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Réflexion (S) Sur L’architecture Et L’l’urbanisme En Algérie. De La Période Coloniale A Nos Jours

Le tout et le fragment
Par Jean-Jacques Deluz
Editions Barzakh, Alger, 2010, 379 p., ISBN: 978-9947-851-65-4

Cet ouvrage qui se veut sans prétention scientifique comme tient à le préciser Jean-Jacques Deluz, s’adresse aux architectes, enseignants et autres politiques inévitablement impliqués dans les processus de fabrication de la ville. Après un coup d’œil autobiographique, auquel s’est résigné cet homme solitaire et secret qui a fini par adopter le je, il aborde l’objet du livre qui est structuré en quatre parties thématiques : la ville, le logement urbain, Alger-Algérie, l’enseignement et la création. Plusieurs sujets y sont abordés autour des problématiques urbaines et architecturales sous forme de réflexions, notes et propos mêlant les commentaires théoriques aux récits dont certains ont valeur de témoignage. C’est donc avec un véritable intérêt et autant de plaisir que se lit cette compilation composée de recueils qui constituent le résultat d’une vie de lutte(s) : « Le travail que je propose ici est de constituer le recueil d’un certain nombre d’écrits que j’ai semés dans mon enseignement, dans des revues ou des colloques afin d’en vérifier la solidité. Je ne pense pas qu’il s’agisse d’une théorie de l’urbanisme ou de l’architecture : j’ai toujours été sceptique sur le bien-fondé de toutes les théories dans ce domaine, théories qui, tout en ayant qualité de stimulation, (mais aussi de stérilisation) sont à la clé de toutes les illusions et justifient tant d’erreurs, jusqu’à ce que d’autres théories les remplacent et entraînent à d’autres illusions et à d’autres erreurs ».
 
C’est en effet sans équivoque ni complaisance aucune que Jean-Jacques Deluz tient à réitérer ses mises en garde et à exprimer ses critiques à l’égard de la production architecturale en Algérie, une situation par ailleurs qu’il estime transposable au Maghreb et à l’Afrique. Tout en décrivant l’inextricable complexité d’un tel domaine, il s’explique en reliant au bilan négatif qu’il nous présente, d’une part les ambiguïtés de son enseignement et, d’autre part, le règne d’une grande confusion dans le système réglementaire et administratif.
Un bilan négatif mais pas forcément pessimiste
L’objectif de  ce bilan non  dénué  d’espoir, est  une invitation à  poursuivre  la  réflexion pour cerner  les  références
et analyser les tendances afin d’éviter les leurres, qu’il s’agisse du stéréotype de l’architecture industrialisée ou de l’architecture de prestige des gros bureaux étrangers. Manifestement, l’architecture spectacle qui a les faveurs des médias est pour lui un artifice dont il convient de mesurer la menace sur les influences d’autant qu’elles semblent s’installer durablement dans les institutions d’enseignement. A l’appui de ces recommandations, l’expérience hors du commun de la ville nouvelle de Sidi Abdellah, entre autres, occupe une place importante dans l’engagement de Jean- Jacques Deluz qui, au passage, revient sporadiquement sur les nombreux démêlés qu’il a eu à affronter, souvent en vain.
 
Quelle sorte de ville? et Comment définir aujourd’hui une ville? Sont des questions, malgré leur récurrence et leur antériorité dans l’histoire de l’urbanisme,  toujours  embarrassantes  compte tenu de la  multiplicité des  points de vue
et des amalgames commodes pour dévier les difficultés. Au centre des dangers qui guettent la production qualitative urbanistique et architecturale,  Jean-Jacques Deluz met en exergue l’incohérence et l’uniformité. L’une présentée comme étant une conséquence de la sectorisation soumise à l’urbanisme de contrôle; l’autre renvoie au modèle occidental type clé en main reproduit par l’industrie du bâtiment.
 
