Soudain la révolution ! Géo psychanalyse d’un soulèvement
par Fethi Benslama
Éditions Cérès, Paris, Mai 2011, 120 p
ISBN : 978-9-97319-748-1
Éditions Cérès, Paris, Mai 2011, 120 p
ISBN : 978-9-97319-748-1
Auteur de plusieurs publications sur des questions d’actualité dans le monde – l’Islam à l’épreuve de la psychanalyse (Flammarion 2004), Déclaration d’insoumission à l’usage des Musulmans et de ceux qui ne le sont pas (Flammarion 2005) – Fethi Benslama vient de publier son livre Soudain la Révolution ! Géo Psychanalyse d’un soulèvement (Cérès 2011) au plus près de l’événement. Cet ouvrage ne constitue ni une chronique des événements ni une opinion sur ce bouleversement en Tunisie et dans le Monde Arabe. C’est un travail rendu à la rationalité de l’histoire et à l’éclairage de la sociologie politique. L’auteur nous offre une lecture de la révolution tunisienne et de ses causes en analysant ces moments « scènes d’éclat » qui ont conduit des sujets à sortir ensemble de l’image et de l’imaginaire dans lequel le règne dictatorial les avait enfermés longtemps pour débarquer dans le réel politique. Dans son analyse de la situation tunisienne, Fethi Benslama puise dans les ressources de la psychanalyse et de la philosophie et présente le livre selon les chapitres suivants :
Premier chapitre : « Nous n’y pensions plus »
Le mot Révolution était impensable à Tunis, même inconcevable. Des causes politiques, économiques, sociales et démographiques ainsi que d’autres qui relèvent de la subjectivité individuelle et collective sont à l’origine de l’apparition de ce chamboulement.
L’intérêt est porté à l’analyse de cette subjectivité qu’elle soit consciente ou inconsciente, sans omettre de parler d’autres fondements. Le peuple a pris conscience de la honte à laquelle il a été soumis jusqu’alors, d’où la reprise en mains de son sort et de ses responsabilités afin d’y remédier et se projeter dans le futur. La révolution tunisienne porte dans l’histoire quelques idées et surtout l’hypothèse principale de ce texte : « la possibilité d’un dégagement du Monde Arabe du paradigme politique de l’identité vers celui de ‘l’égaliberté’ selon la belle formule d’Etienne Babibar qui associe pratiquement et théoriquement les deux termes à travers ce mot ‘valise’. »
L’intérêt est porté à l’analyse de cette subjectivité qu’elle soit consciente ou inconsciente, sans omettre de parler d’autres fondements. Le peuple a pris conscience de la honte à laquelle il a été soumis jusqu’alors, d’où la reprise en mains de son sort et de ses responsabilités afin d’y remédier et se projeter dans le futur. La révolution tunisienne porte dans l’histoire quelques idées et surtout l’hypothèse principale de ce texte : « la possibilité d’un dégagement du Monde Arabe du paradigme politique de l’identité vers celui de ‘l’égaliberté’ selon la belle formule d’Etienne Babibar qui associe pratiquement et théoriquement les deux termes à travers ce mot ‘valise’. »
Deuxième chapitre : « Soudain la révolution »
Personne n’avait prévu la révolution tunisienne. Cela correspond à l’étymologie du mot « soudain »1 qu’il faut penser en rébellion réelle et généralisée des mêmes sujets. Vouloir aujourd’hui expliquer ses causes à travers les catégories objectives de la rationalité socioéconomique est insuffisant.
Déclenchée dans un pays connu « subordonné » au sein d’un Monde Arabe jugé sans aspiration à la liberté, la révolution tunisienne donne à la notion de déclenchement une valeur propre, qui va au–delà de la conception mécaniste de l’accumulation qui crée la rupture, ou bien de l’image de la goutte qui fait déborder le vase.
Quelles sont les dimensions à la fois politiques et subjectives par lesquelles les « je » et « nous » se sont transformés et ne sont plus comme avant et se sentent séparés de la cause de leur aliénation ?
