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Penser La (Post) Colonie

Dans la postcolonie, il subsiste du colonial »1 : tel est le leitmotiv de la réflexion de Seloua Luste Boulbina, philosophe qui poursuit depuis plusieurs années, d’exigeantes recherches sur la colonie et la postcolonie. « Colonie » et non « colonisation » se plait-elle à préciser car n’évoquer que la seconde, c’est demeurer dans les rets du langage et de l’idéologie coloniale, ou du moins, c’est continuer à parler du « point de vue » de l’État colonial, à penser que le seul lieu d’énonciation possible soit celui qu’occupent les excolonisateurs. Or, « si le XIXe est, pour la France, celui des colonisations, le XXe siècle est celui des colonies. »2 Ou encore, les colonies sont l’envers des empires3. Conférer un droit de cité à ce qui n’est encore qu’une « réalité-fantôme », c’est l’enjeu, tout à la fois politique et épistémique, du travail de Seloua Luste Boulbina.
 
Cette occultation de la colonie au profit de la « colonisation » a des effets multiples ; elle est en particulier responsable du malheureux amalgame des notions d’indépendance et de décolonisation : la  décolonisation « ne doit pas être confondue avec le combat anticolonialiste en vue des indépendances des pays sous domination étrangère »4. L’indépendance n’est en aucun cas l’achèvement de la décolonisation ; elle n’en est que la condition de possibilité : « les indépendances ne sont que le début de la décolonisation. Il faut travailler philosophiquement autrement et penser la colonie »5 tout le « travail » demeure donc à faire. On ne fait pas table rase du passé.
 
Or la décolonisation, patient travail de déprise, de rupture, de libération, concerne tout aussi bien l’ex-colonisé que l’excolonisateur ; la France – et les pays colonisateurs – est elle aussi un espace postcolonial : elle est affectée par les indépendances, par son passé d’empire, etc6. La décolonisation est sans rapport avec la « repentance » et la « réparation ». Ces dernières en effet ne font que répéter, reproduire l’image de l’autre en tant que dénué de pouvoir d’agir propre, dénué de vie, en tant que négation du colonisateur, en tant donc que non-être ou néant ainsi que Frantz Fanon puis Achille Mbembe l’ont démontré. La victimisation n’est en quelque sorte que la continuation de la domination coloniale par d’autres moyens. « La victime muette (…) est, au mieux, une cause à défendre, mais jamais quelqu’un »7. De même la tolérance – invoquée par exemple lors de l’affaire du « foulard islamique » – n’est peut-être qu’un autre nom de la poursuite des relations inégales. Car on ne tolère jamais que ce qui est manifestement une erreur (aucun relativisme dans la tolérance) ; et la vérité face à l’erreur est en situation d’aplomb ; c’est à elle de décider du sort qu’elle entend réserver (« en toute humanité ») à ceux qui s’égarent8. On est très loin du souhait d’Edward Saïd de reconnaître qu’« il y a deux côtés »9 et non le seul colonisateur face à un objet inerte, au mieux ré-actif.
 
C’est en ce lieu que se situe la critique (dure à avaler pour certains…) du travail des historiens – et plus généralement de la « culture historique » – par Seloua Luste Boulibna. Le tort de l’historien, dit-elle, c’est souvent de désir imputer des fautes plutôt que d’établir des faits. C’est « de se débarrasser de la souffrance présente du passé par quelques plaintes, quelques accusations bien senties »10. Quant au fait de réduire (historiographiquement) la décolonisation à la rupture politique, c’est en réalité l’éluder en tant que problème et objet de réflexion : « Dans la plupart des cas, le discours et le langage de l’histoire ne sont pas (encore) décolonisés »11. Des représentations coloniales sont ainsi transmises « à l’insu de ceux qui souhaiteraient s’en écarter. »12
 