Plusieurs aspects puisés dans les abondantes épreuves et études de Jean-Jacques Deluz sont en outre exposés, explicités, commentés pour déterminer et évaluer les rapports du monde développé avec celui du Tiers-monde. Son pressentiment carrément à l’encontre des visions dominantes se nourrit de ses continuelles observations des pratiques de fonctionnement et de réalisation du cadre bâti: « On raisonne comme si le Tiers-monde – ou les États en voie de développement qui cherchent à s’en sortir – était en retard de quelques décades et que son devenir le condamnait à suivre – toujours en retard – les traces imposées du développement ». C’est ainsi qu’en Algérie et partout ailleurs dans les pays anciennement colonisés, des zones d’habitations sous forme de grands ensembles standardisés ont été réalisés avec 20 ans de retard[i].
La ville nouvelle de Sidi Abdellah
Pour mieux comprendre la vision de Jean-Jacques Deluz et les leçons à en tirer (même si là n’était point son intention), il nous livre le déroulement d’une expérience passionnante, au demeurant unique, de concevoir et projeter une ville nouvelle : Sidi Abdellah, non loin d’Alger, sur laquelle il travaille depuis 1997. Le concept nécessite des éclaircissements dont les composantes théoriques une fois éludées, ne reflètent pas les obstacles à franchir quand on est dans la réalité des lacunes de procédures et des conflits d’intérêt. « La pratique a montré […] que ni les maîtres d’ouvrage, ni les entreprises, ni les maîtres d’œuvre, dans leur majorité, n’étaient prêts à accepter le dialogue, ou plus simplement à comprendre des directives unificatrices leur paraissant carrément ésotériques : c’était le cas des “ plans d’épannelage”, ce qui m’a contraint à recourir au “ plan de masse”, définissant essentiellement la nature des espaces et les silhouettes du bâti ».
 
Entre autres conditions de mise en œuvre, les problèmes à résoudre relatifs à la programmation et à la parcellisation du site, celui du support juridique pèse défavorablement sur la démarche et la cohérence du projet: cette « […] condition manquait et reste un problème ». Aussi la confusion n’a pas manqué de nuire à la gestion du projet contraint à des affronts et des dysfonctionnements administratifs et financiers. Le supposé discernement entre le contenu de la Charte de l’habitat à Alger et ceux de la réglementation ou des normes à appliquer, n’a jamais fait l’objet d’un quelconque consensus pour mettre à niveau les a priori et les objectifs attendus. Cette démarche est d’autant plus essentielle qu’elle s’inscrit dans une évolution de production architecturale qui cautionne un certain mimétisme ambiant pour lequel Jean-Jacques Deluz n’est pas tendre : « L’architecture contemporaine – celle de la seconde moitié du XXe siècle – se distingue par le vedettariat des architectes et l’objet architectural considéré en soi comme une œuvre singulière. Le développement des technologies, les idéologies néolibérales, l’abrutissement médiatiques, ont favorisé ce dévoiement architectural ». Comment faire autrement et comment surtout enseigner cette matière pour laquelle il a voué de  nombreuses  années de  pratiques et  d’engagement.  S’étant  inlassablement
et concrètement impliqué dans les réformes, les méthodes et les débats dont il nous fait part, il avouera, non sans amertume, que l’enseignement a été pour [lui] un combat. Il concerne plus de deux décennies partagées entre l’Ecole Nationale des Beaux-Arts d’Alger (ENABA) en 1964 où il fut parmi les premiers enseignants et l’Ecole Polytechnique d’Architecture et d’Urbanisme (EPAU) qu’il quitta en 1988[ii]. Pour cette période, il avouera notamment : « Lorsque je regarde le décor architectural de ces vingt dernières années autour d’Alger et dans tout le pays, que je pense que des centaines d’architectes sortis de l’école en sont en partie responsables, je ressens, sinon de l’amertume, au moins une certaine inquiétude: est-ce que l’enseignement sert à quelque chose, ou alors avons-nous été de mauvais enseignants, ou encore la société broie-t-elle les individus au point de leur faire perdre ce qu’on croyait leur avoir appris ? ».
Au sujet de l’enseignement et de la création
La part réservée à  cette partie  de  l’ouvrage, en tant  qu’œuvre d’une  vie, culmine  par son  omniprésence  implicite
et son aboutissement à susciter des interrogations spécifiques au domaine de l’architecture. Pour cette raison, elle nous intéresse au plus haut point du fait des nombreuses équivoques qui caractérisent cette discipline en perpétuelle confrontation soit avec les règles d’un vague académisme, soit avec les aléas d’une improbable application des connaissances acquises. Quel contenu et quelle direction donner à la recherche quand on est architecte ? Jean-Jacques Deluz nous livre ses pensées dans le chapitre intitulé Proposition pour une recherche en architecture en concluant sur Faire autre chose…Hypothèse de travail, Direction d’études. Par ce texte, il nous invite simplement à constater la production blâmable du logement et à identifier les séries de problèmes inhérents à une vision anti-urbaine de la ville. Mais au centre de la réflexion, il s’agit de retenir et de partager sa …conviction que des solutions existent dans la simplicité et le didactisme, contre le simplisme imposé par la technocratie. Il nous rappelle et précise que toutefois, s’il termine son raisonnement par une sorte de proposition architecturale, c’est parce que c’est son métier : « […] ce n’est pas tant pour prétendre donner la solution que pour montrer la relation qui peut s’établir entre des données objectives – qui devraient faire l’objet de recherches sérieuses menées par des  équipes où les disciplines de l’économie de la géographie, de la sociologie, du droit soient représentées- et des problèmes à caractère purement architectural ».
 
