En décembre 1961 Nelson Mandela, qui vit dans la clandestinité en Afrique du Sud, est désigné par la direction de l’African National Congress (ANC) pour diriger une délégation hors du pays. Elle devait participer en février 1962 à la Conférence d’Addis-Abeba des mouvements de libération de l’Afrique orientale centrale et australe (PAFMECSA), et par la même occasion visiter une dizaine de pays africains pour prendre contact avec leurs dirigeants.
L’ANC, Umkhonto we Sizwe et les raisons d’un périple
Il s’agissait lors de cette tournée de mieux faire connaître le combat mené en Afrique du Sud contre l’Apartheid, et le rôle qu’y jouait l’ANC, dont la contribution était parfois mal connue dans une région où une organisation rivale le Panafricanist Congress (PAC) menait une propagande assez active, situation assez proche par exemple de celle en Algérie que le FLN avait connu face au MNA[1], ou en Angola pour ce qui sera du MPLA et du FLNA. Un deuxième objectif était fixé à cette mission, au moment où suite aux massacres de Sharpeville (le 22 mars 1960), l’ANC venait de réévaluer son option pour la lutte pacifique contre le système sud-africain, en décidant de s’ouvrir à la voie armée. C’est ainsi que Mandela avait été chargé de créer une organisation, Umkhonto we Sizwe (Fer de lance de la nation), qui pour rester dans le comparatisme avec l’Algérie relèverait à la fois de l’OS et de l’ALN[2]. Umkhonto entrera en action le 16 décembre 1960 en se limitant à des actions de sabotages, mais en envisageant aussi le passage à des opérations de guérilla contre les forces sud-africaines, ce qui nécessitera bien entendu des achats d’armement et donc des sources de financement, ainsi qu’un soutien extérieur pour la formation des combattants. C’était ce second objectif que ciblait aussi la mission de Mandela qui pour des raisons de sécurité se faisait appeler David Matsamawi accompagné de Robert Rescha (futur responsable du bureau de l’ANC à Alger) et à certaines étapes du voyage d’Oliver Tambo Responsable des relations internationales et qui aura à prendre la relève du chef Albert Luthuli à la présidence de l’ANC.
L’intérêt pour la lutte armée et pour l’Algérie
En fait, cet objectif était stratégique pour celui qui sera connu sous le nom affectueux de Madiba, surtout au moment où pour sortir de l’incapacité pour le combat non violent à réduire à lui seul la politique d’Apartheid, l’ANC décidait son adhésion à la lutte armée. La lecture de ses mémoires indique d’ailleurs que cette préoccupation est déclinée à chacune de ses étapes à travers la collecte de fonds et ses observations sur les armées des pays qu’il visitera. Il semble de ce point de vue attentif aux forces militaires de trois pays africains :
- en Éthiopie d’abord, où il assiste lors d’une cérémonie officielle en présence de l’Empereur à une parade impeccable de 500 soldats, en notant à ce propos : « pour la première fois de ma vie je voyais des soldats noirs, commandés par des généraux noirs, applaudis par des responsables noirs qui étaient tous les invités d’un chef d’État noir »[3] ;
- en Égypte ensuite, où après s’être dit impressionné par le patrimoine historique d’un pays africain et les réformes socialisantes de Nasser, il ajoutait : « cependant, à l’époque pour nous, il était plus important que l’Égypte soit le seul État africain avec une armée de terre, une marine et une aviation qu’on pouvait comparer à celle de l’Afrique du sud »[4] ;
- l’Algérie enfin, qu’il observe de la frontière marocaine et où il considère que la situation était « le modèle le plus proche » de l’Afrique du sud (le type colonisation de peuplement) et qui de plus dont le combat semblait aboutir à quelques mois de la proclamation de l’indépendance (en juillet 1962). Scrutant de loin, avec des jumelles ce qui est encore une colonie, il perçoit des soldats français et note « j’avoue que j’ai pensé voir les uniformes des forces de défense sud-africaines ». En continuant sa visite avec des soldats de l’ALN, il peut assister à un défilé militaire en l’honneur de Ben Bella et de ses compagnons qui venaient de sortir des prisons françaises, ce qui lui suggère le commentaire suivant : « c’était une armée de guérilla composée de combattants qui avaient gagné leurs galons dans le feu des batailles, qui s’intéressaient plus à la guerre et à la tactique qu’aux uniformes et aux défilés…Je savais que nos propres forces ressembleraient plus aux soldats d’Oujda, et je pouvais seulement espérer qu’elles combattraient aussi vaillamment »[5]. Désormais, la coopération militaire et politique entre combattants algériens et sud-africains devra aller en s’approfondissant.