La révolution des Tunisiens surgit de là où on ne l’attendait pas. Elle exprime une sortie hors soi, un bannissement de l’ordre policier répressif, un rejet du régime autoritaire qui a renié pendant des années leur dignité et liberté, une décentration qui leur a fait voir combien ils étaient étrangers à leur moi. Tout se
passe comme si l’injustice qui a engendré le sentiment de déconsidération de soi et qui a été jusque-là toléré, ne l’est plus.
L’acte de Bouazizi a été l’événement qui avait provoqué l’action collective. L’immolation de ce dernier a rendu insupportable ce qui était supportable jusque-là. C’est un mouvement d’extériorisation et d’extraction de la douleur refoulée, pour s’expulser dans l’insurrection où tout l’être est à venir. Les qualités de Bouazizi nous importent peu, bien que l’histoire semble avoir convoqué sur la scène deux acteurs (Ben Ali, premier personnage de l’État, et Bouazizi, le dernier des hommes) qui ne devaient pas se rencontrer pour leur faire jouer une pièce où l’arrogance et la faiblesse, la cruauté et la pitié, la crainte et
l’humiliation allaient être dialectiquement opposées afin de produire l’événement de la révolution.
L’acte de Bouazizi a pris une signification subjective (consciente et inconsciente) qui a secoué l’esprit moral d’un peuple donnant lieu subitement, en Tunisie, à l’insertion d’une équation inconnue qui a bouleversé les calculs. Il a introduit la possibilité d’un renversement des rapports en montrant comment l’homme peut trouver une puissance dans son impuissance, qu’il peut même exister en disparaissant, faire prévaloir son droit en perdant tout. Et quand l’événement provoque un tel effet, c’est qu’il a touché un point essentiel ; que cela devient une urgence vitale. Il suppose que quelque chose d’inestimable, précieux, très cher, noble, sans prix, est survenue et qui constitue le moyen non pas de retrouver l’estime de soi, mais de restituer l’inestimable destitué pour tout un peuple. Ce sont là des synonymes de Azizi du nom de « Bouazizi »2. «L’être homme » ne peut être préservé qu’en acceptant d’aller vers sa propre destruction : « Mourir est devenir » qui devient la cause même de l’appartenance à l’espèce humaine.
Bouazizi n’est pas un meneur, mais l’homme calciné qui, en disparaissant, a permis aux Tunisiens de se libérer, de requérir leur dignité. La révolution tunisienne s’est déclenchée pour restituer l’inestimable pour tous. Tel est l’angle mort, ou du mort, d’où elle a surgi.
Les Tunisiens se sont identifiés au désespoir de Bouazizi et à la cause de ce désespoir qui constitue l’essence de ce qu’ils appellent « le quahr » (l’oppression) et par lequel ils légitiment l’acte suicidaire de Bouazizi. Quand l’individu ou le groupe éprouve cette honte d’être humain, il est prêt à tous et préfère risquer sa vie pour sauver son être. Nous pouvons dire que la révolution en Tunisie a été fabriquée par cette passion où le tout de « l’être homme » semblait en jeu.
Le soulèvement en Tunisie était un moment aléatoire : il n’était guidé ni par un leader ni par un parti, ni par une doctrine ni au nom de Dieu... Le soulèvement comporte un discours d’immanence sociale dans la mesure où nous n’avons ni entendu ni vu aucune sacralisation religieuse ou identitaire, aucune prière, mais une exigence constante de ce que porte ce slogan : « le peuple /veut/la chute/du régime », slogan qui sera répandu ensuite dans tout le Monde Arabe.
Déclenchée dans un pays connu « subordonné » au sein d’un Monde Arabe jugé sans aspiration à la liberté, la révolution tunisienne donne à la notion de déclenchement une valeur propre, qui va au–delà de la conception mécaniste de l’accumulation qui crée la rupture, ou bien de l’image de la goutte qui fait déborder le vase.
Quelles sont les dimensions à la fois politiques et subjectives par lesquelles les « je » et « nous » se sont transformés et ne sont plus comme avant et se sentent séparés de la cause de leur aliénation ?
