Les Grecs, les Arabes et l’islamophobie savante aujourd’hui
Sous la direction de: Philippe Buttgen, Alain de Libera,
Marwen Rashed, Irène Rosier-Catach
Éditions Librairie Arthéme Fayard, Paris, 2009 ;
Réédition Hiber Éditions, Alger, 2011, 372 pages,
ISBN : 978-9947-838-59-4
Faire de l’islamophobie actuellement est devenu un fonds de commerce pour les prévaricateurs d’opinion et on voit, outre les déprédations de lieux religieux et même de cimetières commises par des personnes anonymes, des personnages très en vue reprendre des thèses dénonçant la nocivité de l’islam et des islamistes (musulmans ?).
Les stratégies électorales, les échéances locales ou nationales suggèrent souvent aux candidats d’utiliser un argument qui, il n’y a pas si longtemps, était considéré comme relevant du racisme pur et comme étant l’arme favorite des extrêmes droites, russe, autrichienne, française, etc.
Le cantonnement de cet argument à des attitudes réputées contraires aux droits de l’homme et à une morale humaniste ne résiste pas à une tentation facile et pourvoyeuse de ralliements de voix. Il n’y a pas de petits profits et l’immonde côtoie le bien-pensant.
Les caricatures danoises et celles de Charlie hebdo, faites au nom de la liberté d’expression, ont pour but d’outrager et de vendre de la copie. Pire encore, quand Jean François Copé, candidat à une fonction, somme toute interne, utilise le même argument en se trompant puisqu’il relate un incident ayant eu lieu pendant une période à la fois scolaire et de jeûne du ramadan. Or, cela fait plusieurs années que le ramadan se passe en été et en dehors des périodes scolaires.
Les exemples sont encore nombreux et le confort du schéma qui accrédite l’assimilation des musulmans aux dangers qu’encourt le monde développé est largement exploité par les tenants d’une certaine idée des contours (frontières ?) de la civilisation, dont seraient évidemment exclus des hommes et des femmes dont la définition, à géométrie bien entendu variable, est laissée pour beaucoup à un auditoire auquel on se contente de suggérer.
L’islamophobie, adossée à une doxa largement contestable, a reçu une onction inattendue par la parution d’un ouvrage qui se dit de vulgarisation, mais dont les arguments extrêmement partiaux veulent en découdre avec l’affirmation historique du rôle essentiel des Arabes dans la transmission du savoir grec. L’ouvrage en question, Aristote au Mont Saint-Michel, sous-titré « les Racines grecques de l’Europe chrétienne », a pour auteur un certain Sylvain Gouguenheim, professeur d’histoire médiévale à l’Ecole Normale Supérieure de Lettres et Sciences Humaines de Lyon. L’ouvrage reprend le titre d’une étude de Coloman Viola parue en 1967[i].
Un livre[ii] vient de paraître qui dénonce la promotion de l’islamophobie en argumentant largement à partir des acquis de la science et l’histoire. En fait, cet ouvrage est entièrement dédié à la critique du livre de Sylvain Gouguenheim.
L’exercice auquel nous avons été convié est de commenter cette critique et, partant, d’élargir les appréciations à « Aristote au mont Saint-Michel ».
Il faut préciser que, sans pour autant chausser les guêtres des auteurs de « Les Grecs, les Arabes et nous», les citations in extenso du texte de Gouguenheim, en particulier quand elles sont longues, ne souffrent d’aucune controverse.
Selon Gouguenheim, l’Occident ne devrait rien ou presque à la transmission arabe du savoir grec, puisqu’il existe une filière concurrente de traductions latines du grec, filière dont l’exemple cardinal est celui des moines copistes du couvent du Mont Saint-Michel. Pire encore, l’auteur avance que « jamais les Arabes musulmans n’apprirent le grec, même al-Farabi, Avicenne ou Averroès l’ignoraient ». Gouguenheim a attiré l’attention sur les moines copistes du Mont Saint-Michel, et en particulier sur un personnage, Jacques de Venise, qui a traduit Aristote directement du grec au latin un demi-siècle avant les traductions de l’arabe effectuées à Salerne, en Sicile, et à Tolède ou ailleurs. Cet argument, dans ce qu’il avait de dénégation du rôle des Arabes, désigne Jacques de Venise comme un « illustre inconnu ». L’une des auteurs, I. Rosier- Catach, dans sa contribution intitulée « qui connait Jacques de Venise ? », soutient que Jacques de Venise n’a pu être le vecteur de raccourci entre le grec et le latin. Il semblerait même très peu probable que Jacques de Venise ait pu même vivre au Mont Saint-Michel, en citant les émeutes et l’incendie de l’abbaye à l’époque réputée de sa présence. En gros, une réalité historique, largement admise par les spécialistes (historiens, linguistes, physiciens, philosophes, etc.) doit selon Gouguenheim céder le pas à Jacques de Venise.