Sur l’interaction du politique et du militaire
En fait, Mandela savait ce qu’il était venu chercher en Algérie. C’était en 1962, un dirigeant qui militait déjà depuis une quinzaine d’années, qui plus est, au sein d’une organisation l’ANC créée en 1912 déjà. Lorsqu’après plus de 27 ans dans les geôles de l’Apartheid, pour son premier voyage d’homme libre à l’étranger, il déclare en 1990 à Alger et en toute modestie : « l’Algérie a fait de moi un homme », le message ne doit évidemment pas être lu au premier degré, et nous sommes tenus à au moins autant de modestie que ce grand homme. Ceci dit, il y a tant de proximité dans le combat entre nos deux pays et certainement quelques autres au moins que nous arrivons à décrypter nos expériences et messages respectifs au clin d’œil et en tirant autant que possible profit les uns des autres dans un combat qui se veut universel. C’est pour cela que Mandela avait sans aucun doute bien compris ce que lui communiquaient les responsables du FLN et de l’ALN qui le recevaient au Maroc, le « Docteur Mustapha » (Mostefai Chawki) notamment, qui lui expliquait combien les Algériens avaient été encouragés en 1954 par la victoire de Dien Bien Phu, mais qu’en même temps « il ne fallait pas négliger le côté politique de la guerre » et que « l’opinion publique internationale vaut parfois plus qu’une escadrille de combat à réaction. »[6]
Mandela le savait sans doute, et le fait qu’il se soit souvenu de cette discussion en la reprenant dans ses mémoires, montre combien aux cotés des Algériens, il avait été conforté dans ses convictions. Le FLN savait combien l’enchevêtrement des luttes politiques et militaires et la solidarité de combat était nécessaire, lorsque son organe central El Moudjahid (n° 62 en date du 31 mars 1960) titrait à la une : « Alger – le Cap. L’axe du colonialisme. Des massacres de Philippeville aux massacres de Sharpeville », et lorsque lors d’une précédente édition (n°34 du 24 décembre 1958), il mettait en exergue « l’axe Bandoeng-Accra », pour mettre en valeur les conférences des Peuples et des Mouvements de libération des années 1955 et 1958, la seconde proposant même l’envoi de volontaires africains en Algérie, en Afrique du sud et en Angola. Depuis de l’eau a coulé sur les fleuves et Madiba après tant d’autres vient de nous quitter. Qu’ils reposent tous en paix. L’histoire peut tâtonner sans cependant s’arrêter pour autant. Elle continue son petit bonhomme de chemin.
[1] Le Front de libération nationale (FLN), fondé le 1er novembre 1954, et le Mouvement national algérien (MNA), fondé en décembre 1954, sont deux organisations nées de l’éclatement du principal parti nationaliste en Algérie depuis l’entre-deux Guerres, le PPA-MTLD lui-même issu de l’Étoile Nord-Africaine (ENA, fondée en 1926).
[2] L’Organisation spéciale (OS) avait vu le jour en Algérie en 1947, fondée par le PPA-MTLD, pour préparer l’insurrection armée. L’armée de libération national (ALN) crée en 1954 était la branche armée du FLN.
[3] Nelson Mandela, Un long chemin vers la liberté, Paris, Ed. Fayard 1996 et 2013, p. 355.
[4] Ibid., pp. 358-359.
[5] Ibid., pp. 360-361.
[6] Ibid.
Auteur
Hassan REMAOUN
Pagination
Pages 12-13
Africa Review of Books / Revue Africaine des Livres
Volume 10 n°1, mars 2014