La révolution des Tunisiens surgit de là où on ne l’attendait pas. Elle exprime une sortie hors soi, un bannissement de l’ordre policier répressif, un rejet du régime autoritaire qui a renié pendant des années leur dignité et liberté, une décentration qui leur a fait voir combien ils étaient étrangers à leur moi. Tout se
passe comme si l’injustice qui a engendré le sentiment de déconsidération de soi et qui a été jusque-là toléré, ne l’est plus.
L’acte de Bouazizi a été l’événement qui avait provoqué l’action collective. L’immolation de ce dernier a rendu insupportable ce qui était supportable jusque-là. C’est un mouvement d’extériorisation et d’extraction de la douleur refoulée, pour s’expulser dans l’insurrection où tout l’être est à venir. Les qualités de Bouazizi nous importent peu, bien que l’histoire semble avoir convoqué sur la scène deux acteurs (Ben Ali, premier personnage de l’État, et Bouazizi, le dernier des hommes) qui ne devaient pas se rencontrer pour leur faire jouer une pièce où l’arrogance et la faiblesse, la cruauté et la pitié, la crainte et
l’humiliation allaient être dialectiquement opposées afin de produire l’événement de la révolution.
L’acte de Bouazizi a pris une signification subjective (consciente et inconsciente) qui a secoué l’esprit moral d’un peuple donnant lieu subitement, en Tunisie, à l’insertion d’une équation inconnue qui a bouleversé les calculs. Il a introduit la possibilité d’un renversement des rapports en montrant comment l’homme peut trouver une puissance dans son impuissance, qu’il peut même exister en disparaissant, faire prévaloir son droit en perdant tout. Et quand l’événement provoque un tel effet, c’est qu’il a touché un point essentiel ; que cela devient une urgence vitale. Il suppose que quelque chose d’inestimable, précieux, très cher, noble, sans prix, est survenue et qui constitue le moyen non pas de retrouver l’estime de soi, mais de restituer l’inestimable destitué pour tout un peuple. Ce sont là des synonymes de Azizi du nom de « Bouazizi »2. «L’être homme » ne peut être préservé qu’en acceptant d’aller vers sa propre destruction : « Mourir est devenir » qui devient la cause même de l’appartenance à l’espèce humaine.
Bouazizi n’est pas un meneur, mais l’homme calciné qui, en disparaissant, a permis aux Tunisiens de se libérer, de requérir leur dignité. La révolution tunisienne s’est déclenchée pour restituer l’inestimable pour tous. Tel est l’angle mort, ou du mort, d’où elle a surgi.
Les Tunisiens se sont identifiés au désespoir de Bouazizi et à la cause de ce désespoir qui constitue l’essence de ce qu’ils appellent « le quahr » (l’oppression) et par lequel ils légitiment l’acte suicidaire de Bouazizi. Quand l’individu ou le groupe éprouve cette honte d’être humain, il est prêt à tous et préfère risquer sa vie pour sauver son être. Nous pouvons dire que la révolution en Tunisie a été fabriquée par cette passion où le tout de « l’être homme » semblait en jeu.
Le soulèvement en Tunisie était un moment aléatoire : il n’était guidé ni par un leader ni par un parti, ni par une doctrine ni au nom de Dieu... Le soulèvement comporte un discours d’immanence sociale dans la mesure où nous n’avons ni entendu ni vu aucune sacralisation religieuse ou identitaire, aucune prière, mais une exigence constante de ce que porte ce slogan : « le peuple /veut/la chute/du régime », slogan qui sera répandu ensuite dans tout le Monde Arabe.
Troisième chapitre : « Martyre transformation d’un modèle »
Il faut comprendre que l’essence du soulèvement des Tunisiens est éthique ; sinon on passe à côté de la nature de cette révolution. Il suffit de faire un tour à travers les lieux de parole pour le reconnaître, et voir comment l’appareil langagier a permis de penser et dire l’horreur d’avoir été sous l’emprise de cette méchanceté qui a subordonné la loi morale à la pathologie narcissique du groupe « Ben Ali ». C’est ainsi que la douleur sans nom éprouvée intimement par chacun a pu devenir une tragédie du destin humain, la crainte d’une perte d’humanité, la sienne ou celle de l’autre, correspondant à une angoisse d’éthique majeure qui plonge ceux qui l’éprouvent dans le chaos et la fureur. Elle les conduit à vouloir chercher une issue qui restitue la fonction politique absolue, car seule la fonction politique semble permettre un rétablissement de ce qui a été perdu.
