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Les Numéros

Sur La Décolonisation De L’histoire De l’Afrique (Encore) Et Le Postcolonial « A La Française »

Petit précis de remise à niveau sur l’histoire africaine à l’usage du Président Sarkozy
Sous la direction de Adame Ba Konaré ; Alger, Éditions Barzakh, 2009, 348 pages,
ISBN : 978-9947-851-32-6
Enjeux politiques de l’histoire coloniale
Par Catherine Coquery-Vidrovitch, Marseille, Éditions Agone, 2009, 190 pages
ISBN : 978-2-7489-0105-4
 
En ce début du XXème siècle, la décolonisation de l’histoire est une nécessité qui s’avère toujours à l’ordre du jour, malgré les acquis enregistrés dans le domaine depuis l’émergence des mouvements nationaux et l’accès aux indépendances en Afrique et ailleurs. Le débat autour de la question a sans doute été relancé par deux initiatives qui indiquent combien les préjugés demeurent tenaces, et comment des forces politiques au sein des anciennes puissances colonisatrices n’ont pas perdu en nostalgie de l’ère où ces dernières imposaient leur domination aux pays du sud et ce au nom d’une prétendue « mission civilisatrice ».
 
En France notamment avec les dispositions de la loi du 23 février 2005 sur « la colonisation positive » puis le fameux discours prononcé à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar le 26 juillet 2007 par le Président Sarkozy assenant que « l’homme africain » ne serait « pas assez entré dans l’histoire ». Au-delà du sentiment de révolte légitime que de tels comportements ont pu provoquer chez les anciens colonisés qui savent les visées de pareils propos, proférés à la limite de l’offense réitérée, des historiens et universitaires aussi bien en Europe qu’en Afrique ont cru utile de (re)mettre les choses au point en produisant une série d’ouvrages fort utiles permettant de revenir sur une question déjà traitée sous de multiples facettes depuis un demi siècle au moins1. Deux de ces ouvrages récents retiendront notre attention dans cette brève contribution.
 
Le petit précis de remise à niveau sur l’histoire africaine à l’usage du Président Sarkozy, publié sous la direction de Madame Adame Ba Konaré et accompagné d’une préface d’Elikia M’Bokolo et d’une Postface de Catherine Clément2  a certes été élaboré dans l’urgence comme ce fût le cas pour d’autres écrits publiés presque en même temps et de contenu similaire3. Il n’en constitue pas moins la synthèse d’un grand nombre de travaux à vocation académique déjà disponibles, qui avaient largement traité de la question. Cette publication nous permet de (re) visiter avec beaucoup de profit surtout pour celui qui ne se laisse pas prendre par des visées politiciennes étroites, et avec le choix heureux sur les plans méthodologique et pédagogique d’une structuration en quatre grandes parties auxquelles contribuent des historiens et spécialistes en sciences sociales reconnus dans les études africaines.
 
Ces différentes parties, la directrice de l’ouvrage en situe dans son introduction générale les termes et les enjeux du débat remis sur le tapis par le discours de Dakar, et nous les présente comme suit : la première – « Qui a dit que l’Afrique n’avait pas d’histoire ? » - s’attache directement à réfuter l’idée absurde de l’a-historicité et de l’immutabilité sociale du continent. La seconde – « Un discours d’un autre âge ? » - s’efforce de comprendre l’origine des stéréotypes et les raisons de la pérennité des préjugés concernant l’Afrique en France. La troisième- « Qui est responsable des difficultés actuelles » de l’Afrique ? - déconstruit l’entreprise de restauration du mythe de la mission civilisatrice de la France et de son action bienfaitrice et souligne les séquelles de l’esclavage puis de la conquête coloniale. Enfin, la dernière partie – “Qui a parlé de Renaissance africaine ?” - interroge l’avenir que Nicolas Sarkozy est “venu proposer” à l’Afrique et lui oppose les pistes que les Africains s’efforcent de développer pour leur propre compte4.
 
