Hijâb : nouveaux voiles et espaces publics
Par Mohamed Kerrou
Editions Cérès, Paris, 2010, 205 pages,
ISBN : 978-9973-19-738-2. 13 euros
Editions Cérès, Paris, 2010, 205 pages,
ISBN : 978-9973-19-738-2. 13 euros
L’intérêt de Mohamed Kerrou pour le hijâb est récent. C’est la médiatisation et la politisation de ce phénomène, non en Tunisie, son pays, mais en Europe et notamment en France, qui l’a amené à réfléchir sur la question. Il convient de souligner que l’objet d’étude de M. Kerrou est le hijâb et non le niqâb (le voile intégral). Ce qui intéresse M. Kerrou, ce n’est pas le hijâb classique mais les nouvelles manifestations vestimentaires du hijâb qu’il appelle clairement « nouveaux voiles » et les enjeux politiques et de société qu’elles impliquent. Dans ce livre, l’auteur y analyse cette pratique dans l’espace public en Europe mais également dans les pays musulmans.
L’auteur relie l’avènement de ce nouveau phénomène à une montée du pouvoir féminin dans les sphères publiques. Le voile exprime des choses significatives sur les individus et sur la société et se veut porteur d’un discours révélateur d’un rapport organique entre identité et altérité. La symbolique identitaire de cette pratique favorise ainsi la visibilité des femmes dans l’espace public et remet en cause l’ancien ordre social et moral. Au sein de cette logique identitaire, qui se déploie dans le cadre de la mondialisation, le revoilement est un phénomène social doté de la part des femmes d’une stratégie politique de conquête de l’espace public.
L’espace public dans le monde est devenu le théâtre d’un mélange vestimentaire où s’enchevêtrent des corps vêtus d’habits inspirés de diverses traditions culturelles et d’effets de mode à travers lesquels s’exprime le souci de la différence et l’obsession de la ressemblance.
Comment lire ce signe vestimentaire qui, malgré de nombreuses contributions de valeur, demeure largement « impensé » par le savant et non maîtrisé par le politique ? Comment interpréter ce symbole dont la fonction sociale est moins de cacher ou de taire que de montrer et de dire, voire de manifester et de protester ? Ces questions fondamentales sont posées par l’auteur.
En vue d’étayer cette thèse, plusieurs niveaux d’analyse constitués par le vestimentaire, le corporel, l’esthétique, l’éthique, le politique et l’économique mondialisés seront, tour à tour, abordés avec la perspective d’un croisement progressif afin de saisir les significations du « voile islamique » en rapport avec la question des identités des sphères publiques. En effet, la trilogie – voile, identité et sphère publique – rend compte de la configuration
et des variations d’un phénomène social complexe qui tient à la fois de l’esthétique, du ludique, de la stratégie matrimoniale et politique protestataire, de la distinction sexuelle et culturelle, de l’interconnexion entre le privé et le public et du conflit réel ou supposé entre l’Islam et l’Occident. Signe public par excellence, le voile est à penser en relation avec la théorie habermassienne et posthabermassienne des sphères publiques[i].
L’objectif de l’auteur est de rendre intelligibles les jeux et les enjeux de la question du hijâb et celles des
voilements, devenus spectaculaires actuellement. L’étude d’un tel phénomène s’avère complexe en raison des processus de subjectivation découlant des passions déchaînées par les débats entre les acteurs sociaux autour du port ou du rejet de ce signe vestimentaire.
Le phénomène du revoilement des femmes musulmanes pourrait être analysé grâce à la double problématique de l’identité et de la sphère publique, à condition de tenir compte, d’un côté, de l’aspect polymorphe et transactionnel de la première et, de l’autre, des critiques de la seconde qui ont reproché à Habermas l’absence de prise en compte des mouvements sociaux ainsi que du rôle des femmes et des facteurs de l’identité nationale, culturelle et religieuse.
C’est pour l’ensemble de ces raisons qu’il serait opportun de penser les « voiles islamiques » en les considérant comme un phénomène identitaire, de facture globale et multidimensionnelle, intégrant aussi bien le paraître que l’être individuel, au sein d’une configuration sociale, politique, économique et symbolique où la sphère publique constitue à la fois un espace de débat et un enjeu politique.
Le voilement tel qu’il est visible dans les sphères publiques au Maghreb ou en Europe n’est point dénué d’esthétique renvoyant à une culture individuelle de l’être et du paraître. Au sein de cette culture diffuse, le jeu de la corporéité renvoie à une théâtralité et à une socialité où interagissent des signes, des sensations et des représentations de soi et de l’autre.