La puissance de cette révolte collective provient du fait qu’elle est sans centre ni modèle. Elle apparaît bien comme la tentative politique de créer une frontière et de regagner un pays où l’on cesse de vivre avec l’insupportable. Or, s’il y a un point qui incarne cette frontière et qui n’est pas du semblant, c’est la figure du martyr3. Ce dernier apporte un témoignage qu’un franchissement intolérable a eu lieu, il accepte de perdre la vie pour faire valoir la dignité de cette perte « mourir pour ». L’autosacrifice de Bouazizi apparaît comme antinomique par rapport à ce qu’on appelle « kamikaze »4.
L’immolation de Bouazizi et l’écho qu’elle a suscité dans le monde sont pensés comme la réponse désespérée que les sujets les plus vulnérables menacés dans leur humanité sont amenés à conférer aux atteintes cruelles de l’image de soi. Ce qui fait que le pansement religieux de l’identité ne suffit plus pour traiter les profondes blessures. Son acte est une protestation individuelle sur la place publique, mais ne s’inscrit pas dans un mouvement collectif, c’est une auto-mise à mort impulsée par le sentiment d’humiliation en tant que sujet désespéré. A priori, son acte est classé dans la catégorie du suicide ; et pourtant, dès le début du soulèvement, Bouazizi est appelé « chahid » par le peuple tunisien et il faut demander en quoi le peuple tunisien a préjugé que l’acte de Bouazizi avait tout de même été d’une valeur de témoignage de vérité, de nature à faire de cet homme un martyr d’un nouveau genre. L’immolation a été comprise par les Tunisiens comme une porte de sortie pour rester humain. La manière dont a été investi le martyr de Bouazizi en indique une mutation dans le rapport à la communauté et qu’une conscience nouvelle a fait son effet.
La puissance de cette révolte collective provient du fait qu’elle est sans centre ni modèle. Elle apparaît bien comme la tentative politique de créer une frontière et de regagner un pays où l’on cesse de vivre avec l’insupportable. Or, s’il y a un point qui incarne cette frontière et qui n’est pas du semblant, c’est la figure du martyr3. Ce dernier apporte un témoignage qu’un franchissement intolérable a eu lieu, il accepte de perdre la vie pour faire valoir la dignité de cette perte « mourir pour ». L’autosacrifice de Bouazizi apparaît comme antinomique par rapport à ce qu’on appelle « kamikaze »4.
L’immolation de Bouazizi et l’écho qu’elle a suscité dans le monde sont pensés comme la réponse désespérée que les sujets les plus vulnérables menacés dans leur humanité sont amenés à conférer aux atteintes cruelles de l’image de soi. Ce qui fait que le pansement religieux de l’identité ne suffit plus pour traiter les profondes blessures. Son acte est une protestation individuelle sur la place publique, mais ne s’inscrit pas dans un mouvement collectif, c’est une auto-mise à mort impulsée par le sentiment d’humiliation en tant que sujet désespéré. A priori, son acte est classé dans la catégorie du suicide ; et pourtant, dès le début du soulèvement, Bouazizi est appelé « chahid » par le peuple tunisien et il faut demander en quoi le peuple tunisien a préjugé que l’acte de Bouazizi avait tout de même été d’une valeur de témoignage de vérité, de nature à faire de cet homme un martyr d’un nouveau genre. L’immolation a été comprise par les Tunisiens comme une porte de sortie pour rester humain. La manière dont a été investi le martyr de Bouazizi en indique une mutation dans le rapport à la communauté et qu’une conscience nouvelle a fait son effet.
Quatrième chapitre : « Un devenir inaperçu »
Ce soulèvement a ouvert un avenir quand on ne l’attendait pas. Olivier Roy dit que le « soulèvement est un fait générationnel né d’une génération qui a émergé dans la crise, qui n’a jamais investi l’Islamisme comme solution à ses maux. Cette génération n’est pas idéologique ». Ce soulèvement n’a porté ni mots d’ordre marxiste ni slogans nationalistes panarabes ni expression de l’islamisme. Certes, le sentiment national était manifeste, mais sans exaltation nationaliste.
