“On déambule [à Tafraout] nonchalamment entre les étoffes chatoyantes qui donnent aux devantures des boutiques un cachet comparable à celui qu’on retrouve au centre de Dakar car l’Afrique noire exprime ici la ciselure de son mental sensible. C’est le point de convergence heureuse de deux cultures, la berbère et la négroafricaine. Cet art se manifeste dans les moindres choses, les infimes objets, les poteries comme le fer forgé. A travers lui, on discerne le génie de ces peuples qui essayent d’oublier la haine, la traite ancienne et actuelle et qui pratiquent le métissage biologique et culturel sans arrière-pensée.»1
C’est dans le sillage humaniste de cet écrivain qui fut très proche de L.S. Senghor, que nous contribuons, dans les pages ci-après, à des repérages et analyses de quelques-unes des influences de l’Afrique noire au Maghreb et notamment au Maroc car le Continent austral « exprime ici la ciselure de son mental sensible. »
Les étapes de notre itinéraire ne sont pas les stambali tunisiens et libyens, ni le diwan bilalien d’Oran, de Constantine ou de Tlemcen, mais l’introduction à la connaissance des métissages biologiques et mentaux induits par la derdebba des Gnawa du Maroc sur les socioculturels de ce pays.
Stambali tunisien et libyen, diwan bilalien algérien et derdeba marocaine sont des cultes afro-maghrébins de possession dont les maîtres et les officiants sont les Maghrébins d’origine subsaharienne. On les désigne aussi par le terme « bilaliens » en référence à leur ancêtre spirituel Bilal, l’esclave abyssin affranchi par le Prophète. Les racines africaines de ces cultes de possession sont les mêmes que celles du Bori haussa2. Cette origine négro-africaine explique le fait avéré que ces cultes sont associés à deux dimensions fondamentales (non considérées ici) : la possession rituelle, d’une part, et la pratique médiumnique (qui est souvent adorciste), d’autre part. Consécutivement à l’immersion de ces cultes de possession dans les sociétés maghrébines, des pratiques et des croyances propres aux ordres culturels de ces sociétés se sont, sous l’effet d’un mécanisme anthropologique syncrétique, ajouté à ces cultes.
C’est dans le sillage humaniste de cet écrivain qui fut très proche de L.S. Senghor, que nous contribuons, dans les pages ci-après, à des repérages et analyses de quelques-unes des influences de l’Afrique noire au Maghreb et notamment au Maroc car le Continent austral « exprime ici la ciselure de son mental sensible. »
Les étapes de notre itinéraire ne sont pas les stambali tunisiens et libyens, ni le diwan bilalien d’Oran, de Constantine ou de Tlemcen, mais l’introduction à la connaissance des métissages biologiques et mentaux induits par la derdebba des Gnawa du Maroc sur les socioculturels de ce pays.
Stambali tunisien et libyen, diwan bilalien algérien et derdeba marocaine sont des cultes afro-maghrébins de possession dont les maîtres et les officiants sont les Maghrébins d’origine subsaharienne. On les désigne aussi par le terme « bilaliens » en référence à leur ancêtre spirituel Bilal, l’esclave abyssin affranchi par le Prophète. Les racines africaines de ces cultes de possession sont les mêmes que celles du Bori haussa2. Cette origine négro-africaine explique le fait avéré que ces cultes sont associés à deux dimensions fondamentales (non considérées ici) : la possession rituelle, d’une part, et la pratique médiumnique (qui est souvent adorciste), d’autre part. Consécutivement à l’immersion de ces cultes de possession dans les sociétés maghrébines, des pratiques et des croyances propres aux ordres culturels de ces sociétés se sont, sous l’effet d’un mécanisme anthropologique syncrétique, ajouté à ces cultes.
1. Transsahariennes
En introduisant dans la société et les cultures maghrébines les rythmes existentiels et esthétiques de l’Afrique noire, l’homme subsaharien d’origine y a rendu possible, voire indispensable, la célébration et la reconnaissance (au sens plein du terme) de leur dimension métisse et, partant, sa propre culture. C’est dans le caractère spectral ou occulte des strates de la puissance du métissage qu’il s’agit, non pas de retrouver, mais de trouver la dimension subsaharienne et subtropicale du Maghreb. C’est l’Aufhebung hégélienne : la civilisation du Maghrébin d’origine subsaharienne n’est pas uniquement une ritournellisation dialectique et créatrice du métissage de plusieurs traditions ; elle est, en outre, conservation-dépassement des autres civilisations qu’elle rencontre tout au long de son immersion dans le nouvel environnement historique anthropologique auquel ses acteurs diasporiques sont confrontés. La civilisation nord-africaine noire, si elle paraît «transcender» les civilisations de l’Afrique boréale, y est devenue immanente. De ce fait, c’est l’effet conjugué de son articulation aux autres qui fait d’elle une entité inter-humaine et esthétique transversale et, à la fois, contiguë à chacun des microcosmes ethno-culturels qui constituent les civilisations nord-africaines métisses. C’est ce métissage, ou mieux : ce tropicalisme qui met en évidence, in vivo, la réalité de la dimension australe d’un pays éminemment africain tel le Maroc.
