Générations engagées et mouvements nationaux. Le XXème siècle au Maghreb
Coordonné par Ouanassa Siari-Tengour et Aissa Kadri
Éditions du Crasc, Oran, 2012, 800 DA, ISBN : 978-9961-813-45-5
Hommage à Mahfoud Kaddache
L’ouvrage Générations engagées et mouvements nationaux. Le XXe siècle au Maghreb reprend les actes du colloque organisé du 25 au 27 avril 2009 à Oran en hommage à l’historien algérien disparu Mahfoud Kaddache[1].
A ce colloque, des historiens du Maroc, d’Algérie, de Tunisie et de la France, ont mené une importante réflexion sur la question de l’engagement, qu’il soit politique, intellectuel, culturel ou militant. C’est un engagement associé à une temporalité, celle de la période où des mouvements nationaux ont émergé, au XXe siècle, dans les trois pays du Maghreb et au cours de laquelle des générations de militants politiques et syndicaux, des acteurs sociaux, des « éveilleurs » activant dans la sphère culturelle, tout d’abord, puis politique ont concouru, par leur action, à créer les conditions objectives à la libération des pays du Maghreb. C’est dans cet esprit que les problématiques débattues, pendant les trois jours du colloque, se sont articulées autour de trois grandes idées : « approches théoriques », « positionnements et engagements » et « lieux, espaces et pratiques de l’engagement ».
Ces réflexions ont été préalablement balisées par des communications sur le parcours de M. Kaddache et son action en tant que militant politique, responsable scout et universitaire. Spécialiste du Mouvement national, M. Kaddache est l’archétype de l’universitaire-engagé. Figure du militantisme politique, il fut de tous les combats avant et après l’indépendance de l’Algérie en juillet 1962. Aussi, cette sentence de Fouad Soufi[2] résume, à notre avis, et, à juste titre, la place qu’occupe M. Kaddache dans l’historiographie algérienne : « Mahfoud Kaddache aura fait sa partie, la plus importante, aux autres de continuer ». C’est un rappel au métier de l’historien et sa mission au sein de sa société.
Le questionnement autour de l’identification et de la qualification d’une génération a constitué une des plus importantes problématiques de ce colloque, tout comme celui du temps historique et des espaces de socialisation. Ces approches théoriques, qui convoquent les travaux de E.-J. Hobsbawm[3], K. Mannheim[4], G. Balandier[5], R. Kosseleck[6] et d’autres rendent compte des processus complexes de la formation d’une élite politique et/ou intellectuelle. Elles permettent ainsi de situer les luttes du Mouvement national dans des cadres et catégories bien déterminés et cela afin de mieux restituer les modes d’action politique et d’en préciser les modalités. Sur la pertinence du recours à la périodisation, les réflexions développées dans ces actes prennent en considération des moments de rupture et de basculement majeurs au Maghreb (Guerre du Rif de 1926 au Maroc, évènements de mai 1945, et 1er novembre 1954 en Algérie, indépendances nationales de 1956 et 1962…). Ces événements sont souvent étudiés dans une perspective historique globale (en relation avec la première et seconde Guerre mondiale, par exemple) ; cette approche permettant de mieux aborder les enjeux politiques et stratégiques de cette période. L’approche par le temps ou la temporalité a aussi l’avantage de mettre en évidence les conditions objectives de l’émergence de nouvelles générations d’acteurs dans un contexte particulier, celui du XXe siècle. Cette période est marquée par l’avènement et la promotion de grandes idéologies et courants de pensées dans le monde (Nahda islamique, kémalisme, communisme triomphant…). Ceux-ci vont modeler les premières générations de militants et d’acteurs politiques. Les espaces ou les lieux de sociabilité, quant à eux, sont indissociables de toute action politique, sociale ou culturelle en cette période. Les études sur leur importance dans la promotion et la consolidation du Mouvement national au Maghreb requièrent l’intérêt des chercheurs en sciences sociales et humaines, mais, faut-il le souligner, de façon encore insuffisante. Des recherches scientifiques (monographies) plus soutenues sauront défricher ce terrain fertile du fait de la multitude et de la diversité de ces lieux et espaces.
