L’équation africaine
Média-Plus, Paris, 2011, 327p,
ISBN : 978-9961-922-86-6
Le nouveau roman auquel nous invite Yasmina Khadra et qui concerne l’Afrique, s’annonce sous la métaphore de l’équation comme pour signifier une allusion à l’inconnue. L’une et l’autre renvoient aux arcanes de l’histoire dont une méconnaissance générale et une vision étriquée contribuent à faire le terreau de la violence que les médias diffusent en partie. Cette ignorance du continent et de la réalité autrement plus complexe donne à subir une effroyable aventure aux personnages autour desquels se tisse l’intrigue. L’histoire est simple. Fiction basée sur l’actuelle réalité de la piraterie et des conflits en Afrique, elle raconte les péripéties de deux Allemands nantis pris en otage par des belligérants au profil indéterminé. Hans Makkenroth décède suite à ses blessures ; Kurt Krausmann s’en sort, mais transformé au point d’y revenir après sa libération. Que signifie ce retour vers « la misère du monde » et l’abandon d’une aisance matérielle aux apparences tellement enviées ? Quel message retenir de ce roman où la haine et la dépréciation de l’autre se comprennent comme une réaction à l’agression ?
Telle est celle de Kurt, le personnage principal qui, affrontant bien malgré lui quelques habitants de cette mutante inconnue, clamera que « Tout est bizarre en Afrique. On tue, on vole, on rançonne, on dispose de la vie comme du dernier des soucis… ». Son ami Hans, pourtant affilié au cercle des initiés qui fréquentent l’Afrique, la paye de sa vie après de longues souffrances. Comment, enfin, s’énonce le problème du Continent inscrit au registre des actions humanitaires Nord/Sud quand l’ensemble du monde semble partager cette opinion ?
Sur cette toile de fond aux images insoutenables d’horreur, l’exhortation incite à repositionner les enjeux dans une trame où se scrutent prédateurs et proies…. Qui est le sauvage ? se questionne-t-on, face aux nuances colportées entre le Bien et le Mal que d’aucuns qualifient de manichéisme suranné et d’histoire ancienne. Une manière simpliste de considérer le problème et que Yasmina Khadra traduit en insinuations, non sans ironie :
Tu as cru quoi ? Qu’il y avait un homme qui se faisait bouffer par des oiseaux ou bien que tu étais entouré de sauvages sans cœur ?
Je me suis trompé. Sur toute la ligne, blanc-bec, sur toute la ligne. Tu ne piges que dalle à notre continent…Tu es en Afrique, et en Afrique, le sauvage c’est toi.
Le propos de jeter l’opprobre dans le camp des saint-bernards, sèmera-t-il le doute dans les reproductions des convenances orientées ? Quand bien même l’intention venait à s’opérer, la moralité de l’histoire semble se limiter à agir sur l’individu et non sur le groupe. Mais pour combien de temps ?
Articulant trois épisodes, l’aventure s’engage à Frankfurt où les événements se déroulent assez rapidement pour enchaîner sur Blackmoon et terminer sur Retours.
Frankfurt
Blackmoon
Transférés dans un lieu clandestin, Kurt et Hans vont entrer dans un cercle d’interlocuteurs composés de gardiens et autres captifs. Qui sont ces gens ? Qui sont nos ravisseurs exactement ? Al Qaïda, des rebelles, des soldats ? s’interroge Kurt sans pour autant arriver à percer le mystère. Progressivement, il se hasarde à exploiter les promiscuités qui se créent avec l’idée de nouer des complicités et pouvoir fuir.
Mais lequel des cinq différentes figures se laissera capter pour fournir le soutien et les éléments de réponse que recherche Kurt ? Moussa, Joma, Blackmoon, Gerima, Bruno vont peu à peu se révéler à travers de brefs reflets de leur vie aux conditions innommables et témoigner des conditions d’être humain de ce côté-ci du globe. Chacun d’eux a un objectif propre aux raisons de ses agissements qui transforment le voyage de Kurt et Hans en cauchemar tant est vive la haine à l’égard de l’Occident tenu pour être peuplé d’ignorants sur les événements en Afrique.