Gougenheim va à l’encontre de plusieurs médiévistes dont Alain de Libera qui crédite l’islam d’avoir effectué la « première confrontation de l’hellénisme et du monothéisme ». Dans sa contribution intitulée « Les Latins parlent aux Latins » il écrit en particulier :
Vue dans la perspective de la translatio studiorum, l’hypothèse du Mont-Saint-Michel, «chaînon manquant dans l’histoire du passage de la philosophie aristotélicienne du monde grec au monde latin », hâtivement célébrée par l’islamophobie ordinaire, a autant d’importance que la réévaluation du rôle de l’authentique Mère Poulard dans l’histoire de l’omelette.
La seconde thèse de Gouguenheim est de réfuter la comparaison des lumières de l’islam avec les Lumières du XVIIIe siècle, comparaison impliquant que le Moyen-Âge occidental serait une époque d’obscurantisme. Il réfute également le mythe de l’Andalousie, c’est-à-dire le mythe de l’harmonie où auraient vécu les trois religions monothéistes dans l’Al- Andalus sous le pouvoir arabo-musulman. Il formule une question : pourquoi les Arabes qui ont eu accès à l’héritage grec n’en ont-ils pas fait le même usage que les Européens ? A cet égard, il faut aussi préciser que la thèse selon laquelle l’héritage grec n’aurait pas été transmis à l’Europe occidentale par le Monde musulman avait déjà été avancée au cours des siècles précédents par certains auteurs tel Pétrarque.
Gouguenheim s’en prend également à ce qu’il appelle l’impossibilité de cohabitation entre la raison (grecque) d’une part et l’islam (et son livre le Coran) et la langue arabe d’autre part. La réponse de Marwan Rashed, dans l’ouvrage qui nous occupe, est que le Monde arabo-musulman n’a pas reçu passivement le savoir grec, puisqu’un savoir y était déjà constitué, dont une large partie n’avait d’ailleurs pas encore d’équivalent en Occident (comme l’algèbre ou la médecine). Le besoin de traduction des textes grecs en arabe ne s’explique donc que par une volonté d’un savoir nouveau pour répondre à des questions déjà posées par les penseurs arabes. En ce qui concerne la philosophie, dès le IXe siècle, les théologiens rationnels (les Mutakallimun) formulaient des théories très complexes pour penser la compatibilité de la liberté et de la prédestination, les limites du possible en métaphysique et la constitution du monde dans une physique de la création.
Marwan Rashed rappelle d’ailleurs à quel point les discussions sur la notion d’atome étaient importantes chez les théologiens du Kalam. Le même auteur, dont la contribution porte le titre « De Mahomet à Benoit XVI », s’insurge contre les thèses de Gouguenheim, dans un texte dont l’érudition le dispute à la culture et à la rhétorique.
D’autres écrits, tout autant riches de références, font appel à l’histoire, celle des civilisations, celle de l’Islam médiéval. Plus près de nous, une place remarquable est faite au discours de Ratisbonne dit par le pape Benoit XVI. Celui-ci s’en était défendu, lors d’une visite en Turquie, pays musulman s’il en fut, en arguant de la citation de l’empereur byzantin Manuel II Paléologue :
L’empereur, avec une rudesse assez surprenante qui nous étonne, s’adresse à son interlocuteur simplement avec la question centrale sur la relation entre religion et violence en général, en disant: « Montre-moi donc ce que Mahomet a apporté de nouveau, et tu y trouveras seulement des choses mauvaises et inhumaines », comme son mandat de diffuser par l’épée la foi qu’il prêchait. L’empereur, après s’être prononcé de manière si peu amène, explique ensuite minutieusement les raisons pour lesquelles la diffusion de la foi à travers la violence est une chose déraisonnable. La violence est en opposition avec la nature de Dieu et la nature de l’âme. « Dieu n’apprécie pas le sang » – dit-il –, ne pas agir selon la raison, sun logô, est contraire à la nature de Dieu.
Il est vrai que les descriptions avancées de la marche du monde, après l’effondrement du bloc soviétique, par Samuel Huntington, dont le nom apparait souvent, sont fortement inspirées de la Grammaire des civilisations de l’historien français Fernand Braudel, parue en 1987.
Ce texte n’a pas de prétention scientifique ; il est seulement une tentative d’entretien de l’espoir que l’homme est un et que les pourfendeurs de toute sorte, surtout quand ils se vêtent des oripeaux d’une science partiale parce qu’accommodée rencontreront des contradicteurs légitimes.
Les Grecs, les Arabes et nous pourrait certainement livrer d’autres enseignements ; pour cela des lectures d’historiens, de linguistes, de scientifiques, de philosophes, et la liste n’en est pas exhaustive, livreraient, à coup sûr, par les ramifications évidentes greffées sur une question d’une actualité brulante, des éléments pour un débat qui serait apaisé parce qu’il ignorerait la rue et ses réactions de tripes.
notes
[ii] Les Grecs, les Arabes et nous, collectif, Hiber éditions, 2011.