*
Au-delà du Tropique du Cancer, la voix d’un mage et d’un poète du Sud, Léopold Sédar Senghor, met en poésie les rythmes transsahariens de l’âme polyarchique marocaine. Intitulé Étaitce une nuit maghrébine ?3, un poème de Senghor, en recueillant la célébration de Mogador (Essaouira), rappelle comment le poète sénégalais abolit la frontière imaginaire qui sépare le Maroc de sa matrice subsaharienne. À l’instar de celles des différentes entités maghrébines, les dimensions australes du Maroc sont effectivement des ponts qui articulent, l’une sur l’autre, les deux rives du Sahara. En effet, tous ces souffles austraux logent dans la complexité multiplicitaire de la civilisation marocaine. Or, c’est la valeur bénéfique du caractère austral de celle-ci qu’il s’agit de maintenir et de sauvegarder, selon les exigences des Lumières d’aujourd’hui. N’est-elle pas la source des puissances sociohistoriques d’où la totalité de la société et des ethno-cultures marocaines se mettent constamment en perspective? En respectant sa souplesse, mais aussi sa capacité de vouloir être, d’emblée, au-delà de la pensée et de l’action du temps présent, la totalité des sociétés locales et de leurs cultures les pondèrent en nostalgie tant du futur que d’un être-ensemble, dont le mouvement génésique est, tout à la fois, le respect éthique et politique de la spécificité des sociétés et des cultures régionales, le développement égalitariste multisectoriel et dynamique de toutes les régions et de toutes les socioculturels locales, et la construction quotidienne de la défense de la paix et de la dignité de la totalité des communautés qui composent l’être-ensemble transnational pluriel.
Cependant, la paix et la dignité humaine, tout comme la solidarité et la convivialité nationales dans un environnement continental (i.e. africain), et international–voire immédiatement régional, qui se distingue aussi bien par des guerres quasi-civiles ou « sécuritaires » que par la déliquescence et le délabrement du pouvoir consensuel pseudo-légitime– devraient ressortir de l’ordre de l’instituant et non de celui de l’institué, de manière à ce qu’elles ne se transforment pas en horizon indépassable de leur articulation sur les nécessités du temps présent. Paix et dignité de l’homme ont à être more majorum en permanence, en deçà de la construction de l’être-ensemble anthropo-social et au-delà de l’horizon d’où commence à poindre les processus de création des individualités ou des citoyens comme singularité, « des pragmatiques de particules langagières » (J.-F. Lyotard)4, « multiples » ; paix et dignité de l’homme ne serviront à rien si elles servent à transcender cet être-ensemble et ces processus, ou si elles sont réduites au statut inquiétant de factotums.
C’est une évidence, les deux rives du Sahara n’entretiennent pas que des relations d’exclusion ; la culture africaine noire à l’oeuvre au sein des cultures et de l’imaginaire maghrébins est indubitablement un des nombreux paradigmes qui l’attestent. Ce constat peut s’appliquer particulièrement au Maroc même si, depuis la fin du XIXe siècle, la «prise de Tombouctou en 1893-94 et d’In Salah en 1899», l’espace transsaharien Maroc/Afrique noire «est mis en marge dans la géographie économique coloniale.»5 Dans ce contexte, cette « géographie » ne pouvait que souverainement rejoindre le discours tenu par son inconscient : soit intégrer les « marges » humaines et territoriales nord-ouest africaines dans une belle et opaque totalité où, eût dit Hegel, toutes les vaches sont grises! La double question de la continentalité et de la marginalité devenait caduque, et ce, au regard du savoir et de l’inconscient que voilà. Au nom de quoi cette tentation se soutient-elle ?
