Islam, Mysticisme et marginalité
par Charlotte Pezeril, L’Harmattan, Paris, 2008, 320 pages,
ISBN : 978-2-296-05357-1, 31.50•
ISBN : 978-2-296-05357-1, 31.50•
La recherche anthropologique entreprise par Charlotte Pezeril, sur une forme de voie du tasawwuf dans l’aire subsaharienne, peut présenter un intérêt scientifique certain. Comment et en quoi l’anthropologie peut-elle être productive pour la compréhension d’une dimension « culturelle » centrale dans la vie communautaire musulmane en général et dans l’espace anthropologique sénégalais en particulier ? L’ouvrage est académiquement bien équilibré en quatre grandes parties. Elles sont respectivement consacrées aux postures et aux inquiétudes méthodologiques, à l’originalité (et à l’« étiquetage » culturel) de la communauté Baay Faal, à la formalisation de sa quête spirituelle et enfin à la multiplicité de son devenir. C’est dans la première partie de l’ouvrage que l’auteur expose, avec un sens aigu de probité intellectuelle, les difficultés du travail de terrain, mais pose, à notre sens, timidement, les fondements épistémologiques des « postures » de l’anthropologue et de l’anthropologie. Le terme même de « mysticisme » transporté, consciemment ou non, d’une tradition spirituelle à une autre, montre l’a priori d’« une référence ».
Quelle que soit ainsi l’« orientation » intellectuelle du chercheur, le travail de manipulation d’une notion, et ce qu’elle peut sous-tendre comme grille de lecture implicite, produit une certaine forme de « cécité » cognitive. Certains aspects de l’objet, bien que manifestes, clairs voire même « ordinaires » dans leur contextualité culturelle, se trouvent ainsi voilés, déformés ou amplifiés dans le processus de description, d’analyse et surtout d’interprétation. L’anthropologue se trouve « coincé » dans un type de « centralité » anthropologique.
Au-delà de la différenciation entre Sunnites et Shiites, subsiste un courant mystique, minoritaire et contesté : le soufisme. Ce dernier, même s’il se laisse difficilement définir, peut-être appréhendé comme un mode d’être à Dieu visant à dépasser la praxis coranique pour en découvrir l’essence cachée, pour aboutir à une communion avec Dieu ; que ce soit directement ou par l’intermédiaire d’un maître, d’un guide spirituel ou d’un marabout (p. 13).
Ce simple extrait de l’introduction résume aussi bien le titre de l’ouvrage que les a priori du chercheur : sa problématique, ses attentes, ses résultats. Il montre ainsi les pièges d’une altérité se voulant et se posant comme instance énonciatrice d’un discours cohérent et rationnel sur une autre forme d’altérité.
Les qualificatifs de « mystique », « minoritaire » et de « contesté », ainsi que les notions de « communion » et d’ « intermédiaire » ne peuvent être retenus comme descriptifs pour la compréhension du tasawwuf en général, de sa forme spécifique en milieu subsaharien, particulièrement en culture wolof. La conscience méthodologique, telle qu’elle est très « consciencieusement » explicitée par l’auteur reste nécessaire. Hélas, elle n’est pas suffisante. Toutes les ressources du paradigme de compréhension ne sont pas exploitées. Un degré supérieur de la technique de « pénétration » de l’objet aurait donné à l’analyse qualitative, assez bien menée d’ailleurs par l’auteur, une autre dimension. Cette analyse aurait pu montrer que le parcours initiatique du Cheikh Ibra Fall n’a, dans l’hagiographie aussi bien que l’historiographie du tasawwuf, rien d’original, ni d’originel. Certains traits de sa personnalité peuvent rappeler ce que dans le tasawwuf on appelle des initiations ou des parcours exceptionnels de type ûwaysî1 avec une tonalité plus ou moins malâmatî2.
Ce dernier trait est relevé (p. 122), mais malheureusement référencé à un point de vue contestable. La posture spirituelle des Malâmatiya dans les grilles de lectures soufies est l’une des plus hautes. Dans l’économie spirituelle, elle peut être la marque distinctive et fonctionnelle de certains rusul’ (Envoyés), anbiyâ’ (Prophètes) et même walî (Saints). Le cas du Cheikh Ibra Fall serait encore plus proche des tableaux sémiotiques spécifiques à ce que l’on appelle en spiritualité musulmane les « majâdhîb »3. A cela il faut peut être ajouter, ce qui n’a pas été assez souligné dans l’investigation anthropologique, que certains traits sémiques du discours et de l’hagiographie Beyefalistes, ont des accents spirituels de type Hallâd jien4. « Yala ngay Fall », « Dieu est Fall ». (p 137). Le Bayefalisme relativise la ‘ibâda5 et la secondarise par rapport à la muâmala6. La crucifixion dans le Bayefalisme par le travail et la soumission inconditionnelle du disciple au maitre, privilégie les rapports humains transversaux ou horizontaux. C’est à travers, et par eux, que l’aspirant « murîd » (désirant) devient « murâd » (désiré). Il peut ainsi accéder aux rapports verticaux ou transcendantaux qui relient l’individu à l’absolu. La logique communautaire du Bayefalisme est en opposition absolue avec l’individualisme. « L’individualisme n’est concevable que sous la condition qu’il soit mis au service des autres » (p. 220). C’est la présence simultanée et peu ordinaire dans l’histoire du tasawwuf de l’ensemble de ces traits spirituels, qui marquent et expriment les marges d’une quête de l’absolu.