Le XXe siècle au Maghreb est celui des changements politiques radicaux. En effet, le Mouvement national, notamment en Algérie, renverse complètement le processus de résistance au colonialisme qu’a connu le siècle précédent et exprime une nouvelle vision intellectuelle et politique. Elle est pragmatique et en rapport avec les enjeux et les réalités de ce moment historique (1919-1954). Le recours aux armes n’ayant pas été efficient, il est récusé au profit de la lutte politique. Ainsi, les générations d’intellectuels et
de militants du XXe siècle, confrontées au colonialisme, ont, dans le cadre des mouvements nationaux, pensé et élaboré des modèles politiques reflétant la diversité des approches et des réalités sociales et culturelles des pays du Maghreb. C’est un mouvement lourd qui fait appel à l’engagement militant par la formation et la conscientisation politiques. Le recours des nationalistes maghrébins à l’action partisane est un bouleversement fondamental dans l’histoire contemporaine du Maghreb. Ses conséquences sur la vie politique, sociale et culturelle sont considérables dans le sens où l’investissement dans le Mouvement national requiert non pas un réaménagement des anciennes pratiques politiques mais leur abandon.
L’engagement de ces générations dans le Mouvement national au Maghreb est souvent étudié dans ces actes par le biais de l’approche par la catégorie. Cette méthode est, selon Ouanassa Siari-Tengour[7], l’une des coordinatrices de ces actes, la plus adéquate dans la mesure où elle autorise une action de déconstruction et d’affranchissement de toute « emprise mémorielle ». Elle contribue également à restituer efficacement les dynamiques de mobilisation afin d’en exprimer les nombreuses causalités (M. Dobry)[8]. Aussi, le travail réalisé par Omar Carlier[9] sur les générations des militants du Parti du peuple algérien (PPA)[10] à Alger entre 1939 à 1947 apporte un nouvel éclairage sur l’importance de l’histoire locale, la division et l’articulation entre le centre et le faubourg, la place de la centralité en politique et du « temps générationnel » dans la constitution d’une élite, politique et/ou intellectuelle. Cette interrogation sur le temps et la temporalité est fondamentale si l’on veut comprendre les ressorts de ce Mouvement national dans l’histoire du Maghreb, un temps en rapport avec des évènements majeurs. Ceux-ci sont associées à des histoires personnelles, d’où l’importance des travaux prosopographiques. Les contributions de Lazhar Mejri[11] sur Ali Jrad et Mohammed Ennafâa, et de Linda Amiri[12] sur Abdelaziz Menaouar et Abdelkader Hadj Ali, pionniers du Mouvement national en Tunisie et en Algérie, renvoient à des questions centrales comme celles du rapport entre l’idéologie et le nationalisme ou bien des influences, souvent complexes et contradictoires, ayant forgé la conscience politique de ces militants.
La génération des engagés est plurielle. Dans cette optique, l’expérience de la constitution d’une Armée de libération du Maghreb (1954-1956) constitue un terrain fécond à l’exploration scientifique d’une problématique dépassant le cadre de l’histoire nationale. Cette approche proposée par Hassan Remaoun[13], peu présente dans l’historiographie maghrébine, confirme qu’un Mouvement national maghrébin n’était pas un projet utopique. Sa dynamique a été forte et l’engagement politique et intellectuel des responsables et militants maghrébins ne s’est estompé qu’avec l’émergence en force des États-nationaux en 1956 et 1962. Par ailleurs, ce constat introduit une dichotomie dans la qualification des générations du Mouvement national dans la mesure où la fin de la période coloniale a produit de nouvelles logiques. Aussi, l’existence d’une « génération de l’indépendance » est posée par René Galissot[14]. Son interrogation est pertinente dans le sens où il la relie à une autre dynamique historique, celle du développementalisme et de ses acteurs. Dans la même optique, Benjamin Stora[15] y adjoint une catégorie qu’il qualifie de celle des « héritiers ». Il s’agit de la catégorie de dirigeants nationalistes maghrébins nés entre 1956 et 1963. Ils succèdent, dans la typologie conçue par l’auteur, à celle des « conquérants » du pouvoir après les indépendances, génération ayant quant à elle vu le jour dans l’entre-guerre (1919-1939). Ce découpage n’a de sens que s’il reconnait aux pionniers, les « architectes », ceux qui sont nés entre 1890 et 1910, la paternité du Mouvement national maghrébin.
