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Pierre Bourdieu et la problématique de l’État

Sur l’État. Cours au Collège de France 1989-1992,

Pierre Bourdieu

Raisons d’agir, Éditions du Seuil, Paris, 2012, 672 pages, 30.40Plusieurs anciens collaborateurs de Pierre Bourdieu (1930- 2002), Patrick Champagne, Rémi Lenoir, Franck Poupeau, et Marie- Christine Rivière, éditent après les avoir soumis à un minutieux travail de mise au point, les cours qu’il a donnés au Collège de France, de 1989 à 1992. Ce recueil de cours est consacré à la question de l’État que l’auteur analyse en s’appuyant en particulier sur l’ensemble des principes de méthode qui fondent son épistémologie sociologique et de nombre de concepts et de résultats construits dans ce cadre. Comparé aux autres travaux de Pierre Bourdieu, qui se distinguent par leur exposition synthétique d’analyses théoriques et de résultats empiriques, ce recueil de cours revêt un caractère plutôt didactique et permet de suivre l’auteur dans la progression analytique et heuristique de son travail d’élucidation de la question de l’État. C’est ainsi qu’à de nombreuses reprises, il fait part de ses scrupules quant à la légitimité épistémologique de certaines de ses démarches ou à l’efficacité pédagogique de son enseignement[1].

Une des principales caractéristiques de la démarche de P. Bourdieu dans son analyse de la question de l’État, consiste à restituer les conditions sociales de sa formation dans la longue durée. Bien des traits de l’institution étatique telle qu’elle fonctionne aujourd’hui, résultent de processus historiques qui prennent souvent la forme de luttes ou de conquêtes. Ces processus subissent une sorte d’amnésie sociale qui a elle-même une fonction sociale, celle de donner plus de force aux institutions étatiques en occultant leur historicité et leur contingence, leur conférant ainsi une sorte de nécessité intemporelle[2]. La recherche sur la nature et la fonction de l’État impose d’accomplir un détour par la mise à jour des processus historiques de formation des institutions étatiques, car les structures intellectuelles selon lesquelles le travail de recherche s’accomplit, sont-elles mêmes dans une grande mesure, le produit de ces structures étatiques. » « L’historicisation a pour fonction de libérer de ces contraintes historiques insérées dans les inconscients », note ainsi P. Bourdieu (p. 145). Les individus, comme l’ensemble des champs sociaux dans lesquels se déploie consciemment ou non leur activité, sont à des degrés divers mais toujours importants modelés par le pouvoir symbolique et matériel exercé pat l’État. « …l’État inculque des structures cognitives semblables à l’ensemble des agents soumis à sa juridiction », note ainsi l’auteur (p.265).

La réflexion sur l’État ne se libère que difficilement de ce que Pierre Bourdieu appelle la « pensée d’État ». « …la relecture aujourd’hui de mon article ” Sur le pouvoir symbolique”[3], me fait voir à quel point j’étais moi-même victime de la pensée d’État », note-t-il par exemple (p. 56). Pour illustrer cette idée qui se rattache à des aspects fondamentaux de la sociologie de Pierre Bourdieu, celui-ci cite dans « Sur l’État », comme dans plusieurs autres de ses textes Thomas Bernhardt qui affirme: « nous sommes tous étatisés »[4].

En s’appuyant sur l’analyse de nombreux travaux d’historiens, Pierre Bourdieu s’efforce de suivre en quelque sorte pas à pas les processus de construction puis de monopolisation de pouvoirs par lesquels se constitue l’instance étatique. « …l’État a été le produit de milliers de petites actions infinitésimales », lit-on ainsi dans « Sur l’État » (p. 426). Alors que les théoriciens de l’État s’évertuent à mettre à jour selon une démarche essentiellement synchronique sinon essentialiste les mécanismes matériels et symboliques selon lesquels il exerce les monopoles explicites ou implicites qui sont les siens, les historiens donnent à voir les conditions complexes souvent marquées par des luttes intenses, dans lesquelles ces monopoles ont été conquis et comment ils se sont concentrés autour de formes personnelles ou institutionnelles de matérialisation du pouvoir. L’originalité de cette approche de la question de l’État tient au fait qu’elle s’écarte d’une perception holiste de celui-ci, vision qui contribue à occulter l’historicité de sa formation. A l’horizon de la recherche de P. Bourdieu, il y a certes l’intention de déceler les mécanismes explicites et visibles, comme les ressorts refoulés, selon lesquels s’exercent les monopoles de l’État, selon ses variantes actuellement observables. Toutefois, la démarche adoptée pour se rapprocher de cet objectif, consiste à multiplier les mises à jour et les décryptages des mécanismes concrets par lesquels chronologiquement se constituent et se concentrent dans et par l’État, des pouvoirs symboliques et matériels, ou comment il concentre différentes espèces de capital; elle consiste en particulier à montrer comment s’opère concrètement et historiquement la formation d’un monopole de l’exercice légitime de la violence non seulement matérielle mais surtout symbolique.