Ce n’est pas le cas expérientiel en soi du Cheikh Ibra Fall qui est l’objet de la critique culturelle endogène. Ce sont les formes d’intériorisation et d’expression prise par la voie spirituelle dont il est à l’origine qui se transforment en une « sub-culture » du tasawwuf. Le cas n’est pas rare. C’est même un invariant dans l’histoire du tasawwuf. On peut même l’observer dans le cas du Maghreb. La normativité de la culture traditionnelle, bien que condamnant les voies qui s’écartent du « juste milieu », s’en accommode, en réalité, fort bien. L’orthodoxie du Cheikh est incontestable (p. 99). Elle est perceptible à partir de différents témoignages et de ses propres textes. Comment donc comprendre sa spiritualité et surtout sa marginalisation ? L’hétérodoxie sociétalement apparente, ainsi que la marginalisation dont elle est la conséquence, sont plus de l’ordre du discours que de l’expérientiel. Le passage du statut royal au statut sacerdotal, du pouvoir temporel à l’autorité spirituelle s’observe dans d’autres cas et dans d’autres aires culturelles du tasawwuf. La genèse d’une nouvelle tarîqa7 dans le tasawwuf n’ouvre la voie à aucune originalité, ni discrimination doctrinale par rapport à la voie mère. La distinction du Bayefalisme par rapport au Mouridisme (p. 104) n’a aucune valeur heuristique profonde dans l’étude de la praxis soufie, si ce n’est le repérage historique de l’influence charismatique d’un type de « personnalité » ou pour être précis de la « visibilité » sociale d’un cas « expérientiel », qui se donne pour « mission» le « renouvellement » et l’« approfondissement » du modèle comportemental soufi dans le cadre d’une chaine initiatique précise.
La complémentarité fonctionnelle des deux Cheikhs, (Cheikh Amadou Bamba-Cheikh Ibra Fall), quoique bien perçue, reste mal contextualisée, donc mal interprétée. La lecture anthropologique de la dualité exprimée dans certaines représentations des deux hommes (p. 80), ne recouvre pas l’ensemble du champ symbolique ésotérique soufi. La saisie de la singularité de la mission du Cheikh Ibra Fall aurait été plus pertinente par une approche de son profil spirituel tenant compte des notions d’« islâh8 », de « tajdîd9 » et de « ihyâ10 » dans la pensée aussi bien exotérique qu’ésotérique en Islam. La compréhension de l’isolement des Baay faal, même s’il est reconnu par l’auteur, qu’il est une «concrétisation d’une mystique religieuse » (p. 109), ne peut s’appuyer uniquement sur une causalité bi-dimensionnelle: économique (« défrichement des terres », et sociétale « l’éloignement des daara, la volonté de se distancier des centres mourides »). Cette causalité reste secondaire par rapport au référent culturel soufi. Selon tous les maîtres du tasawwuf, l’isolement (‘uzla), comme le silence (samt), la faim (jû’) et la prière nocturne (sahâr), est l’un des items majeurs dans le noviciat soufi. C’est un invariant dans la culture soufie, même s’il peut se présenter sous différentes modalités. Les plus extrêmes étant la khalwa (la « retraite spirituelle » par isolement physique réel) et la jalwa, « retraite spirituelle » tout en ayant une vie communautaire pleine et entière.Ces différentes modalités ont été pratiquées par le Cheikh Ibra Fall.
