l’État en tant que pouvoir politique traçant des programmes de développement et de financement ; « ainsi, la promotion des régions sahariennes n’a pu atteindre un tel degré (de développement) que parce que les dirigeants des États ont pris la mesure de l’enjeu que constitue la possession de l’espace et l’intérêt qu’il peut représenter en poids économique, militaire, politique, diplomatique, voire symbolique… ». Les diverses actions d’aménagement territorial (découpages administratifs, promotion administrative d’agglomérations, grands travaux d’infrastructure, équipements collectifs, habitat…) sont illustrées par des cartes redessinées pour ce texte. N’oublions pas enfin, la place notable accordée par l’auteur aux conflits politiques entre des États africains et/ou des groupes d’ethnies (Sahara Occidental, révoltes des Touaregs, différend portant sur la Bande d’Aouzou…).
L’oasis, finage modelé par de vieilles sociétés maîtrisant le savoir-faire hydraulique, est qualifiée de «monument historique» par l’auteur, en dépit des tentatives récentes de réhabilitation de palmeraies. La maîtrise hydraulique est approchée à travers les différents modes de techniques d’irrigation pratiquées localement (foggaras du Gourara et du Tidikelt en Algérie, seguias du Ziz-Tafilalet au Maroc, forages du Jérid en Tunisie…). Les contraintes rencontrées dans la réhabilitation des palmeraies sont progressivement levées grâce à un apport d’eau, permis par l’introduction massive de motopompes, en vue de soutenir le débit des foggaras et ce, après ‘‘la liberté’’ accordée à la population servile des Harratins spécialisés dans l’aménagement et l’entretien des foggaras. Si ces techniques d’irrigation traditionnelle, mises en place par de vieilles sociétés hydrauliques, semblent condamnées à long terme car impliquant une production agricole faible, les pouvoirs politiques centraux ont logiquement tenté de mettre en valeur de nouveaux périmètres d’irrigation grâce aux énormes potentialités des nappes fossiles sahariennes.
Le développement agricole programmé sur la marge saharo-sahélienne n’a jamais atteint la même ampleur que celui concrétisé sur la frange saharo maghrébine. Il faut dire que l’agri-business au désert est principalement pratiquée par les pays pétroliers comme la Libye et l’Algérie. Ailleurs, en raison d’handicaps multiples (pédologie, eau, structures sociales, disponibilités financières, éloignement des sources de décision et du marché de consommation, …), les actions demeurent bien modestes, voire prudentes comme c’est le cas dans le Sud tunisien. Les réalisations agricoles modernes sont spectaculaires grâce à « l’installation de rampes-pivots regroupées en grands ensembles (Gassi Touil, Touat… en Algérie, Al –Maknusah-Barjuj au Fezzan, Koufra dans le Désert Libyen) ou, plus rarement, isolées auprès d’oasis, a paru le moyen le plus prometteur d’obtenir rapidement une production massive de céréales : n’est-on pas allé jusqu’à qualifier de ‘stratégique’ ce type d’agriculture ? ». En dépit du volontarisme imprimé par les politiques étatiques, ce type d’agriculture apparaît encore fragile et Jean Bisson se demande s’il est « possible d’envisager l’avenir agricole du Sahara à partir de tels programmes de développement qui réclament un suivi technique, difficile à assurer, et une parfaite maîtrise des conditions de l’environnement désertique ». Devant permettre de réduire la dépendance céréalière, cette agriculture connaît aussi des échecs retentissants, notamment chez les entrepreneurs privés en Algérie, voire en Libye où les grands périmètres appartiennent au secteur public qui prend en charge l’entretien onéreux de ses installations techniques.
Localement, une agriculture péri-urbaine fondée sur les cultures fourragères et maraîchères, développée au sein de petites exploitations familiales, connaît un grand succès comme dans les Ziban (Algérie) ; profitant de marchés urbains littoraux proches, les petits propriétaires ont permis un « remarquable développement agricole des Ziban (qui) illustre la formidable capacité dont sont capables des communautés rurales», et ce, dans des conditions climatiques extrêmes. Toute cette production agricole, provenant des nouveaux périmètres de mise en valeur et des vieilles palmeraies, donne lieu à une circulation marchande en direction à la fois du Maghreb (céréales, dattes, maraîchage) et de l’Afrique subsaharienne (dattes vendues au Niger et au Mali, approvisionnement des pays du Maghreb en bétail). Ces relations commerciales, encore bien modestes, sont symbolisées par la tenue annuelle de la grande foire africaine de l’Assihar de Tamanrasset (Algérie), qui attire des commerçants venus de tous les pays de la région (Algérie, Mali, Niger, Libye, Tunisie, Mauritanie …).
La fin de l’ouvrage comporte une série d’études de géographie régionale (le Bas Sahara algéro-tunisien, le Centre-Ouest saharien des vieilles paysanneries, le Désert mauritanien, le Sahara Touareg,…) qui font ressortir l’extrême diversité des espaces, des ethnies et des problématiques de développement posées à chacun d’entre eux. Dans ce Sahara, partagé entre les différents pays africains, les mutations rapides restent complexes. Quant à la recomposition tribale, elle est loin d’être achevée face à des États-nations- pour certains- en voie d’affermissement. Dans cet immense désert qui a basculé en un demi-siècle dans l’urbanité, les échanges formels, les trafics informels et la mobilité des hommes prennent de la consistance à travers des frontières politiques, au demeurant bien difficiles à contrôler.
Fin connaisseur de l’espace saharien qu’il a parcouru durant des décennies, Jean Bisson nous laisse en héritage une œuvre de qualité, cinquante ans après celle de son maître Robert Capot-Rey. Le déroulement des idées est enrichi par de nombreuses études de cas réalisées au cours de sa vie de chercheur ; par ailleurs, il déconstruit avec brio et humour toute une collection de ‘mythes sahariens’ et étale son savoir scientifique. C’est dire le plaisir qu’éprouve le lecteur à le suivre tout au long de l’ouvrage!
Auteur
Abed BENDJELID
Pagination
Pages 14