Moussa, le chef, est aux commandes et les traite en otages comme monnaie d’échange. Il s’affronte à Joma le plus cruel des ravisseurs qui objecte avoir pris les armes pour défendre des principes et non pour s’en mettre plein les poches. Dans son rôle de gardien, Blackmoon, un surnom improvisé, a des allures apparemment plus contenues et expose opportunément une relative connaissance de l’Europe. Venant d’un village où tout le monde crevait la dalle, il n’a jamais accordé d’importance à son nom propre : « Ici, on m’appelle “hé ! toi, là-bas” », répond-il à Kurt qui cherche un rapprochement en lui demandant comment il se nomme. Blackmoon, par exemple… se dit pas méchant et ne fait de mal que pour se défendre. Il a été l’élève de Joma alors qu’il était tailleur dans une vie antérieure qui a basculé à cause d’une bombe. Joma a perdu son atelier et sa raison de vivre. Il était aussi alors […] un brodeur de vers et un écorché vif aux coups de gueule sublimes sommant l’Afrique de se réveiller.
Blackmoon se rebellera rapidement contre cet Allemand qui l’a sous-estimé au point de solliciter sa connivence pour arranger l’évasion. Pris de remords plus tard, après avoir été blessé accidentellement, il tentera sans succès, avant de rendre l’âme, d’influencer son maître Joma, pour libérer les prisonniers. Ce dernier, mourra à son tour, tué par un coup de revolver, laissant derrière lui des pacotilles dans lesquelles se remarque un ouvrage titré Black Moon et curieusement signé Joma Baba Sy. Il donne l’image cachée d’une personnalité insoupçonnée compte tenu de la brutalité qu’il a toujours manifestée. Lui qui se glorifiait d’être le genre d’énergumène pas suffisamment primate pour être domestiqué, ni assez humain pour être attendri, il en voulait aux Blancs qui pensent que les Africains ont de la boue dans le crâne.
Au bout d’une première étape du circuit qui va les mener au Darfour, se relaie le capitaine Gerima, un brigand sans scrupules à la manière de ceux qui disparaissent pour une nouvelle vie après s’être rempli les poches. Il fanfaronne d’emblée qu’il dispose de la vie et de la mort comme d’un chéquier. Je n’ai qu’à signer avisera-t-il à l’accueil de Kurt et Hans à demi-inconscient, mais qui constitue encore un « produit » rentable en tant qu’éminent industriel en Allemagne. Ce changement de lieu introduit Bruno dans la scène, un blanc qui deviendra le compagnon d’infortune de Kurt. Il se dit ethnologue français vivant en Afrique depuis quarante ans et il s’étonne de se retrouver pris dans ce milieu qu’il prétendait connaître. Pour lui ces gens sont de dangereuses girouettes. Des fois, ils se disent résistants, des fois révolutionnaires […]. En vérité, ces énergumènes ne savent où donner de la tête, encore faut-il qu’ils en aient une. Ils ne pensent pas, ils visent. Ils ne causent pas, ils tirent. Ils ne bossent pas, ils pillent. Eux-mêmes ne voient pas le bout du tunnel. Ils ont oublié comment ça a dérapé pour eux et ignorent comment ça va se terminer… En tout état de cause, ils sont devenus des sous-traitants pour les gouvernements ayant cédé aux chantages des pirates pour libérer leurs ressortissants.
A ce moment, Kurt croit avoir compris que ces êtres dépourvus de conscience ne se contentent pas de banaliser la pratique délibérée de la mort, mais qu’ils la revendiquent comme un droit.
La fin du chapitre annonce un revirement de situation avec l’entrée en scène d’Elena qui apporte enfin un peu de tendresse et de réconfort dans cet univers lacéré par la violence. Médecin engagée dans l’humanitaire pour soigner les malades et les blessés de guerre, elle sera la figure emblématique dans la transformation qui va subtilement se saisir de Kurt.
Retours
Elena auprès de laquelle il avait appris à comprendre qu’au-delà des instants de roucoulement et d’affection partagée, l’amour est un sentiment de profond attachement[…]impliquant don de soi et renoncement à l’intérêt individuel au profit d’une valeur ressentie comme supérieure (Dictionnaire encyclopédique)