La démographie permet, en effet, d’approcher une dimension du réel qu’on ne peut négliger pour penser, non seulement la reproduction de la vie humaine, mais aussi la question qui lui est étroitement liée: celle des transmissions et des ruptures culturelles entre les générations.
L’alphabétisation entraîne le passage d’un régime démographique ancien caractérisé par des taux de natalité et de mortalité élevés à un nouveau régime démographique avec des taux beaucoup plus faibles en passant par une phase de croissance de la population due à la chute de la mortalité. C’est ce phénomène qu’on observe dans le Monde Arabe. Nous en sommes aujourd’hui à un seuil à peine au-dessus du niveau de renouvellement des générations5.
Cette mutation qui affecte le réel de la reproduction humaine, appelée «transition démographique», est donc causée par la transmission de nouveaux savoirs et savoir-faire qui permettent de limiter le nombre de naissances. Là où elle a eu lieu, elle a eu des conséquences culturelles considérables : instruction des femmes qui a permis à ces dernières d’être moins handicapées par l’éducation des enfants ; elles sont plus autonomes et ont plus d’autorité grâce au travail dans l’espace public. Une transformation des rôles et rapports entre les sexes en concomitance avec la réduction de la taille de la famille (nucléaire) entraînant le déclin du patriarcat. La sexualité et les règles du mariage sont bouleversées, ébranlant de nombreux tabous, dont celui de la virginité. Le déclin de l’autorité paternelle a entraîné une désarticulation des repères du monde traditionnel.
On commence à approcher ici ce que veut dire sur le plan subjectif l’expression d’« une génération qui n’est pas idéologique » il s’agit de femmes et d’hommes qui arrivent à un moment de l’histoire de leur monde où ils font, en tant que sujets, une certaine expérience d’évacuation des idéaux dominants de leur culture. Ce qui les a mis en mouvement vers une libération sans guidance ni meneur, ni parti, ni doctrine n’est en fait que le désir impérieux de se passer de celui qui les a aliénés et de son régime.
Le régime Bourguiba, comparé à celui de Ben Ali, a fondé une modernité inédite dans le Monde Arabe. Il a mis en avant la chose politique au-dessus de tout : l’éducation et la santé pour tous, l’émancipation du statut inférieur de la femme par rapport à l’homme et de leur tutelle dans le droit islamique, un mouvement de sécularisation résolue... C’est pourquoi la révolution tunisienne actuelle apparaît comme une reprise des relais dans le tissage de l’histoire bourguibienne pour former ce nœud avec cette révolution de la modernité sociale qui l’a précédée. Il n’en sera pas ainsi dans les autres pays arabes où les soulèvements ont presque tout à construire en matière de modernité.
La démographie permet, en effet, d’approcher une dimension du réel qu’on ne peut négliger pour penser, non seulement la reproduction de la vie humaine, mais aussi la question qui lui est étroitement liée: celle des transmissions et des ruptures culturelles entre les générations.
L’alphabétisation entraîne le passage d’un régime démographique ancien caractérisé par des taux de natalité et de mortalité élevés à un nouveau régime démographique avec des taux beaucoup plus faibles en passant par une phase de croissance de la population due à la chute de la mortalité. C’est ce phénomène qu’on observe dans le Monde Arabe. Nous en sommes aujourd’hui à un seuil à peine au-dessus du niveau de renouvellement des générations5.
Cette mutation qui affecte le réel de la reproduction humaine, appelée «transition démographique», est donc causée par la transmission de nouveaux savoirs et savoir-faire qui permettent de limiter le nombre de naissances. Là où elle a eu lieu, elle a eu des conséquences culturelles considérables : instruction des femmes qui a permis à ces dernières d’être moins handicapées par l’éducation des enfants ; elles sont plus autonomes et ont plus d’autorité grâce au travail dans l’espace public. Une transformation des rôles et rapports entre les sexes en concomitance avec la réduction de la taille de la famille (nucléaire) entraînant le déclin du patriarcat. La sexualité et les règles du mariage sont bouleversées, ébranlant de nombreux tabous, dont celui de la virginité. Le déclin de l’autorité paternelle a entraîné une désarticulation des repères du monde traditionnel.