Dans la 1ère partie, cinq contributions totalisant 66 pages, nous sont proposées par Catherine Coquery-Vidrovitch (« Un essai de périodisation de l’histoire africaine »), Eric Huysecom et Klèna Sanogo (« Innovations et dynamiques créatives dans la préhistoire africaine »), Drissa Diakité («Universalité des valeurs et idéal d’humanité en Afrique : témoignage d’explorateurs »), Boureima Alpha Gado (« La gestion et la prévention des crises de subsistance dans les sociétés précoloniales du Sahel : mythe ou réalité ?») et Doulaye Konaté (« Le paradigme de l’opposition tradition/modernité comme modèle d’analyse des réalités africaines »). Une intéressante esquisse d’un état des lieux nous est ainsi présentée quant à la richesse de l’histoire africaine et du contexte des nombreuses transformations que le continent a pu connaître depuis le néolithique et son insertion originale dans une histoire mondialisée de l’antiquité jusqu’au heurt dû à l’expansion européenne à partir du XVème siècle, puis du partage colonial. Des sources originales y sont sollicitées qui permettent d’entrevoir la diversité et la complexité des structures sociales et de l’imaginaire inventif qui a caractérisé les différentes communautés et organisations politiques. L’approche éthnicisante, européocentriste et donc sur-idéologisée d’une Afrique « précoloniale » exclue de l’histoire ne permettait pas d’appréhender cette importante dimension.
 
C’est de cet européocentrisme marqué par l’idéologie coloniale que traitent justement dans la seconde partie, les cinq contributions de Pierre Boilley (« Les visions françaises de l’Afrique et des Africains ») de Catherine Coquery-Vidrovitch (« Le musée du Quai Branly ou l’histoire oubliée »), de Bogumil Jewsiewicki (« Le refus de savoir est un refus de reconnaissance »), Tayeb Chentouf (« L’enseignement du fait colonial dans une perspective d’histoire mondiale »), et d’Olivier le Cour Grand maison (« Apologie du colonialisme, usage de l’histoire et identité nationale sur la rhétorique de Nicolas Sarkozy »). En quelques 63 pages nous avons ainsi un récapitulatif centré surtout sur le cas français de l’usage de l’histoire et de l’anthropologie et des causes multiples qui le font perdurer encore, un demi-siècle après l’effondrement du système colonial.
 
Dans la troisième partie et sur 77 pages nous pouvons lire les six contributions de Hassimi Oumarou  Maiga (« Quelques aspects de la contribution de l’Afrique au développement du Nouveau monde et de la France »), Kinvi Logossah (« Aux origines de la traite négrière transatlantique : introduction au débat sur la responsabilité africaine ») »), Ibrahima Thioub (« L’esclavage et les traites en Afrique occidentale : entre mémoires et histoires »), John O. Igué (« Le rôle de la colonisation dans “l’immobilisme” des sociétés africaines »), Sébastien Dossa Sotindjo (« Pérennité des structures de dépendance et reproduction du sous-développement : le cas du Bénin (Ex. Dahomey) »), et Daouda Gary- Tounkara (« Le poids de l’histoire coloniale »). Il y est question de ce que Adame Ba Konaré notait dans son introduction : « Le pouvoir colonial a pour mieux administrer, dépecé le corps physique, psychologique de l’Afrique, séparé des entités ethniques et culturelles séculaires et servi de terreau aux guerres fratricides ultérieures ». La question lancinante de la particularité de la traite esclavagiste atlantique, par rapport à la traite orientale et saharienne, et à l’esclavage « de case », y est aussi abordée, surtout après les tentatives périodiques pour en marginaliser l’ampleur et les effets5.
 