D’où parlez-vous, vous qui parlez? La question, humblement, importe plus que la réponse. Et le Sahara, n’est-ce pas d’abord la métaphore généalogique d’une communauté de situation qui lie, les unes aux autres, les peuples de l’Afrique du Nord-Ouest? L’écrivain algérien Tahar Djaout poétise cette évidente question dans son odyssée romanesque L’Invention du désert.
Cependant, la paix et la dignité humaine, tout comme la solidarité et la convivialité nationales dans un environnement continental (i.e. africain), et international–voire immédiatement régional, qui se distingue aussi bien par des guerres quasi-civiles ou « sécuritaires » que par la déliquescence et le délabrement du pouvoir consensuel pseudo-légitime– devraient ressortir de l’ordre de l’instituant et non de celui de l’institué, de manière à ce qu’elles ne se transforment pas en horizon indépassable de leur articulation sur les nécessités du temps présent. Paix et dignité de l’homme ont à être more majorum en permanence, en deçà de la construction de l’être-ensemble anthropo-social et au-delà de l’horizon d’où commence à poindre les processus de création des individualités ou des citoyens comme singularité, « des pragmatiques de particules langagières » (J.-F. Lyotard)4, « multiples » ; paix et dignité de l’homme ne serviront à rien si elles servent à transcender cet être-ensemble et ces processus, ou si elles sont réduites au statut inquiétant de factotums.
C’est une évidence, les deux rives du Sahara n’entretiennent pas que des relations d’exclusion ; la culture africaine noire à l’oeuvre au sein des cultures et de l’imaginaire maghrébins est indubitablement un des nombreux paradigmes qui l’attestent. Ce constat peut s’appliquer particulièrement au Maroc même si, depuis la fin du XIXe siècle, la «prise de Tombouctou en 1893-94 et d’In Salah en 1899», l’espace transsaharien Maroc/Afrique noire «est mis en marge dans la géographie économique coloniale.»5 Dans ce contexte, cette « géographie » ne pouvait que souverainement rejoindre le discours tenu par son inconscient : soit intégrer les « marges » humaines et territoriales nord-ouest africaines dans une belle et opaque totalité où, eût dit Hegel, toutes les vaches sont grises! La double question de la continentalité et de la marginalité devenait caduque, et ce, au regard du savoir et de l’inconscient que voilà. Au nom de quoi cette tentation se soutient-elle ?
D’où parlez-vous, vous qui parlez? La question, humblement, importe plus que la réponse. Et le Sahara, n’est-ce pas d’abord la métaphore généalogique d’une communauté de situation qui lie, les unes aux autres, les peuples de l’Afrique du Nord-Ouest? L’écrivain algérien Tahar Djaout poétise cette évidente question dans son odyssée romanesque L’Invention du désert.
2. Canto Negro
La postulation d’un Maghreb autre a comme fondement préliminaire la symbiose transsaharienne atlantique ; et cette symbiose n’aurait pas existé sans la labilité des identités tant personnelles que collectives– les communautés –qui animent la totalité des cultures et des sociétés nord-ouest africaines qui ne cessent d’inventer, non le vide ou le chaos, mais les chemins qui mènent, tout à la fois, vers les individus concrets et leur universalité vitale et non formelle.
En tant qu’homo aestheticus, Orphée Noir nord-africain est une des figures qui symbolisent ce cheminement. C’est comme à Jamâa el Fna à Marrakech, à Essaouira, ou dans les ethno-cultures qui ceinturent la bordure saharienne de l’Atlas et, plus généralement, dans cette vaste aire culturelle métisse qui va de cette bordure jusqu’aux confins austraux et sahéliens du Sahara. Non que les rythmes du sintir ou gumbri (ou encore guitare basse à caisse rectangulaire et à ornements cliquetants), des tambours (ganga) et des crotales d’Orphée Noir y dominent. Ils possèdent seulement cette distinction sonore typique, qui les fait voltiger, telle une ligne de crête discrète et accueillante, sur une rumeur proche de celle qu’Elias Canetti avait décrite en 1954 dans Les Voix de Marrakech. Ces rythmes africains marocains sont comme une membrane sonore : ils protègent et amplifient les puissances de ce que l’on pourrait appeler, en détournant une phrase de Juan Goytisolo, «l’éclat et l’incandescence du rythme prolongeant miraculeusement son verbe». Les risques encourus par les Bilaliens maghrébins de perdre, non leur langue bambara, haoussa, wolof, songhaï, etc., – ils les ont, hélas !, perdues et y ont substitué une langue « créole » fantôme…–mais leur musique même, ne diffèrent en rien de ceux qui guettent le patrimoine oral de l’humanité. «Mais je tremble parfois en pensant, ajoute J. Goytisolo, combien elle [la Place Jamâa-el Fna à Marrakech] est vulnérable, et je sens monter à mes lèvres cette question qui résume toutes mes craintes : Jusqu’à quand ?»6
Comme on ne manquera pas de le deviner, la question et les craintes de J. Goytisolo concernent d’emblée les médias de l’ethno-esthétique afro-marocaine et, plus généralement, l’ensemble des ethno-cultures orales nord-africaines.