Ce qu’il faut, ce ne sont pas des victimes ou des gens que l’on tolère, mais des « acteurs et des témoins »13. L’erreur, c’est d’« assimiler le témoin et la victime »14, et par conséquent le témoignage et la vengeance ». Cependant, peut-il y avoir des témoins dans les colonies ? C’est là une question de possibilité et non simplement de fait – question que posait déjà Kafka avec Dans la colonie pénitentiaire. « La colonie est frappée par l’absence de tiers (…) L’enfermement qui y prévaut ne rend-il pas très difficile toute extériorité à l’intérieur de la colonie ? »15 Plus important encore est que pour être acteur et témoin, il faut pouvoir parler et pouvoir être entendu. La
parole, qui se distingue de la voix, signe l’entrée dans le champ du politique (Aristote). Or, ce qui « subsiste de colonial » dans la postcolonie, c’est peut-être avant tout la négation de l’autre en tant que « corps parlant », en tant que sujet de parole, c’est-à-dire en tant que sujet pouvant s’exprimer en 1re personne. La situation est-elle si différente aujourd’hui de celle qui voyait les Français se plaindre de ne pas trouver en Algérie d’« interlocuteurs valables » ? « Ils disaient ne pas trouver de personnes qui parleraient. Leurs propos ne seraient que du charabia. »16. C’est que l’indigène, le colonisé, ne se dit jamais qu’à la 3e personne ; et ainsi que l’a montré Émile Benveniste, cette tierce personne n’est qu’une pseudo-personne ; avec elle, il n’y a aucune « corrélation de subjectivité » ; la 3e personne, celle dont on parle mais qui ne parle jamais, c’est la « victime », le « corps muet », le « sujet passif ».
 
À cela, il est nécessaire d’opposer ce que Seloua Luste Boulbina appelle une « politique de l’amitié » : « Une politique de l’amitié commence, particulièrement dans le domaine intellectuel, lorsque la parole se prend (et se donne) en première personne, sans intermédiaire(s). S’il y a du silence dans l’amitié, il n’y a pas, en effet, d’amitié muette»17. Ainsi apparaissent enfin des interlocuteurs ; ceux-ci n’ont plus rien de commun avec ces « évolués », ces « notables » et « caïds » voulus et « choyés » par le pouvoir français. La politique de l’amitié est une politique de l’intersubjectivité ; une politique du soi, des relations et non une politique de l’identité. Car reconnaître et promouvoir les identités « c’est ne pas parler mais endosser, une fois de plus, le vieil habit de l’exemplaire: en tant que femme, en tant qu’arabe, en tant que noir, etc. »18
 
L’amitié s’offre par ailleurs comme authentique critique de la famille, ou plus précisément de la « schématique de la filiation » (Derrida). Les « politiques familiales», ce sont celles qui en appellent au passé et au patrimoine commun19– au détriment du présent –, qui revendiquent l’origine comme critère d’appréciation de revendications taxées a priori d’« identitaires ». L’image de la famille, c’est elle encore qui fait taire toute parole sur la colonie ; car cette dernière relève du « secret de famille », de ce que chacun sait, mais aussi refuse de connaître ; le familier, c’est ce dont on ne parle pas. La familiarité de l’Algérie dans la « culture historique » se présente comme véritable « obstacle épistémologique » à la compréhension des colonies20. « C’est parce que le langage est familier que tout paraît normal. Comme on le voit, le langage de la France contemporaine est un langage colonial qui a sa syntaxe (l’élision du sujet – colonisé – est systématique) et son lexique : la présence et le territoire en sont les maîtres mots. Dans ce langage, la colonie n’existe pas »21 La boucle est bouclée : la persistance du langage colonial dans la postcolonie est strictement corrélative du déni de la parole et de la subjectivité de l’« autre ». Démêler cette profonde intrication d’un discours et d’un silence – qui ne se comprennent qu’en référence l’un à l’autre – nous semble être la tâche fondamentale que s’assigne Seloua Luste Boulbina.
 