A titre d’exemple, pointant du doigt les risques de conjonctions et autres réductions du problème de rapport ville/ campagne, Jean-Jacques Deluz, arguments et justifications à l’appui, soutient que d’autres solutions sont  possibles. Sans occulter la mesure de la complexité (tensions de voisinage, moyens et compétences des entreprises…), la densité, la diversité typologique, l’échelle des opérations, les équipements publics… sont autant de paramètres à mettre en équation pour réviser la propension hasardeuse de l’étalement urbain au détriment des terres cultivables. Le cas d’Alger et de la Mitidja est ici suffisamment éloquent pour consentir aux appréhensions que Jean-Jacques Deluz nous lègue au terme de ses démonstrations.
Alger, entre hasards et projets
Lorsque Jean-Jacques Deluz débarque à Alger en 1956, il se consacre d’abord à un travail en agence où il rencontre nombre figures qui ont marqué l’histoire architecturale et urbaine de l’Algérie coloniale. Au centre de ses souvenirs, plusieurs personnalités sont évoquées telles que Pierre Dalloz, Gerald Hanning, Robert Hansberger, Jean de Maisonseul, Pierre Emery, André Ravereau[iii] … Ces premiers contacts avec le milieu servirent plus tard, quand lui fut confiée en 1997 l’étude de la ville nouvelle de Sidi Abdellah. Entre temps, le hasard a voulu qu’il rejoigne l’enseignement puis l’ETAU, un bureau d’études étatique où il passa une malheureuse année.
 
Alger en fait, au regard de la bibliographie qui lui a été consacrée, est dans ce volume, une parenthèse présentée en ouverture pour lui donner une assise visant à revenir sur les questions du patrimoine. En titrant un chapitre Architecture coloniale ou architecture en territoire colonisé? (1995), Jean-Jacques Deluz introduit une nuance pour poser les problèmes de l’appropriation autour de la question de savoir si l’architecture coloniale doit…figurer, dans une histoire de l’art exhaustive …, à l’intérieur d’une catégorie à part où la qualification coloniale primerait sur la qualification architecturale?  En citant plusieurs exemples pour Alger tels que le Palais du Gouvernement (1930), L’Aéro-habitat (une transposition de l’unité d’habitation de le Corbusier), la Cité des Allobroges au val d’Hydra, la Cité des Palmiers, l’époque Jonnart, les ensembles de Pouillon…, il en déduit que le problème du patrimoine architectural est avant tout un problème culturel menant le raisonnement général soit à justifier des démolitions soit à laisser se dégrader jusqu’à l’état de ruine.
 