À l’instar de la Tunisie, le Maroc n’a de frontières avec aucun pays sahélo saharien. On l’a déjà relevé : si l’histoire ment, la géographie ne peut le faire. En clair, le paradigme de l’impossibilité de penser le Maroc en dehors de sa dimension africaine noire n’est pas de l’ordre du phantasme. Il contribue à l’explication du privilège dont jouissent l’ethno musique et l’ethno chorégraphie (et, plus généralement, la culture) d’origine subsaharienne un peu partout au Maroc. Dans ce pays, ces expressions ethno artistiques opèrent comme partie intégrante des ethnocultures existantes (berbères, juives, arabo-andalouses). L’affirmation du paradigme culturel négro-marocain est aussi une introduction à l’analyse de la genèse de la rencontre de l’homme d’origine sudique7 et de l’homme du Nord, du Noir et de l’«autochtone».
Il est des dispositifs discursifs et politiques qui occultent et nient cependant jusqu’à l’existence des métissages afro-maghrébins. C’était le cas de Michaux-Bellaire, par exemple, qui, s’il écarte d’un seul geste castrateur l’homme Noir de la civilisation et de la géographie spirituelle marocaines, ne saurait intimider que ceux qu’effraie l’imposture ou ceux, intérieurement ou extérieurement, dont le désir ardent consiste à refuser aux auteurs du Blues afro-marocain la qualité de communauté humaine transversale à la totalité socioculturelle marocaine. Avec l’homme Noir, nous nous trouvons en présence de la pluri identité des puissances humanistes et esthétiques de l’un des exercices interculturels les plus concrets de la relation avec l’altérité. Parce qu’il a induit le métissage de la société et de la civilisation marocaines (mais également maghrébines), l’homme austral, métis culturel et biologique comme le boréal originaire, a pu dépasser l’entorse ontologique que des hommes de l’Afrique du Nord-Ouest et d’ailleurs lui ont fait subir.
En tant qu’homo aestheticus, Orphée Noir nord-africain est une des figures qui symbolisent ce cheminement. C’est comme à Jamâa el Fna à Marrakech, à Essaouira, ou dans les ethno-cultures qui ceinturent la bordure saharienne de l’Atlas et, plus généralement, dans cette vaste aire culturelle métisse qui va de cette bordure jusqu’aux confins austraux et sahéliens du Sahara. Non que les rythmes du sintir ou gumbri (ou encore guitare basse à caisse rectangulaire et à ornements cliquetants), des tambours (ganga) et des crotales d’Orphée Noir y dominent. Ils possèdent seulement cette distinction sonore typique, qui les fait voltiger, telle une ligne de crête discrète et accueillante, sur une rumeur proche de celle qu’Elias Canetti avait décrite en 1954 dans Les Voix de Marrakech. Ces rythmes africains marocains sont comme une membrane sonore : ils protègent et amplifient les puissances de ce que l’on pourrait appeler, en détournant une phrase de Juan Goytisolo, «l’éclat et l’incandescence du rythme prolongeant miraculeusement son verbe». Les risques encourus par les Bilaliens maghrébins de perdre, non leur langue bambara, haoussa, wolof, songhaï, etc., – ils les ont, hélas !, perdues et y ont substitué une langue « créole » fantôme…–mais leur musique même, ne diffèrent en rien de ceux qui guettent le patrimoine oral de l’humanité. «Mais je tremble parfois en pensant, ajoute J. Goytisolo, combien elle [la Place Jamâa-el Fna à Marrakech] est vulnérable, et je sens monter à mes lèvres cette question qui résume toutes mes craintes : Jusqu’à quand ?»6
Comme on ne manquera pas de le deviner, la question et les craintes de J. Goytisolo concernent d’emblée les médias de l’ethno-esthétique afro-marocaine et, plus généralement, l’ensemble des ethno-cultures orales nord-africaines.