On commence à approcher ici ce que veut dire sur le plan subjectif l’expression d’« une génération qui n’est pas idéologique » il s’agit de femmes et d’hommes qui arrivent à un moment de l’histoire de leur monde où ils font, en tant que sujets, une certaine expérience d’évacuation des idéaux dominants de leur culture. Ce qui les a mis en mouvement vers une libération sans guidance ni meneur, ni parti, ni doctrine n’est en fait que le désir impérieux de se passer de celui qui les a aliénés et de son régime.
Le régime Bourguiba, comparé à celui de Ben Ali, a fondé une modernité inédite dans le Monde Arabe. Il a mis en avant la chose politique au-dessus de tout : l’éducation et la santé pour tous, l’émancipation du statut inférieur de la femme par rapport à l’homme et de leur tutelle dans le droit islamique, un mouvement de sécularisation résolue... C’est pourquoi la révolution tunisienne actuelle apparaît comme une reprise des relais dans le tissage de l’histoire bourguibienne pour former ce nœud avec cette révolution de la modernité sociale qui l’a précédée. Il n’en sera pas ainsi dans les autres pays arabes où les soulèvements ont presque tout à construire en matière de modernité.
Cinquième chapitre : « Le jeu est ouvert »
La fuite de Ben Ali, puis la démission de Moubarak, ont engendré une disjonction qui a orienté le Monde Arabe vers une autre histoire que celle dans laquelle il s’est trouvé fixé durant des décennies. Que la fin ait été énoncée en terme « de jeu » avec ce « game over » est en soi le signe qu’une nouvelle pensée du politique et du rapport au pouvoir est apparue, dans laquelle il n’y a plus des souverains et des assujettis mais des joueurs et des règles. La réouverture du jeu est un événement si redoutable que les sujets qui l’ont désiré et opéré vont se trouver exposés à des situations inconnues devant lesquelles ils ne disposent pas nécessairement des ressources adéquates pour les affronter. Un jeu qui s’ouvre après tant d’années de séquestration va libérer des forces, des demandes, des volontés d’appropriation, des haines et aussi des espaces de liberté.
On peut conclure en disant que l’auteur du début à la fin de cette analyse insiste, non seulement, sur le fait que les événements vécus en Tunisie et dans le Monde Arabe ont été inimaginables et que nul n’avait prévu ou attendu. Le soulèvement a surgi du vide politique que les dirigeants du Monde Arabe ont créé et de leur comportement dictatorial qui n’a pas considéré et reconnu leurs gouvernés. Ce qui a poussé des femmes et des hommes dans un mouvement de masse à se soulever contre l’injustice et l’indignité. Nous assistons à une prise de conscience des peuples arabes, particulièrement la jeunesse qui est en train de prendre en main l’essor de son destin. On n’est plus dans une phase de « zaâma » (leadership). Chacun se sent responsable de son devenir dans un mouvement collectif grâce à une expérience effective du deuil.
Il faut reconnaître que le soulèvement des Tunisiens a été à l’origine du renversement des pouvoirs tyranniques dans le Monde Arabe. L’accent est porté dans cette révolte populaire à cette mutation sous-jacente qui a guidé ces peuples à prendre conscience des entraves autoritaires des régimes et des idéologies intégristes qui perpétuent un discours identitaire et répriment le désir des peuples et leur quête de liberté et
d’égalité. Dans le Monde Arabe, on assiste à un bouleversement dans l’histoire de ces peuples que nul ne peut prévoir ni le devenir ni les conséquences qui pourront soulager cette jeunesse avide de justice sociale et de dignité.
L’auteur parle du soulèvement tunisien comme expérience unique dans le Monde Arabe, même si la révolte en Égypte est évoquée en filigrane. Il occulte la révolte d’octobre 1988 en Algérie ainsi que des mouvements sociaux politiques dans le monde avec lesquels elle a coïncidé (renversement des États socialistes en Europe, apparition d’un ordre mondial nouveau, la montée de l’islamisme politique…) ce qui a provoqué une redéfinition des rapports sociaux de pouvoirs entre gouverneurs et gouvernés.