La quatrième partie de l’ouvrage enfin est composée des cinq contributions proposées par Sandra Fagbohoun (« La philosophie négroafricaine : une lutte pour sa reconnaissance »), Isidore Ndaywélé Nziem (« L’Union pour la Méditerranée : un projet pour diviser l’Afrique et tourner le dos à la  Francophonie »), Djohar Sidhoum-Rahal (« Le Sahara n’est pas une frontière »), Alioune Sall (« La Renaissance africaine : un défi à relever ») et enfin Adame Ba Konaré (« Gouvernement et expérience démocratique en Afrique »). Il est ici plus question des enjeux et luttes du présent, avec des tentatives pour dégager des perspectives d’action susceptibles de mobiliser les Africains. Cet ouvrage qui après une édition en France vient de faire l’objet de trois rééditions africaines (Algérie, Mali et Sénégal) est désormais accessible dans au moins certaines régions du continent, ce qui devrait contribuer à répondre à la préoccupation avancée par Elikia M’Bokolo, lorsqu’il écrit dans la préface :
 
« La production scientifique relative à l’histoire de l’Afrique est, de l’avis de tous les spécialistes, appréciable tant par sa quantité que par sa qualité. La seule inquiétude ici concerne la publication de ces travaux dont un trop grand nombre restent dans les rayonnages des centres de recherche spécialisés. Il faut surtout se préoccuper de disséminer le plus largement possible ; la vraie histoire de l’Afrique et des peuples africains, en Afrique et hors d’Afrique. La jeunesse africaine est avide de savoir. Elle se pose légitimement des questions qui reviennent presque toujours à celle-ci : comment se fait-il que nous soyons là où nous sommes aujourd’hui ? ».
 
Si cette question demeure à l’ordre du jour, il en est une autre qui mérite qu’on s’y attarde aussi, celle abordée dans la seconde partie de l’ouvrage et qui renvoie à ce que Catherine Coquery- Vidrovitch exposait dans un livre au titre révélateur : Enjeux politique de l’histoire coloniale6, et qui retiendra aussi notre attention. L’auteure nous rappelle dans l’introduction que ceci fait l’objet en France d’un débat récurrent depuis la IIIème République entre « anticolonistes » et « colonistes » sur « les abus », voire « les atrocités coloniales » et de la traite esclavagiste pour les premiers « les bienfaits de la colonisation » pour les seconds. Selon elle, la controverse aurait été relancée après une période de désaffection par la publication en 2003 de l’ouvrage dirigé par l’historien Marc Ferro, Le livre noir du colonialisme. Des dispositions législatives telles la Loi Taubira en mai 2001 reconnaissant la traite des noirs comme crime contre l’humanité, et celle du 23 février 2005 avec son fameux article 4 (abrogé depuis lors) sur « le rôle positif de la présence française outre-mer », ainsi que le non moins scandaleux discours du Président Sarkozy de juillet 2007 à Dakar, puisant dans les préjugés racistes du philosophe  Hegel pour qui les Africains étaient supposés vivre « en accord avec Dieu et la Nature (…en) état d’animalité ». Publié avec l’aval du Comité de Vigilance face aux usages publics de l’histoire (CVUH) constitué en France au printemps 2005 par des historiens du supérieur et du secondaire avec l’objectif de réagir « aux différentes formes d’instrumentalisation du passé et de l’histoire », cette contribution d’une spécialiste reconnue de l’histoire de l’Afrique, commence par nous exposer, (chapitre I, 35 pages), « le solide héritage d’une longue historiographie française portant sur l’Afrique ». Elle nous montre combien cet effort demeure méconnu par le grand public  (contrairement par exemple aux études sur l’Algérie), à cause de la coupure existante entre spécialistes de  « « l’hexagone français » et ceux des « aires  culturelles»,tournées vers le reste du monde, accentuant ainsi le hiatus entre « histoire des colonisateurs » et « histoire des colonisés », avec comme arrière fond le fait que « le statut de l’indigène dérange toujours ». C. Vidrovitch s’intéresse ensuite aux « Amnésies et silence (Ch. II, 33 pages) qu’elle relativise à travers notamment « le cas particulier de l’esclavage », et en s’interrogeant sur le rôle de l’école et «le déficit » de ce qui y est enseigné.
 