Mais le patrimoine c’est aussi pour Jean-Jacques Deluz, une occasion de toujours revenir sur sa conception en se référant aux écrits de Le Corbusier concernant Algérie : « L’architecture arabe nous donne un enseignement précieux. Elle s’apprécie à la marche, avec le pied ; c’est en marchant, en se déplaçant que l’on voit se développer les ordonnances de l’architecture. C’est un principe contraire à l’architecture baroque qui est conçue sur le papier, autour d’un point fixe théorique. Je préfère l’enseignement de l’architecture arabe »[iv]. Il s’agit en fait de tempérer une certaine vision du patrimoine qui le muséifie en privilégiant une période au détriment d’une autre ou en donnant la primauté aux monuments historiques.
En guise de conclusion
L’ouvrage que nous propose Jean-Jacques Deluz, et dont il a vu le produit peu avant sa mort (2009)[v], est sans aucun doute un héritage dont la valeur instructive peut s’exercer de plusieurs manières:
 
  • Les architectes praticiens y trouveront ce que Faire une ville veut dire quand toutes les conditions ne sont pas réunies et qu’il faut affronter les lacunes d’une situation, négocier, expliquer en gardant à l’esprit que le dernier mot est du côté des financiers.
  • Les chercheurs auront le choix entre les différentes propositions relatives à la spécificité de cette discipline pour problématiser et élaborer des hypothèses à la manière de ceux qui ont ouvert des voies et parmi lesquels sont cités Hassan Fathy, Le Corbusier… Des émules existent en Algérie, à en croire Jean-Jacques Deluz, avec qui il faut espérer que leurs travaux s’imposeront un jour et qu’ils feront école.
  • Dans cette lignée où se distinguent les maîtres de l’architecture, les architectes enseignants, pourront y puiser et développer les quelques réflexions et approches pédagogiques où se reflètent les visions centrées sur l’aspect pratique et professionnalisant de cette discipline. Pour le moins et à l’instar de ces maîtres, les croquis qui illustrent le livre, sont quasiment tous dessinés à la main: geste essentiel pour représenter une pensée et une sensibilité, ce fut ma réponse à des étudiants qui se questionnaient sur le bien-fondé d’une technique qu’ils jugent archaïque. Leur entêtement à n’utiliser que des logiciels de dessins assistés par ordinateur s’ajoute aux multiples tracas qui préoccupent  les enseignants en mal de persuasion face à ce raz de marée technologique.
 
En sus de son couronnement d’une vie professionnelle, cet ouvrage enfin est à comprendre comme son titre de notoriété dans lequel se perçoit une petite revanche: celle d’avoir tout dit (ou presque) avec détermination mais sans mot de trop[vi]. Le ton y est engagé, les sujets pertinents et riches en idées, le fond novateur et même provocateur. Sans doute est-ce là l’ultime message de cet architecte suisse qui a choisi l’Algérie pour vivre, ce “Prof” qu’un certain conformisme universitaire n’a jamais affecté ?

notes

​ [i] Tel retard qui a permis aux pays fournisseurs d’améliorer leurs techniques industrialisées de construction après avoir vendu aux pays sous-développés, celles qui avaient fait leur temps chez eux.
[ii] L’ENABA comprenait les sections Architecture et Beaux-Arts qui utilisaient la même enceinte pour leur enseignement respectif. L’architecture fut délocalisée dans les années 70 vers l’EPAU, institution nouvellement créée.
[iii] Voir le texte de Ammara Bekkouche, “Pour une architecture algérienne”, in État des savoirs, ss direction Nouria Benghabrit-Remaoun
 et Mustapha Haddab, pp. 503-513, Oran, Ed CRASC, 2008.
[iv] Le Corbusier, OEuvres complètes, 1929-34, cité en p. 198.
[v] Hommage à Jean-Jacques Deluz, « L’Homme qui marche », par Ammara Bekkouche, in Insaniyat N° 44-45, Oran, CRASC, 2009.
[vi] Selon l’expression de ses collègues et amis de longue date Manuelle Roche et André Ravéreau.

Auteur

Ammara BEKKOUCHE

Pagination

Pages  19-20

Africa Review of Books / Revue Africaine des Livres

Volume 07 N° 02,​ Septembre 2011

CRASC

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