À l’instar de la Tunisie, le Maroc n’a de frontières avec aucun pays sahélo saharien. On l’a déjà relevé : si l’histoire ment, la géographie ne peut le faire. En clair, le paradigme de l’impossibilité de penser le Maroc en dehors de sa dimension africaine noire n’est pas de l’ordre du phantasme. Il contribue à l’explication du privilège dont jouissent l’ethno musique et l’ethno chorégraphie (et, plus généralement, la culture) d’origine subsaharienne un peu partout au Maroc. Dans ce pays, ces expressions ethno artistiques opèrent comme partie intégrante des ethnocultures existantes (berbères, juives, arabo-andalouses). L’affirmation du paradigme culturel négro-marocain est aussi une introduction à l’analyse de la genèse de la rencontre de l’homme d’origine sudique7 et de l’homme du Nord, du Noir et de l’«autochtone».
Il est des dispositifs discursifs et politiques qui occultent et nient cependant jusqu’à l’existence des métissages afro-maghrébins. C’était le cas de Michaux-Bellaire, par exemple, qui, s’il écarte d’un seul geste castrateur l’homme Noir de la civilisation et de la géographie spirituelle marocaines, ne saurait intimider que ceux qu’effraie l’imposture ou ceux, intérieurement ou extérieurement, dont le désir ardent consiste à refuser aux auteurs du Blues afro-marocain la qualité de communauté humaine transversale à la totalité socioculturelle marocaine. Avec l’homme Noir, nous nous trouvons en présence de la pluri identité des puissances humanistes et esthétiques de l’un des exercices interculturels les plus concrets de la relation avec l’altérité. Parce qu’il a induit le métissage de la société et de la civilisation marocaines (mais également maghrébines), l’homme austral, métis culturel et biologique comme le boréal originaire, a pu dépasser l’entorse ontologique que des hommes de l’Afrique du Nord-Ouest et d’ailleurs lui ont fait subir.
3. D’un acolyte de Mauss ou les Berbères des déserts
Voyons comment cet émule de Marcel Mauss–il s’agit toujours de Michaux- Bellaire–administre son coup de chasse-mouche à ce qu’il appelle significativement «la confrérie des nègres de Guinée», et écarte d’entrée de jeu le métissage culturel afro marocain : «Chez les Djilala de la campagne surtout (sic), les principes mystiques de Moulay Abdelkader ont complètement disparu et ont été remplacés par un culte des puissances mystérieuses et cachées. Sous le couvert du grand chaikh de Bagdad, les Djilala font des invocations à des démons mâles et femelles : Sidi Mimoun, Sidi Moussa, Lalla Mira, Sidi Hammo, Lalla Djemiliya, etc. Il semble (resic) qu’il y ait souvent une confusion entre les pratiques des Djilala et celles des Guenaoua, confrérie des nègres de Guinée, qui s’est également placée sous l’invocation de Moulay Abdelkader et qui n’a rien cependant de musulman (reresic).»8
Ce passage est, malgré les apparences, intéressant. Il l’est, d’abord, en ce qu’il révèle comment son auteur est victime de son propre aveuglement impérialo-utopique. En insistant sur les Djilala de la campagne, l’auteur reconnaît, par ricochet, l’immersion des pratiques mystiques et rituelles de l’homme Noir dans les ethnocultures maghrébines, en général, et marocaines, en particulier. Ensuite, le passage cité est intéressant en ce qu’il trace, inconsciemment, les agencements ontologique, existentiel, socio-économique et politique de l’homme Noir marocain avec son environnement socioculturel. Enfin, le même passage michaux-bellairéen enracine cet homme –selon le geste d’une aporie qui reste, pour nous, utile – dans les territoires de la géographie mystique marocaine et, à la fois, le soude (de manière inquisitoriale !) à son animisme « supposé ». Or, au-delà de la circonscription mystique de l’homme Noir, c’est justement sa rencontre avec la civilisation de l’autochtone qui devait retenir l’attention. Elle ne l’éloigne pas, cette rencontre, de la terre où il vit et, donc, ne le projette pas imaginairement, comme semble le faire Viviana Pâques, sur sa terre d’origine : l’Afrique noire9. D’autre part, la rencontre que voilà ne cesse de se développer à travers une multiplicité de figures et de registres différents10 ; ce que d’aucuns, comme Michaux-Bellaire, n’ont pas voulu voir.