La période historique sur laquelle se porte préférentiellement la recherche de P. Bourdieu est de l’ordre de la longue durée: elle va du XII° au XVIII° siècle européen. « Mon objet écrit-il est une longue période historique au cours de laquelle s’opère une alchimie insensible… » (p. 482). Cette « alchimie » porte sur différents aspects du processus de formation du champ du pouvoir, dont l’État n’est qu’une des composantes. Parmi ces processus, le moindre n’est pas celui par lequel s’opère le passage du pouvoir privé au pouvoir public. La transformation d’un pouvoir de fait exercé par un groupe, une famille, ou une personne agissant au nom de ce groupe ou de cette famille, en un pouvoir de droit, a pour condition l’instauration d’un discours fondé sur des considérations faisant appel à l’ «Universel », et sur des justifications et argumentations d’ordre juridique[5] susceptibles de persuader de sa crédibilité. Ce processus de légitimation s’opère durant des périodes historiques longues, et requiert un important travail d’accumulation à la fois matériel et symbolique. La nature complexe de ce travail – une part importante de celui-ci est assurée par le corps des juristes – aboutit à l’édification de l’État moderne, dont le fonctionnement même et les discours[6] qui l’accompagnent tendent à occulter la chaine d’opérations conscientes ou inconscientes qui l’ont rendu possible.

Ce travail de restitution historique auquel se livre P. Bourdieu relève de ce qu’il appelle un « structuralisme génétique »[7]. Les analyses qu’il propose des processus qui conduisent à l’avènement de l’État moderne – en particulier de l’État du monde occidental – et des règles explicites ou implicites régissant son fonctionnement portent non pas sur des faits ou des évènements isolés mais plutôt sur l’identification et l’analyse des champs relativement distincts, dont la coexistence rend possible la formation de l’ensemble de principes, d’institutions et de pouvoirs, qui constituent l’État. Ces champs comme le champ juridique, le champ bureaucratique, le champ religieux, le champ éducatif, etc., sont des espaces dynamiques structurés selon des règles explicites ou le plus souvent implicites.

Bien qu’il vise à jeter les bases d’une approche de la question de l’institution étatique qui, au-delà des formes particulières qui sont celles de la genèse et de la structure des différents États observables aujourd’hui dans le monde, repère un ensemble d’invariants ayant valeur d’outils heuristiques, et destinés potentiellement à fournir les fondamentaux d’une science de l’État, c’est principalement à partir des États de l’Europe occidentale que Pierre Bourdieu s’efforce de mettre au jour les « logiques pratiques » selon lesquelles s’impose progressivement la logique de l’État. Principalement mais non exclusivement, car le type d’analyse mis en œuvre est en quelque sorte testé mais seulement à titre de piste de recherche comparative, sur le cas de la genèse de l’État au Japon[8]. Pierre Bourdieu souligne ainsi par exemple l’importance dans les processus de formation de l’État et de ses monopoles, des phénomènes de bureaucratisation et d’accumulation de culture et de savoir de type scolaire, homologue au développement de la bureaucratie, que l’on observe aussi bien en Angleterre qu’au Japon. « Pour comprendre le « miracle » japonais[9], il faut tenir compte du fait que le Japon est très anciennement bureaucratisé, comme l’Angleterre » (p. 248).

Ce long et complexe détour par l’histoire que s’impose ainsi Pierre Bourdieu, n’a pas seulement une vertu cathartique qui brise bien des prénotions sur l’État; il permet aussi de décrypter plusieurs logiques de fonctionnement de l’État, que ce fonctionnement même tend à occulter.