Par ailleurs, analyser un grand événement tel que la révolte tunisienne en terme de subjectivation d’un vécu et en terme d’espoir, d’inespoir, d’attente et d’existence que par la destruction c’est condamner l’« être homme » à ne se réaliser que dans la mort, ce qui semble contre le principe de la vie.
On peut conclure en disant que l’auteur du début à la fin de cette analyse insiste, non seulement, sur le fait que les événements vécus en Tunisie et dans le Monde Arabe ont été inimaginables et que nul n’avait prévu ou attendu. Le soulèvement a surgi du vide politique que les dirigeants du Monde Arabe ont créé et de leur comportement dictatorial qui n’a pas considéré et reconnu leurs gouvernés. Ce qui a poussé des femmes et des hommes dans un mouvement de masse à se soulever contre l’injustice et l’indignité. Nous assistons à une prise de conscience des peuples arabes, particulièrement la jeunesse qui est en train de prendre en main l’essor de son destin. On n’est plus dans une phase de « zaâma » (leadership). Chacun se sent responsable de son devenir dans un mouvement collectif grâce à une expérience effective du deuil.
Il faut reconnaître que le soulèvement des Tunisiens a été à l’origine du renversement des pouvoirs tyranniques dans le Monde Arabe. L’accent est porté dans cette révolte populaire à cette mutation sous-jacente qui a guidé ces peuples à prendre conscience des entraves autoritaires des régimes et des idéologies intégristes qui perpétuent un discours identitaire et répriment le désir des peuples et leur quête de liberté et
d’égalité. Dans le Monde Arabe, on assiste à un bouleversement dans l’histoire de ces peuples que nul ne peut prévoir ni le devenir ni les conséquences qui pourront soulager cette jeunesse avide de justice sociale et de dignité.
L’auteur parle du soulèvement tunisien comme expérience unique dans le Monde Arabe, même si la révolte en Égypte est évoquée en filigrane. Il occulte la révolte d’octobre 1988 en Algérie ainsi que des mouvements sociaux politiques dans le monde avec lesquels elle a coïncidé (renversement des États socialistes en Europe, apparition d’un ordre mondial nouveau, la montée de l’islamisme politique…) ce qui a provoqué une redéfinition des rapports sociaux de pouvoirs entre gouverneurs et gouvernés.
Par ailleurs, analyser un grand événement tel que la révolte tunisienne en terme de subjectivation d’un vécu et en terme d’espoir, d’inespoir, d’attente et d’existence que par la destruction c’est condamner l’« être homme » à ne se réaliser que dans la mort, ce qui semble contre le principe de la vie.
Notes
1 Qui désigne dans la langue ce qui vient sans « être vu » et qui en un laps de temps apparait comme un renversement massif de la soumission, du moins apparente.
2 Avec le « Bou », c’est le père qui a été touché, le sujet ne pouvait plus garder sa vie que devant des forces qui paraissaient écrasantes, il n’a pas trouvé d’autre recours que la protestation suicidaire, en l’occurrence par le feu.
3 Le mot martyr (chahid), qui appartient au registre théologique, fut utilisé par tous les acteurs de la révolution pour désigner ceux qui sont morts victimes de la répression. Mais le fait de l’appliquer à Bouazizi a rompu radicalement le rapport du signifiant « chahid » à son signifié traditionnel. A priori, on pourrait parler d’une sécularisation du martyr. Mais il faudrait aller plus loin et relever une profanation qui témoigne de l’émergence du sacré qui n’est pas religieux dont la pensée passe par le rapport au désespoir. Ce qui ne veut pas dire, selon l’auteur, que l’auto-immolation par le feu de Bouazizi accomplit ce franchissement vers un sacré non religieux, ce serait inverser les causes et les effets. Mais elle le représente, le rend intelligible, ce qui signifie que Bouazizi n’est pas tombé du ciel. Transformation radicale de la figure du martyr pour en mesurer la portée, il faut mettre au jour, du moins en partie, l’architecture invisible du martyr dont les fondations sont si profondes qu’elle touche aux soubassements de la communauté humaine.