Cependant, les mots étranges que charrie le texte cité du sociologue français, et qu’il ramasse dans un jugement dangereux, n’ont de signification qu’une fois remis dans la bouche du promoteur de la rentabilité que l’auteur (i.e. Michaux-Bellaire) de ce jugement en attend. Michaux-Bellaire est un des ancêtres de «la tentation de l’innocence». En d’autres termes, il est la main invisible et scripturaire, non d’Adam Smith, mais d’une constellation de forces qui ont séparé, heureusement dans leurs imaginaires seuls, le Maroc profond de sa «noirceur» et de son socle africain. Du fin-fond des confins du Sud-Est marocain, Charles de Foucauld (mystique de son état mais qui marchait bel et bien sur ses pieds), proclame, dans une missive datée du 4 septembre 1912 : «J’apprends par Massignon11 que vous êtes à Fez (...) Il m’est doux de vous y [Fez] voir en cette première heure. C’est un bien grand et rare que dès le début de l’occupation du pays, toutes les impulsions soient bien données. Vous y contribuerez.»12
Étrange matin de gésine, eût dit l’écrivain africain Cheikh Amidou Kane, à la lecture de cette prose antisarrasine! Au-delà de toute pudeur, son auteur y claironne sa transe mystique tristement coloniale. Tout en sachant que parmi les Marocain(e)s massacré(e)s aux portes de Fez, figuraient en grand nombre les Berbères mais également des Arabes, il ose écrire, comme en écho à la prose d’un Torquemada en mal d’Amérindiens à néantiser : «Au milieu de mes chers Berbères touaregs je me sens près de vous qui êtes entouré de Berbères marocains.»13
Ce passage est, malgré les apparences, intéressant. Il l’est, d’abord, en ce qu’il révèle comment son auteur est victime de son propre aveuglement impérialo-utopique. En insistant sur les Djilala de la campagne, l’auteur reconnaît, par ricochet, l’immersion des pratiques mystiques et rituelles de l’homme Noir dans les ethnocultures maghrébines, en général, et marocaines, en particulier. Ensuite, le passage cité est intéressant en ce qu’il trace, inconsciemment, les agencements ontologique, existentiel, socio-économique et politique de l’homme Noir marocain avec son environnement socioculturel. Enfin, le même passage michaux-bellairéen enracine cet homme –selon le geste d’une aporie qui reste, pour nous, utile – dans les territoires de la géographie mystique marocaine et, à la fois, le soude (de manière inquisitoriale !) à son animisme « supposé ». Or, au-delà de la circonscription mystique de l’homme Noir, c’est justement sa rencontre avec la civilisation de l’autochtone qui devait retenir l’attention. Elle ne l’éloigne pas, cette rencontre, de la terre où il vit et, donc, ne le projette pas imaginairement, comme semble le faire Viviana Pâques, sur sa terre d’origine : l’Afrique noire9. D’autre part, la rencontre que voilà ne cesse de se développer à travers une multiplicité de figures et de registres différents10 ; ce que d’aucuns, comme Michaux-Bellaire, n’ont pas voulu voir.
Cependant, les mots étranges que charrie le texte cité du sociologue français, et qu’il ramasse dans un jugement dangereux, n’ont de signification qu’une fois remis dans la bouche du promoteur de la rentabilité que l’auteur (i.e. Michaux-Bellaire) de ce jugement en attend. Michaux-Bellaire est un des ancêtres de «la tentation de l’innocence». En d’autres termes, il est la main invisible et scripturaire, non d’Adam Smith, mais d’une constellation de forces qui ont séparé, heureusement dans leurs imaginaires seuls, le Maroc profond de sa «noirceur» et de son socle africain. Du fin-fond des confins du Sud-Est marocain, Charles de Foucauld (mystique de son état mais qui marchait bel et bien sur ses pieds), proclame, dans une missive datée du 4 septembre 1912 : «J’apprends par Massignon11 que vous êtes à Fez (...) Il m’est doux de vous y [Fez] voir en cette première heure. C’est un bien grand et rare que dès le début de l’occupation du pays, toutes les impulsions soient bien données. Vous y contribuerez.»12
Étrange matin de gésine, eût dit l’écrivain africain Cheikh Amidou Kane, à la lecture de cette prose antisarrasine! Au-delà de toute pudeur, son auteur y claironne sa transe mystique tristement coloniale. Tout en sachant que parmi les Marocain(e)s massacré(e)s aux portes de Fez, figuraient en grand nombre les Berbères mais également des Arabes, il ose écrire, comme en écho à la prose d’un Torquemada en mal d’Amérindiens à néantiser : «Au milieu de mes chers Berbères touaregs je me sens près de vous qui êtes entouré de Berbères marocains.»13