Cette dernière n’ignore pas les résistances à cette entreprise, résistances qui trouvent dans le langage psychanalytique leur expression adéquate. Il faut ainsi se méfier de la mémoire, ou plutôt des souvenirs écrans – tant du côté des excolonisés que des ex colonisateurs – souvenirs qui masquent le reste. Ce qu’il est nécessaire de débusquer, ce sont tous les refoulements en vertu desquels la colonie s’efface pour mieux faire retour symptomatiquement. Et, tâche plus ardue encore est le diagnostic de la mélancolie postcoloniale, de cette perte de l’investissement qui non seulement perturbe en profondeur l’État colonial et prolonge le règne des négations, mais pose la question du devenir des énergies, des forces et des esprits : « Après la colonie, certaines fontaines sont taries. Les rapports sont entièrement transformés. Les administrateurs, les habitants étrangers mais ô combien familiers sont partis. Les cases sont vides. Elles sont vidées ? »22 Ce n’est donc rien d’autre que la question de la vie (de son genre et de son sens) dans les postcolonies qui est ainsi soulevée. Or, la vie, c’est elle aussi qui est en question dans la virulente critique que fait Seloua Luste Boulbina de l’ascétisme comme exigence de l’assimilation : « L’assimilation, en effet, se confond avec l’apprentissage de l’ascétisme »23. Or l’ascétisme, c’est le disait Nietzsche, la vie retournée contre elle-même. Ce que Zinédine Zidane a « trahi » avec son « coup de boule » de la finale de la coupe du monde de football 2006, c’est l’image de l’immigré idéal en tant qu’ascète – qui l’a finalement emporté sur son image en tant qu’athlète.
 
Aucun pessimisme cependant chez Seloua Luste Boulbina. Reposant sur une géographie à la fois politique et morale, la «postcolonie est une nouvelle figure, originale, du cosmopolitisme et surtout de la déterritorialisation »24 (la colonisation ayant été elle aussi pourvoyeuses de déterritorialisations, des colonisés comme des colonisateurs25). Or c’est en cela qu’elle est en puissance de nouvelles relations d’amitié. Découvrir celles-ci, leur permettre de s’épanouir suppose une critique des divisions et hiérarchies, critique du « partage inéquitable » qu’institue la colonie, mais qui, à vrai dire, est au fondement même du politique en tant que celui-ci introduit la « contradiction de deux mondes logés en un seul »26 : car à côté de ceux qui appartiennent de plein droit à la société, il y a toujours les sans-parts. Cette critique se doit d’être tout à la fois une critique des clivages disciplinaires puisque dans l’académie « les places sont souvent des places fortes, ou des citadelles inexpugnables. L’homo academicus est, lui aussi, un animal politique »27.
 
Que la colonie demeure, dans la philosophie française, une « Australie de l’esprit (…) une question tout à la fois trop empirique et trop particulière »28 est bien un indice de ces cloisonnements. D’où la nécessité du décloisonnement, de la transgression des frontières académiques, sans laquelle l’historicité et les « expériences subjectives singulières » demeureront encore et toujours dans l’ombre29. C’est pourquoi Seloua Luste Boulbina dit qu’elle entend produire « une analyse subjectivée de situations coloniales et postcoloniales. »30 Et si le travail de Kafka est essentiel, c’est que celui-ci produit une subjectivation de la situation coloniale : dans Un rapport pour une académie, le singe, représentant parfait du colonisé assujetti puis assimilé, parle en 1re personne : « Kafka, en effet, donne la parole et transforme en sujet celui qui, généralement, est condamné au mutisme »31
 
En conclusion, nous nous risquerons à avancer que pour Seloua Luste Boulbina appeler les choses par leurs noms–« les femmes, les Orientaux, le Noir »32– est (paradoxalement ?) le meilleur moyen de ne pas sombrer dans les revendications identitaires. Au contraire, rejeter par principe les statistiques ethniques, ce n’est peut-être pas dire qu’ils (qui ?) sont comme nous, mais peut-être plus profondément qu’ils ne sont pas, qu’ils ne sont rien, qu’ils ne « comptent pas »33 Rompre avec cette situation d’inexistence suppose ainsi de faire un usage performatif des noms de « minorités » (et non parler de « minorité » en général) qui seul peut conférer à ces dernières une épaisseur historique, subjective, un devenir qui leur permettra de se transformer et peut-être de se contester et de s’effacer en tant que minorité.