Ces voiles, à la mode dans les lieux urbains, symbolisent une revendication esthétique représentée par des individus et des générations partageant un ethos et une vision du monde où le politico-religieux n’est pas nécessairement de mise; et lorsque c’est le cas, la religion se fait l’expression d’une polyphonie sociale enrobée d’identité culturelle. C’est en ce sens que les « nouveaux voiles » ne sont pas que des signes religieux ou politiques, ils sont révélateurs de changements sociaux empruntant le langage de la religion et de la culture pour mieux exprimer l’être collectif. La religion n’est qu’une dimension du revoilement en tant que phénomène individuel et social une multiplicité de significations qui relève du vécu et de l’imaginaire.
La raison d’être du voile n’est plus la sauvegarde de l’honneur masculin mais plutôt la garantie morale de la participation féminine la vie publique, en tant que « voilées et modernes ».
Le hijâb constitue pour les femmes la solution à leur « dilemme » dans la mesure où « il autorise la liberté de leur déplacements et l’exercice de leur métier tout en signifiant publiquement leur adhésion à l’ordre traditionnel. En somme, le voile assure une mise en scène du corps et du pouvoir féminin tolérés au sein de « l’espace public musulman » dont l’accès est permis aux dévoilées mais selon des contraintes morales et sociales plus fortes sous prétexte d’une conformité avec les prescriptions de Dieu. En ce sens, les nouveaux voiles traduisent une sorte de révolution esthétique, politique et culturelle où le corps voilé joue le rôle de révélateur et de médiateur des nouvelles identités en mouvement, tiraillées entre les apparences individuelles et les affiliations communautaires.
L’accès des femmes au travail salarial a été un facteur déterminant dans l’émergence de ces dernières en tant qu’actrices sociales perceptibles dans l’espace public, sans que pour autant cela ne s’accompagne nécessairement d’une égalité des droits avec les hommes. Il subsiste toujours des inégalités économiques, sociales
et politiques entre hommes et femmes.
Qu’elles soient voilées ou dévoilées, les femmes acquièrent de nos jours une visibilité, par des paroles, des gestes et des et actions destinées à assurer une publicisation politique du genre féminin. A ce titre, il importe d’adopter une perspective comparative afin de penser la visibilité féminine en l’appréhendant comme un croisement de deux logiques différentes et complémentaires : celle du dévoilement et celle du corps féminin conçu en tant que corps individuel et corps politique. A son tour, le mouvement de voilement et de revoilement du corps féminin qui a succédé, pour certaines, à la phase du dévoilement et de l’émancipation, a permis à des femmes issues de tous les milieux, y compris des couches populaires et des milieux ruraux, d’accéder à l’espace public et d’acquérir une visibilité sociale et politique, tout en étant mues par une logique identitaire oscillant entre l’individualisme et le communautarisme.
Conclusion
Le voile en tant que comportement vestimentaire est au cœur du débat entre le politique et le religieux, il est à l’interface entre le moral et le sexuel. C’est un choix vestimentaire individuel et autonome qui inscrit la voilée dans une sphère collective où se constitue l’opinion publique. C’est un symbole identitaire, une stratégie de paraître dans les surfaces publiques.
Dans cet ouvrage, M. Kerrou ne se place pas en censeur moral sur la question du voile. Il n’émet pas non plus des jugements de valeur. Il fait juste un constat de cette pratique vestimentaire. Son objectif est de montrer comment les voilées s’extériorisent dans la sphère publique et d’analyser les enjeux de ce voilement-dévoilement.
Dans cet ouvrage, M. Kerrou ne se place pas en censeur moral sur la question du voile. Il n’émet pas non plus des jugements de valeur. Il fait juste un constat de cette pratique vestimentaire. Son objectif est de montrer comment les voilées s’extériorisent dans la sphère publique et d’analyser les enjeux de ce voilement-dévoilement.
notes
[1] Pour Jürgen Habermas, la sphère publique, notion empruntée à Emmanuel Kant et popularisée à partir des années 1960 dans le champ des sciences sociales et des débats médiatiques, désigne l’ensemble des personnes privées rassemblées pour discuter des questions d’intérêt commun et revendiquant la capacité de négocier avec le pouvoir des règles de l’échange économique, social et politique. Cette idée de débat public ou de publicisation des idées émerge, pour la première fois de l’histoire, dans les pays de l’Europe occidentale (Angleterre, France et Allemagne) par la constitution de sphères publiques bourgeoises qui interviennent comme contrepoids aux pouvoirs absolutistes. Liée à l’État-nation européenne qui se construit à l’époque moderne, entre le XVII et XIX siècle, la sphère publique nationale se situe entre l’État et la société civile dans un rapport de complémentarité et de concurrence.
Auteur
Khedidja MOKEDDEM
Pagination
Pages 21