4. Les deux rives du Sahara en Afrique du Nord
Les ethno-cultures marocaines et, plus particulièrement, les ethno musiques associées à des rituels comme ceux des Gnawa, font partie intégrante du patrimoine oral de l’humanité. De plus, l’ethno musique et l’ethno chorégraphie des Afro-Marocains sont indissociables de la négritude et de la civilisation de l’universel, pour reprendre ces mots de Senghor. C’est la mise en perspective de l’importance planétaire de la négritude version marocaine et maghrébine et de la civilisation de l’universel que la présente contribution réfléchit, exprime et interprète. Le privilège esthétique et social dont jouissent, au Maroc, les expressions culturelles (arts, musiques, rites, danses, etc.) des Afro-Marocains, également dans le monde, sous l’emblème de la world music doit être au centre des linéaments et de la continuité d’une réflexion rigoureuse et sereine sur les logiques métisses qui animent et traversent de part en part les sociétés (hommes et cultures) de l’Afrique du Nord-Ouest. L’ambiguïté, les contradictions, voire parfois l’ethnocentrisme que les expressions culturelles « minoritaires » comportent14, n’excusent pas le défaut de la patience du concept ni celui de l’exercice épistémologique de l’altérité professionnelle ou profane qui est un des prolégomènes à l’éthique.
En aède sub-tropicaliste du sable et de la mémoire, l’Orphée afro marocain chante le passé le plus lointain. Ce chant, qui est un document ethnomusicologique, permet de mieux cerner aussi bien la complexité du temps présent que celle de la personnalité de l’humanité marocaine. Peut-être cet Orphée est-il la métaphore vivante et spectrale, à la fois, de l’impossibilité de penser le Maroc en dehors des mouvements historico-anthropologiques transsahariens. C’est par le rappel de cette impossibilité comme paradigme que devrait débuter toute réflexion présente ou à venir sur le Maghreb dans son rapport vital à la question majeure de la diversité humaine et des métissages culturels et biologiques qu’accentue de plus en plus la donne dont le nom est la mondialisation globalisée.
Il est vrai qu’un enseignant ou un chercheur qui s’intéresse à l’étrangeté cathartique du monde est souvent condamné à être un « possédé» altruisé (traversé par le devenir-autre) par les ethno-cultures locales métisses. Tenter de penser le monde, c’est en aborder les négativités, surtout celles qui pourraient en rendre possible le réenchantement. Peut-être les cultures du monde, mais également le monde de la culture, sont-ils comme les grandeurs négatives kantiennes en philosophie... Les effondrements du monde ne révèlent-ils pas les négativités qui le fondent : là, la misère, ici la joie ?
En aède sub-tropicaliste du sable et de la mémoire, l’Orphée afro marocain chante le passé le plus lointain. Ce chant, qui est un document ethnomusicologique, permet de mieux cerner aussi bien la complexité du temps présent que celle de la personnalité de l’humanité marocaine. Peut-être cet Orphée est-il la métaphore vivante et spectrale, à la fois, de l’impossibilité de penser le Maroc en dehors des mouvements historico-anthropologiques transsahariens. C’est par le rappel de cette impossibilité comme paradigme que devrait débuter toute réflexion présente ou à venir sur le Maghreb dans son rapport vital à la question majeure de la diversité humaine et des métissages culturels et biologiques qu’accentue de plus en plus la donne dont le nom est la mondialisation globalisée.
Il est vrai qu’un enseignant ou un chercheur qui s’intéresse à l’étrangeté cathartique du monde est souvent condamné à être un « possédé» altruisé (traversé par le devenir-autre) par les ethno-cultures locales métisses. Tenter de penser le monde, c’est en aborder les négativités, surtout celles qui pourraient en rendre possible le réenchantement. Peut-être les cultures du monde, mais également le monde de la culture, sont-ils comme les grandeurs négatives kantiennes en philosophie... Les effondrements du monde ne révèlent-ils pas les négativités qui le fondent : là, la misère, ici la joie ?