4 Lorsqu’il s’est répandu à partir des années 1980, le dit « kamikaze » entraînait déjà une mutation du modèle classique du martyr dans le monde musulman. Certains théologiciens considèrent l’acte du kamikaze comme un suicide accompagné de meurtres d’innocents, donc passible de l’enfer et de la damnation pour son sujet. D’autres voient cela comme un acte de sacrifice au service de la communauté des croyants. Le martyr se distingue du kamikaze selon que le premier tombe dans le champ de la bataille et rencontre la mort sans désir de mourir et le deuxième désire mourir et sa mort est le moyen de faire mourir d’autres non combattants. Dans la première position, il s’agit d’une foi du labeur (djihad) où exister est une certaine économie de sa vie et de celle des autres. Dans la seconde, une foi de l’accomplissement de l’espérance en un acte d’autosacrifice et sacrifice des autres. Le martyr de la foi dans le labeur est accessible à la sécularisation, le second ne l’est pas. Son acte n’entraîne que sa propre mise à mort, contrairement aux attentats suicides. Le domaine à l’intérieur duquel s’inscrit la conception du martyr est cerné par le concept « djihad ». Le martyr est représenté comme combattant « moudjahid » qui rencontre la mort.
5 La Tunisie et le Liban en sont des cas (deux enfants par femme comme en France et aux USA) avec un taux d’alphabétisation élevé (80% environ de femmes et d’homme
2 Avec le « Bou », c’est le père qui a été touché, le sujet ne pouvait plus garder sa vie que devant des forces qui paraissaient écrasantes, il n’a pas trouvé d’autre recours que la protestation suicidaire, en l’occurrence par le feu.
3 Le mot martyr (chahid), qui appartient au registre théologique, fut utilisé par tous les acteurs de la révolution pour désigner ceux qui sont morts victimes de la répression. Mais le fait de l’appliquer à Bouazizi a rompu radicalement le rapport du signifiant « chahid » à son signifié traditionnel. A priori, on pourrait parler d’une sécularisation du martyr. Mais il faudrait aller plus loin et relever une profanation qui témoigne de l’émergence du sacré qui n’est pas religieux dont la pensée passe par le rapport au désespoir. Ce qui ne veut pas dire, selon l’auteur, que l’auto-immolation par le feu de Bouazizi accomplit ce franchissement vers un sacré non religieux, ce serait inverser les causes et les effets. Mais elle le représente, le rend intelligible, ce qui signifie que Bouazizi n’est pas tombé du ciel. Transformation radicale de la figure du martyr pour en mesurer la portée, il faut mettre au jour, du moins en partie, l’architecture invisible du martyr dont les fondations sont si profondes qu’elle touche aux soubassements de la communauté humaine.
4 Lorsqu’il s’est répandu à partir des années 1980, le dit « kamikaze » entraînait déjà une mutation du modèle classique du martyr dans le monde musulman. Certains théologiciens considèrent l’acte du kamikaze comme un suicide accompagné de meurtres d’innocents, donc passible de l’enfer et de la damnation pour son sujet. D’autres voient cela comme un acte de sacrifice au service de la communauté des croyants. Le martyr se distingue du kamikaze selon que le premier tombe dans le champ de la bataille et rencontre la mort sans désir de mourir et le deuxième désire mourir et sa mort est le moyen de faire mourir d’autres non combattants. Dans la première position, il s’agit d’une foi du labeur (djihad) où exister est une certaine économie de sa vie et de celle des autres. Dans la seconde, une foi de l’accomplissement de l’espérance en un acte d’autosacrifice et sacrifice des autres. Le martyr de la foi dans le labeur est accessible à la sécularisation, le second ne l’est pas. Son acte n’entraîne que sa propre mise à mort, contrairement aux attentats suicides. Le domaine à l’intérieur duquel s’inscrit la conception du martyr est cerné par le concept « djihad ». Le martyr est représenté comme combattant « moudjahid » qui rencontre la mort.
5 La Tunisie et le Liban en sont des cas (deux enfants par femme comme en France et aux USA) avec un taux d’alphabétisation élevé (80% environ de femmes et d’homme
Auteur
Khedidja MOKEDDEM
Pagination
Pages 11-12