Dans « le post colonial à la française » (Ch. III, 18 pages), elle aborde la réticence qui a longtemps existé dans les travaux faits en France (contrairement aux Anglo-saxons) à mener une véritable réflexion sur la façon dont le passé colonial a marqué l’évolution du présent de l’ancienne puissance colonisatrice, et combien on a tardé au sein de l’hexagone à prendre en ligne de compte la mémoire du colonisé, en  confrontation avec l’historiographie dominante (à la manière pour exemple des Subaltern Studies lancées dans les années 1970 par les chercheurs indiens). L’auteure montre ensuite comment les rapports entre mémoire et histoire sont particulièrement compliqués ici par « la confusion entre histoire et politique » (ch. IV, 30 pages). Elle analyse pour nous les différentes « lois mémorielles » qui ont été adoptées en France, ces dernières années (loi Gayssot contre « le négationnisme » en ce qui concerne l’Holocauste, loi Taubira sur « la criminalisation » de l’esclavage, loi de février 2005, « sur les aspects positifs de la colonisation »7, loi sur « le génocide » arménien…), en montrant en quoi elles peuvent avoir des portées différentes, et comment elles s’insèrent dans le jeu politique et électoraliste français. Le dernier chapitre enfin intitulé « Faux concepts et vraies querelles» (ch.V, 32 pages), lui permet de revenir sur des questions, telles celle des « abus » coloniaux longtemps négligés (comme ce fût le cas pour le régime de  Vichy sous l’occupation allemande en France) de « la repentance », du « communautarisme »  et de « la fracture coloniale », ou du mythe « « des peuples premiers » décortiqué à travers l’histoire et les missions assignées au musée ethnographique du Quai Branly (Paris).
 
L’ouvrage dirigé par Adame Ba Konaré, et celui écrit par Catherine Coquery-Vidrovitch, à travers deux angles d’approche, se complètent. Ils rejoignent d’autres initiatives encore qui visent à aborder  le passé de l’Afrique et de la domination européenne, ainsi que leurs retombées actuelles (le postcolonial), d’une façon libérée des a priori de l’approche coloniale teintée de préjugés racistes et longtemps dominante. Ils contribuent ainsi à l’œuvre entreprise par des universitaires du monde entier pour rétablir la discipline de l’histoire et les autres sciences sociales dans leur fonction critique.

Notes

1 Parmi ceux qu’on pourrait qualifier de précurseurs dans le domaine, on se contentera de citer les noms de Basil Davidson et de Jean-Suret Canale
2 Nous rappellerons ici qu’après avoir fait l’objet d’une première édition par les Ed. La Découverte (Paris 2008), l’ouvrage a été réédité par les Ed. Papyrus Afrique (Dakar 2009), les Ed. Jamana (Bamako, 2009) et Barzakh (Alger, 2009). C’est cette dernière livraison que nous avons utilisée pour ce compte rendu.
3 Parmi les réactions et écrits suscités par le discours de Dakar, on ne citera ici que les deux autres ouvrages collectifs suivants :
-           Makhily Gassama (dir.), L’Afrique répond à Sarkozy, Ed. Philippe Rey, Paris, 2008.
-           Jean-Pierre Chrétien (dir.), L’Afrique de Sarkozy, un déni d’histoire, Karthala, Paris, 2008.
4 Adame Ba Konaré (dir), op.cit., p. 38.
5 Il n’y a qu’à voir à ce propos la campagne médiatique menée autour de la parution en France de l’ouvrage d’Olivier Pétré– Grenouilleau, Les traites négrières, Ed. Gallimard, Paris 2004.
6 Publié aux Éditions Agone, Marseille 2009.
7 Sur les réactions suscitées au sein de la communauté historienne et universitaire de France, par l’adoption de cette loi de Février 2005, cf. Claude Liauzy et Gilles Mançeron (dir.), La colonisation, la loi et l’histoire, Ed. Syllepse, Paris 2006.

Auteur

Hassan REMAOUN

Pagination

Pages  11-12

Africa Review of Books / Revue Africaine des Livres

Volume 06 N° 02,​ Septembre 2010

CRASC

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