La Traversée
Un film d’Elisabeth Leuvrey
Les écrans documentaires – Arcueil, 72 minutes – 4/3 – 5.1– DCP – visa n°132.975. Synopsis.
Prix découverte - SCAM-Nomination - Prix Albert Londres FID - Marseille - Cinéma du réel – Paris Rencontres cinématographiques - Bejaïa
Sortie nationale le 17 avril 2013
L’idée d’Elisabeth Leuvrey de filmer la traversée de la Méditerranée en bateau par des immigré(e)s-émigré(e)s algériens partant ou retournant « chez eux » nous plonge au fond de la logique paradoxale de l’immigration-émigration, de l’identité et de l’altérité qui traverse toute l’œuvre sociologique d’Abdelmalek Sayad auquel Elisabeth Leuvrey rend un bel hommage en lui dédiant ce film. Et ce n’est pas le seul mérite de ce travail duquel émerge finalement l’ensemble du modèle théorique de Pierre Bourdieu sur la logique pratique et mythique de la pensée kabyle qu’il aimait considérer comme le réservoir de toute la pensée méditerranéenne. Il ne s’agit pas de croiser (par une sorte d’intégrisme théorique et ethnologique) la charrue et le bateau ou la terre et la mer, ni de superposer le modèle de la maison kabyle sur celui du navire. Il est plutôt question de traiter la mer comme un seuil, le limen qui « fournit, selon P. Bourdieu, le modèle pratique de tous les rites de passage et vise à réunir ce que la nature a séparé et à séparer ce que la nature a réuni, le lieu où le monde se renverse et s’inverse », où il « pivote », pour reprendre l’expression d’Arnold Van Gennep.
La traversée qui marque le premier jour du départ et/ou d’arrivée peut être en effet considérée comme le moment et le lieu où l’immigré(e)-émigre(e) bascule. Il passe d’un monde à l’autre, de la France à l’Algérie, du pays d’immigration à celui de l’émigration, de l’autre à soi-même, bref, d’un état à un autre (dans le sens politique et psychique du terme). Il est ainsi comparable à tous les autres êtres en situations de vulnérabilité passant d’une condition à une autre, tels le nouveau-né, la/le jeune marié(e), l’enfant récemment circoncis ou encore la femme enceinte. Comme lui, ils font l’objet d’une surveillance rapprochée et accrue destinée à les protéger du mauvais œil et de la sorcellerie (ihechculen). D’ailleurs il en est ainsi pour toutes les autres pratiques et activités sociales d’ouvertures et de commencement : le premier jour de labour ou celui du printemps, la première moisson, la première coiffure, la première sortie au marché, etc. L’un des passagers du bateau exprime parfaitement cette situation inaugurale. Parlant de ce jour particulier du départ, en vue de sa première traversée, il dit : « C’est comme le premier jour de naissance », et ajoute : « comme si j’allais mourir et partir au paradis ».
Dans ce film, la traversée n’apparaît pas seulement comme la somme des moments, des choses dites ou faites par chacun des passagers durant l’intervalle qui sépare le départ de l’arrivée. Elisabeth Leuvrey donne à voir un véritable rituel auquel se livre, chaque année, par air ou par mer, tous les deux ans à tout le moins, chaque émigré(e)-immigré(e); du moins tous ceux qui ne veulent pas passer au statut de poltron, Amjah, l’émigré qui a été mangé, emporté par les délices de l’immigration (ie. les femmes et l’alcool). C’est ce rituel de la traversée qui permet, voire enjoint à tous ces hommes et ces femmes de devenir ce qu’ils sont, c’est à-dire des immigrés-émigrés jouant, assumant et incarnant corps et âme ce double rôle, réalisant ainsi cette fiction sociale qu’est « la double absence » ou la « double présence ». Tout se passe en effet comme si la traversée avait pour fonction, entre autres, de préparer en la dissimulant, la collision inévitable entre ici et là-bas, entre le départ et l’arrivée, entre la présence et l’absence, entre soi-même et les autres, entre l’immigré et l’émigré.