L’espace comme marqueur historique est omniprésent dans ces actes. Le café, le cercle, la mosquée…[16] sont des lieux de sociabilité, mais occupent également des fonctions symboliques. Ils sont étroitement en phase avec l’action politique et l’engagement dans les mouvements nationaux maghrébins. L’expression artistique est également présente avec ces peintres algériens, peu connus, si on les compare aux écrivains de cette période. Leur contribution au combat politique est reliée par Anissa Bouayed[17] à une modernité dont le Mouvement national a été le bénéficiaire. Une autre catégorie a été insuffisamment abordée dans ces actes, c’est celle des femmes en l’occurrence. Oubli révélateur ou constat objectif de leur rôle au sein du Mouvement national ? Pour Zineb Ali Benali[18], leur place dans les générations du Mouvement national en Algérie n’est pas usurpée. Les textes de Taos Amrouche, Djamila Debèche et Assia Djebar (et d’autres), publiés au cours de cette période, ont fait entendre d’autres voix « en contre point » et, de ce fait, ont inscrit leur engagement dans la « Grande révolution ».
Ces catégories, et elles sont nombreuses dans cet ouvrage, ouvrent de nouvelles perspectives scientifiques dans le sens d’une meilleure connaissance de ces générations engagées pour un seul objectif, la libération du colonialisme et son abolition. Le travail de reconstitution des itinéraires, l’analyse des processus de formation et d’idéologisation, l’étude des stratégies de groupe (ou stratégies personnelles) distinctes, opposées ou complémentaires, sont bien reportés dans ces actes, d’où son grand intérêt, et cela bien que d’autres aspects restent à explorer pour un plus grand éclairage de la question.
Notes
[1] Colloque organisé par l’équipe de recherche « Biographie, parcours et réseaux » de la Division Socio-anthropologie de l’histoire et de la mémoire (HistMem) du Centre national de recherche en anthropologie sociale et culturelle (CRASC) d’Oran, et cela en coordination scientifique avec l’Institut Maghreb-Europe de l’Université Paris 8, et en partenariat avec l’ANDRU (Agence nationale pour le développement et la recherche universitaire, Alger, Algérie). El Watan, Le Quotidien d’Oran, le CCF (Centre culturel français, Oran, Algérie, actuellement dénommé l’Institut Français). Les Université d’Oran, Constantine, Mostaganem et d’Alger.
[2] F. Soufi, « Mahfoud Kaddache, un historien à l’Université d’Alger », pp. 23-30.
[3] E.-J. Hobsbawm, 1994, Age of extremes. The Short Twentieh Century 1914-1991, Londres, Michael Joseph.
[4] K. Mannheim, 1928, Le problème des générations, Paris, Nathan.
[5] G. Balandier, 1951, « La situation coloniale, approche théorique », in Cahiers internationaux de sociologie, Vol. 11, pp. 44-79.
[6] R. Kosseleck, 1990, Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, EHESS.
[7] O. Siari-Tengour, « Générations politiques et mémoire », pp. 55-63.
[8] M. Dorby, 1986, Sociologie des crises politiques, la dynamique des mobilisations sectorielles, Paris, Presses de la FNSP.
[9] O. Carlier, « Les générations PPA de la Deuxième guerre mondiale : le cas d’Alger (1939-1947) », pp. 125-151.
[10] Parti du peuple algérien, crée par Messali Hadj à Nanterre (France) le 11 mars 1937.
[11] L. Mejri, « Ali Jrad et Mohammed Ennafâa, deux communistes tunisiens de la première génération », p. 231.
[12] L. Amiri, « Abdelaziz Menouar et Abdelkader Hadj Ali, les dignes représentants d’une génération pionnière », pp. 245-252.
[13] H. Remaoun, « À propos des guerres de libération en Afrique du Nord et de l’Armée de libération du Maghreb (1954-1956) : une génération, deux lignes et trois projets », pp. 207-229.
[14] R.Gallissot, « Générations intellectuelles au Maghreb : existe-t-il une génération intellectuelle de l’indépendance avant le triomphe du développementalisme national après les indépendances (années 1960-1970) ? », pp. 37-63.
[15] B. Stora, « Algérie-Maroc : les années 1930, les générations politiques du nationalisme», pp. 177-182.
[16] A. Zekkour, « Les espaces de sociabilité islahistes. Le cas d’Alger (1931-1940 », pp. 287-300 et Y. Fates, « Du café maure au « café des sports », pp. 269-286.
[17] A. Bouayed, « Les peintres algériens : la génération du moment moderne », pp. 337-350.
[18] Z. Ali Benali « Les débuts de la littérature algérienne de langue française. Et les premiers romans de femmes ? », pp. 331-335.
Auteur
Amar Mohand Amer
Pagination
Pages 15 - 16
Africa Review of Books / Revue Africaine des Livres