La représentation du « travail » et de ses connexions symboliques avec les notions religieuses de ‘ibada, de ‘ubûdiya11 échappe en grande partie au regard de l’anthropologue. Une mise en rapport de ces notions avec tout le champ sémantique que recouvre l’imaginaire de la « soumission » en l’islam et son actualisation dans la culture de Baay Fall est indispensable pour percevoir le sens du rapport maître-disciple. Comme l’assertion du chercheur anthropologue selon laquelle : « chaque Cheikh, après son décès, a un khalife qui lui succède. Contrairement aux coutumes wolofs mais conformément aux règles musulmanes, la succession confrérique s’opère au profit du fils le plus âgé et non du frère le plus âgé » (p. 110) montre les limites des « enquêtes » et des études anthropologiques de type « externaliste ». Un simple entretien avec un véritable informateur « traditionnel », au sens strict du terme, aurait permis au chercheur de nuancer très fortement certaines certitudes. L’approche du fait « anthropologique » ne peut se suffire par le simple accès aux « représentations » ou, pour être plus précis, à un discoursplus ou moins polymorphe sur les « représentations ». Quelle que soit la dimension et la qualité d’un « cercle d’enquête », certains faits majeurs pour la description et la compréhension d’un phénomène culturel peuvent échapper à l’observation et à l’« entendement » de l’anthropologue. L’absence de clés de lecture du symbolique, de l’ésotérisme en général et l’ésotérisme islamique en particulier, fait qu’un récit (pp. 71/72) aussi riche que celui de Mame Fallou Niang sur le Cheikh Ibrahim Fall n’est pas correctement analysé et sa dynamique dans l’imaginaire soufi n’est pas du tout entrevue. Les cercles d’enquête répertoriés par l’auteur constituent en fait un filet techniquement important, mais dont cependant les mailles plus ou moins grandes peuvent laisser échapper au regard du chercheur des faits subtils, mais néanmoins capitaux, particulièrement dans l’étude d’un phénomène aussi complexe que le tasawwuf. L’étude perd ainsi son caractère anthropologique pour se dissoudre dans l’analyse sociologique. Le processus de pénétration, de compréhension de la culture mouride et de sa variante communautaire Faal se transforme en « connaissance empirique du social » (p. 23).
L’ambiguïté des rapports de certaines institutions ou personnalités soufies avec les puissances dominantes coloniales (p. 90) est assez bien décrite avec les notions d’« adaptation » et d’« accommodation » beaucoup plus que celle de « collaboration ». Cette recherche anthropologique, « techniquement » bien faite, montre en effet, surtout dans ses deux dernières parties, ce que l’on peut appeler un processus de distanciation vicariante par rapport aux modèles originels. La multiplication quantitative des disciples d’une même source doctrinale : « foi, soumission et action », laisse apparaitre par « individuation », au sens junguien du terme, des processus culturels complexes de multiplication qualitative des trajectoires des Baay fall. La sensibilité anthropologique au fait culturel proprement dit, ajoutée à beaucoup de prudence interprétative dans l’exploration minutieuse de différentes strates d’une altérité, proche et lointaine, donne à l’ouvrage de Pezéril le caractère de référence incontournable à tout chercheur intéressé par l’« institutionnalisation » de la culture soufie en milieu subsaharien.
notes
1 Type de sainteté ayant pour référence l’expérience spirituelle « prototype » d’Uways al-Qarnî ayant attient l’illumination dans la médiation d’un Maitre.
2 Sainteté propre aux spirituels positivant le «blâme» qui consiste « à ,ne rien montrer de bien, et à ne rien cacher de mal ».
3 Type de saints qui subissent une « attraction spirituelle ». Leur expérience n’est pas graduelle mais immédiate.
4 En référence à l’expérience spirituelle de Abû ‘Abd-Allah al Hasayn ibn Mansûr el Hallâj dit le « cardeur »n crucifié en 309/922 pour avoir déclaré « Ana el-Haqq » : « Je suis le Principe (Allah) ».
5 Ensemble des rites d’adoration de la Divinité.
6 Ensemble des attitudes et comportements à l’égard d’autrui.
7 Voie spirituelle.
8 Réforme.
9 Renouveau.
10 Revivification.
11 « Servitude ».
2 Sainteté propre aux spirituels positivant le «blâme» qui consiste « à ,ne rien montrer de bien, et à ne rien cacher de mal ».
3 Type de saints qui subissent une « attraction spirituelle ». Leur expérience n’est pas graduelle mais immédiate.
4 En référence à l’expérience spirituelle de Abû ‘Abd-Allah al Hasayn ibn Mansûr el Hallâj dit le « cardeur »n crucifié en 309/922 pour avoir déclaré « Ana el-Haqq » : « Je suis le Principe (Allah) ».
5 Ensemble des rites d’adoration de la Divinité.
6 Ensemble des attitudes et comportements à l’égard d’autrui.
7 Voie spirituelle.
8 Réforme.
9 Renouveau.
10 Revivification.
11 « Servitude ».
Auteur
Djeradi LARBI
Pagination
Pages 16-17