Une confrontation impensable il y a quelques décennies quand l’émigration était essentiellement masculine et individuelle, entièrement connectée au monde et à l’ordre social, moral et agraire local. À cette époque, l’émigration faisait l’objet de plusieurs rituels qui sont d’ailleurs, tous et toujours, l’œuvre des femmes, de la mère et de l’épouse notamment. Car, pour le système qui organisait la société kabyle d’antan, le départ comme le retour de l’émigré étaient, tous les deux, indissociables de tous les autres événements de l’existence de l’homme comme les funérailles, les labours, la moisson, la circoncision ou le mariage. L’émigré partait à la fin de l’automne, après les labours, et retournait au moment de l’été quand la récolte est à point, au moment des moissons. De fait, le séjour en France correspondait exactement au temps et à la logique de la circulation circulaire du sens humain et social qui va de la fécondation à l’accouchement, de la semence à la germination, de l’hiver à l’été, de l’ouest à l’est, du couchant au levant. C’est ce à quoi nous renvoit le sens des mots el-gharb, qui signifie l’Ouest ou l’Occident et aghrib (plur. ighriben) qui désigne l’étranger ou l’émigré.
À l’époque, le départ avait toujours lieu à l’aurore (lefjer), « avant que le jour ouvre son œil » afin de dissimuler le moment de séparation aux enfants et aux autres parents proches qui pouvaient, par devoir de solidarité, déclencher des cris de lamentations comme lors de la sortie du mort. Aussi, le jour même du départ, on ne balaye pas la maison et le soir, au moment du dîner, on pose « la cuillère de l’absent » dans le plat collectif (tarbunt) comme s’il était là, trois jours durant. Tout le lexique utilisé pour évoquer la traversée et l’émigré est soigneusement choisi de sorte qu’il ne traduit pas la violence de la séparation. On ne dit pas de l’homme qu’il est parti mais qu’il a traversé (yezgar). On ne dit pas qu’il est en France mais outre-mer ou de l’autre côté (agummadhakin).
Le retour de l’émigré à la maison donnait également lieu aux mêmes rituels que ceux que la tradition réserve aux nouveaux nés, aux enfants récemment circoncis ou à la nouvelle mariée (tislit). On lance sur l’émigré comme sur la mariée lorsqu’il (elle) franchit le seuil de la maison des youyous et un tamis remplis de noix, d’œufs, de dattes, puis on l’assoit au centre de la maison, où les proches parents (cousins, voisins) et toutes les mères d’autres émigrés du village accourent pour « le voir », comme elles vont, au lendemain des noces, donner « le droit de vue » (timezrit) à la nouvelle mariée.
Le cycle annuel de l’émigration et de la traversée trouve ainsi sa cohérence dans tout l’ordre social agraire : la période d’absence coïncide parfaitement avec celle où la nature travaille et accomplit son œuvre de germination qui commence vers la fin de l’automne (mi-novembre), une période de production, sombre et courte où il faut juste assister la nature en travail, la regarder et la surveiller (c’est la période où la terre ensemencée enfle et le ventre de la femme enceinte gonfle) et qui prend fin au début de l’été (début mai) quand la moisson arrive et les jours sont longs et plus lumineux. Le temps de l’immigration est en effet celui où l’émigré « disparaît », comme le grain qui s’enfoui dans la terre ou un mort dans la tombe (sachant que dans la logique mythique toute mort est résurrection), comme le jour (le soleil) qui se lève et se couche, comme l’année qui s’ouvre et se ferme ou le champ qui se vide et se remplit… comme une hirondelle qui va et qui revient pour reprendre le refrain du vénérable chanteur de l’exil kabyle en France, Slimane Azem.
Auteur
Kamel CHACHOUA