Les conditions même de la formation de l’État, comme une instance qui progressivement a imposé sa domination sur plusieurs autres instance ou groupes de détenteurs de pouvoirs matériels et/ou symboliques, rendent compte de sa propension, à multiplier les monopoles qu’il exerce ou qu’il s’efforce de faire reconnaître comme les siens. « Le coup d’État d’où est né l’État, note ainsi Pierre Bourdieu (p. 116), témoigne d’un coup de force symbolique extraordinaire qui consiste à faire accepter universellement dans les limites d’un certain ressort territorial, qui se construit à travers la construction de ce point de vue dominant, l’idée que tous les points de vue ne se valent pas et qu’il a un point de vue qui est la mesure de tous les points de vue, qui est dominant et   légitime ». Pierre Bourdieu montre ainsi que l’État est en quelque sorte plus « omniprésent » dans la société qu’on ne le pense spontanément. Les schèmes et les normes de conduite et de pensée relevant de la dominance symbolique de l’État sont intériorisés par les personnes relevant de lui, à un degré dont elles n’ont pas entièrement conscience.

Une des voies par lesquelles l’État exerce ainsi son pouvoir sur les individus et les groupes est celle qui consiste à se réclamer de l’Universel, comme source de ses principes de fonctionnement de son action. L’exercice par l’État de différentes formes de violence symbolique se légitime par l’Universalité, donc la prétendue transcendance des principes dont elles découlent. « La genèse de l’État est au fond inséparable d’un monopole de l’Universel, l’exemple par excellence étant la culture » (pp. 162- 163). « La genèse de l’État, écrit encore l’auteur, c’est la genèse d’un lieu de gestion de l’Universel, et en même temps d’un monopole de l’Universel, et d’un ensemble d’agents qui participent du monopole de fait de cette chose qui, par définition est de 25 September / Septembre 2014 l’Universel » (p. 166). Un discours de rationalisation, affiché par diverses instances étatiques accompagne généralement les décisions et les actions de l’État.

Pierre Bourdieu appréhende ainsi l’État comme un « méta-champ »[10] par rapport auquel se détermine l’autonomie relative des autres champs, champs à la construction, desquels l’État contribue dans une large mesure. Les institutions éducatives constituent par exemple un champ relativement autonome, mais qui implique la référence à l’État comme garant de ses certifications. Cette fonction d’authentification et d’une certaine façon d’universalisation des certifications scolaires par l’État, est une source indispensable de validation, même lorsqu’elle agit d’une manière informelle.

 Deux processus sont ainsi à l’œuvre dans la genèse de l’État, un processus de centralisation, par où s’opère la structuration de forces sociales (processus particulièrement visible dans la formation de la royauté par rapport aux féodalités) et d’autre part un processus de diversification lié à la constitution de pouvoirs s’inscrivant dans la formation de champs tendant à une autonomie relative (champ bureaucratique, champ symbolique, champ éducatif etc.).

Cette diversification n’est certes pas exclusive de la prégnance de l’État sur la dynamique interne des champs, et sur les rapports entre les champs. Cette dialectique de l’unification et de la diversification qui préside à la formation et à la consolidation de l’État aide par exemple à voir plus clair dans le discours libéral. « Tous nos discours sur le libéralisme sont d’une très grande naïveté, et l’intérêt de l’étude de l’État est précisément de montrer à quel point les sociétés différenciées sont pénétrées de part en part par la logique étatique, note Pierre Bourdieu (p. 481).

En montrant combien le champ de l’État est tributaire de sa genèse, et en mettant au jour les bévues auxquelles conduit une approche holiste et fonctionnaliste de celui-ci, bévues dont la moindre n’est pas le postulat d’une bien trop radicale discontinuité entre l’État et la « société civile »[11], on élargit beaucoup l’espace des recherches sur la question de l’État. Cette vision de l’État comme champ en relation dynamique avec d’autres champs a entre autres mérites de briser les cloisonnements érigés entre diverses disciplines traitant de l’État, comme l’histoire, l’anthropologie politique, l’économie, le droit, la sociologie, en particulier la sociologie des différentes formes de violence symbolique, etc. L’État apparaît ainsi comme une instance agissant sur les individus et les groupes à un degré plus important que ne le perçoivent ou le pensent ces derniers, mais ce pouvoir est le produit d’une conquête historique, et implique que la primauté qui est la sienne, s’impose à la dynamique de champs dont la logique ne coïncide jamais complètement avec celle de l’État.