Bibliographie

Boulbina, S. Luste, 2009, « Le postcolonial et l’amitié comme politique », Cahiers de Sens Public, n°10, juin, Un monde en noir et blanc, amitiés postcoloniales.
________, 2009, « Avant-propos – Un monde en noir et blanc », Cahiers de Sens Public, n°10, juin ,Un monde en noir et blanc, amitiés postcoloniales.
________, 2007, Le singe de Kafka et autres propos sur la colonie, Lyon, Parangon/VS, Sens Public.
_______, 2007, « Ce que postcolonie veut dire : une pensée de la dissidence », Rue Descartes, n°58, 4, Réflexions sur la postcolonie.
_______, 2007, « Les colonies : une réalité fantôme », Les Temps Modernes, n° 635-636, novembre-décembre 2005 / janvier 2006

Notes

1 S. Luste Boulbina, 2009, « Avant-propos – Un monde en noir et blanc », Cahiers de Sens Public, n°10, juin, Un monde en noir et blanc, amitiés postcoloniales, p. 7.
2 S. Luste Boulbina, « Les colonies : une réalité fantôme », Les Temps Modernes, n° 635-636, novembre-décembre 2005 / Janvier 2006, p. 203.
3 S. Luste Boulbina, 2007, Le singe de Kafka et autre propos sur la colonie, Lyon, Parangon/VS, Sens Public, p. 9
4 S. Luste Boulbina, 2007, « Ce que postcolonie veut dire : une pensée de la dissidence », Rue Descartes, n°58, 4, Réflexions sur la postcolonial, p. 12. Cf. également Le singe de Kafka, p. 148 (note 2).
5 Le singe de Kafka, p. 9.
6 Le singe de Kafka et autres propos sur la colonie, p. 14.
7 Ibid., p. 125.
8 Ibid., p. 33 sq.
9 C’est le titre d’un chapitre du célèbre ouvrage d’Edward Said, Culture et impérialisme.
10 Le singe de Kafka, p. 79.
11 « Les colonies : une réalité fantôme », p. 192.
12 Le singe de Kafka et autres propos sur la colonie, p. 79.
13 « Ce que postcolonie veut dire : une pensée de la dissidence », p. 12.
14 Ibid. p. 66.
15 Le singe de Kafka, p. 64..
16 « Les colonies : une réalité fantôme », p. 200 ; « Ce que postcolonie veut dire : une pensée de la dissidence », p. 12.
17 S. Luste Boulbina, « Le postcolonial et l’amitié comme politique », Cahiers de Sens Public, op. cit., p. 18.
18 Ibid., p. 21.
19 Ibid., p. 15.
20 Le singe de Kafka, p. 71.
21 « Les colonies : une réalité fantôme », p. 197
22  « Ce que postcolonie veut dire : une pensée de la dissidence », p. 15.
23 Le singe de, p. 29.
24 Ibid., p. 9 ; « Le postcolonial et l’amitié comme politique », p. 19.
25 Le singe de Kafka et autre essais sur la colonie, p. 11.
26 Ibid., p. 15.
27 Ibid., p. 81.
28 Ibid., pp. 84-85.
29  « Ce que postcolonie veut dire : une pensée de la dissidence », p. 10.
30 Ibid., p. 14.
31 Ibid., p. 48.
32  « Le postcolonial et l’amitié comme politique », p. 22.
33 « Avant-propos – Un monde en noir et blanc », p. 7.

Auteur

Matthieu RENAULT

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Pages  17-18

Africa Review of Books / Revue Africaine des Livres

Volume 06 N° 01,​ Mars 2010

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