*
La saisie de la signification de la rencontre, en Afrique du Nord, des hommes des deux rives du Sahara est aussi une mise au clair de la présence active de la culture négro-africaine dans la totalité de la société et des cultures nord-africaines. M. Khaïr- Eddine écrivait : « Les affinités qui existent entre le Nord et le Sud du Sahara sont multiples. »15 En effet, elle révèle le métissage afro-marocain, mais également la dimension subsaharienne du Maroc profond. Le Blues africain-marocain met en rythme et chante une telle évidence. La mémoire marocaine a toujours
été, à travers les siècles, porteuse de la réalité anthropologique et existentielle du Sud. Elle est traversée par une loi : celle de la composition polyphonique d’une multiplicité de milieux et de paysages stylistiques, pour reprendre une image de Gilles Deleuze16. L’accès bénéfique à cette polyphonie passe par l’exigence éthique de la reconnaissance, côté boréal du Continent austral, de la culture négro-africaine dans sa totalité.
été, à travers les siècles, porteuse de la réalité anthropologique et existentielle du Sud. Elle est traversée par une loi : celle de la composition polyphonique d’une multiplicité de milieux et de paysages stylistiques, pour reprendre une image de Gilles Deleuze16. L’accès bénéfique à cette polyphonie passe par l’exigence éthique de la reconnaissance, côté boréal du Continent austral, de la culture négro-africaine dans sa totalité.
Notes
- Mohammed Khaïr-Eddine, Légende et vie d’Agoun’chich, Tunis-Casablanca, Cérès Éditions et Tarik Éditions, 2001, pp. 18-19 (1ère édition, Paris, Seuil, 1984).
- A.J.N. Tremearne, The Ban of the Bori : Demons and Demon-Dancing in West and North Africa, London, 1879 (reprint, Paris, Maison neuve Geuthner, 1991). Idem, Hausa Superstitions and Custums, London, 1913. Georges Lapassades, Gens de l’ombre, Paris, Méridiens/Anthropos, 1982, passim.
- L.S. Senghor, « Était-ce une nuit maghrébine ? », in Poèmes, Paris, Seuil, col. « Points », nouvelle édition, 1985, pp. 185-187.
- Jean-François Lyotard, cité par Gilles Châtelet, Vivre et penser comme des porcs. De l’incitation à l’envie à l’ennui dans les démocraties-marchés, Paris, Exils, 1998, p. 142.
- Rita Aouad, Relations Maroc-Afrique noire, d’une guerre à l’autre (1914-1939), in Maroc-Europe, Rabat, n° 8, 1995, p. 219 ; cf. Charles de Foucauld, Lettres à Henry de Castries, Paris, Grasset, 1938, p.117 et suiv.
- Xemaa-El-Fnaa. Patrimonio oral de la humanidad, Texto originario de la Declaración de la UNESCO de la Plaza Xemaa-El-Fnaa Patrimonio inmaterial de la Humanidad (ilustrationes de Hans Werner Geerdts), Valencia, Edicion conmemorativa, UNESCO, Galaxia Gutenberg/Circulo de lectores, Barcelona, Junio 1997, tr. fr. M. S. El Yamani.
- Sudique est un mot forgé par l’écrivain Mohammed Khaïr-Eddine. Il renvoie à la portée de la grammaire ontologique des tréfonds africains qui travaillent au sein des cultures berbères.
- E. Michaux-Bellaire, Essai sur l’histoire des confréries marocaines, Hespéris, tome I, Paris, Année 1921, 2e trim., p.151.
- V. Pâques, L’arbre cosmique, Paris, CNRS, 1964, passim.
- On rendrait une précieuse justice à l’homme Noir d’origine subsaharienne en consacrant un ouvrage à sa rencontre avec le Nord-Africain. Cet ouvrage prendrait comme modèle celui de Roger Bastide, Images du Nordeste mystique en noir et blanc, tr. fr. Ch. Beylier, Paris, éd. Pandora, 1978 (1945 pour la 1ère édition brésilienne).
- Louis Massignon fut, de 1912 à sa retraite, professeur au Collège de France.
- Charles de Foucauld, Lettres à Henry de Castries, op. cit., pp. 194-195.
- Ibid., p. 195.
- Voir Monique Brandily, Introduction aux musiques africaines, Paris, Cité de la Musique/Actes Sud, 1997, pp. 119-129.
- Mohammed Khaïr-Eddine, op. cit., p. 19 (1ère Édition, Paris, Seuil, 1984).
- G. Deleuze, Proust et les signes, Paris, PUF, 5e édition, 1978, ch. V (1ère édition, 1964).
Auteur
Bouazza BENACHIR
Pagination
Pages 27-29
Africa Review Of Books / Revue Africaine Des Livres
Volume 1 N° 1, Octobre 2004