Il faut s’interroger sur le degré auquel cette approche « structuro-génétique » de la question de l’État est transposable aux sociétés africaines, et aux sociétés anciennement colonisées que l’auteur ne mentionne guère. On peut observer que souvent les États établis dans ces différentes sociétés sont en quelque sorte historiquement, au moins dans leur forme actuelle, les plus proches de leurs commencements, et qu’ainsi ce travail de refoulement des processus de conquête par l’État de ses pouvoirs et de ses monopoles, achevé depuis longtemps par les États constitués depuis de longues périodes, est encore en cours pour nombre d’entre eux. On peut observer dans les conditions de fonctionnement de ces États, plus récemment constitués, les dynamiques parfois violentes selon lesquelles tente de s’établir un équilibre entre le statut de « méta-champ » de l’État et la diversification et l’indispensable autonomie d’autres champs sociaux (champ économique, champ juridique, champ éducatif, champ religieux, champ des élites, etc.).

Il s’agit au demeurant et c’est sans doute l’une des principales leçons qui ressortent de ce long ouvrage de Pierre Bourdieu, d’éviter de tomber dans un évolutionnisme simpliste qui chercherait à retrouver en quelque sorte mécaniquement dans la genèse de ces États, les étapes et les processus qu’ont connus les grands États européens.

Notes

[1] Voir par exemple, p. 203: « La difficulté lorsqu’on veut s’affronter à l’histoire sociale du processus de constitution de l’État, est l’immensité des sources historiques leur dispersion, et leur diversité: diversité disciplinaire à l’échelle d’une seule époque diversité des époques, diversité des traditions nationales. De cette littérature «monstrueuse», j’ai essayé de maitriser ce qui me paraissait pertinent ».

[2] Ce travail d’exhumation de processus de formation des institutions étatiques doit tendre à remonter jusqu’à leur origine, car, note P. Bourdieu, « une des vertus des commencements, est qu’ils sont intéressants théoriquement parce que ce qui va devenir du cela va de soi, est encore conscient, encore visible, dramatiquement visible » (p.81).

[3] Voir P. Bourdieu, Sur le pouvoir symbolique, Annales, 3, mai-juin1977.

[4] Thomas Bernhardt, 1998, Maîtres anciens, Paris : Gallimard, p.34.

[5] « On ne peut comprendre les effets politiques qu’ont exercé historiquement les juristes si l’on ne voit pas qu’ils sont très tôt étroitement liés au fait qu’ils fonctionnent comme un champ » (p.516).

[6] « …les mots ne sont pas seulement descriptifs de la réalité, mais construisent la réalité », rappelle ainsi P. Bourdieu (p.526).

[7] La sociologie telle que je la considère écrit l’auteur est un structuralisme génétique, ou une génétique structuraliste (p.144).

[8] Il n’est pas question dans l’esprit de la sociologie de l’État proposée par Pierre Bourdieu de construire un modèle universel et encore moins dogmatique de la genèse et de la structure de l’État. La question de savoir comment l’analyse sociohistorique de l’État peut échapper à l’européocentrisme est néanmoins posée dans ces cours; plutôt que d’y recevoir une réponse schématique, elle donne plutôt lieu à l’évocation de la grande complexité du problème (voir par exemple pp.295-297, où l’on peut lire: « Le problème de la spécificité de la trajectoire des États occidentaux m’a beaucoup préoccupé, dans la mesure où selon la manière d’y répondre, on peut s’armer ou non d’un comparatisme à l’échelle de l’histoire (globale), ou limiter l’exercice du comparatisme à l’échelle de l’Europe. »

[9] Le travail de comparaison fait apparaître certains traits communs, mais aussi des spécificités. « Quand on parle du « miracle japonais », note ainsi l’auteur, on oublie un facteur déterminant qui est le rôle du capital culturel accumulé avec une intensité particulière dans une société où toute la tradition porte à cette accumulation. C’est une chose qui est relativement peu dite en particulier dans les travaux des économistes » (p.248).

[10] «…l’État se construit comme instance méta-champ tout en contribuant à la construction des champs » (p.318).

[11] « A cette opposition entre État/société civile, lit-on dans « Sur l’État», je tendrais à substituer l’idée d’un continuum qui est une distribution continue de l’accès aux ressources collectives publiques, matérielles ou symboliques, auxquelles on associe le nom d’État » (p.66).

Auteur

Mustapha Haddab

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Africa Review of Books / Revue Africaine des Livres

Volume 10, N°2 - Septembre 2014 

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