Sélectionnez votre langue

Les Numéros

Lorsque l'éxil et la mémoire transforment une parole énonciative : un clin d’œil d’Alain Mabanckou

 Lumières de Pointe-Noire

Par Alain Mabanckou

Edition le Seuil, Paris, 2013, 304 pages

Alain Mabanckou1, jeune écrivain congolais, commence à être connu et reconnu dans le monde entier pour ses oeuvres issues du terroir avec une portée universelle. Ce compte rendu porte sur son roman intitulé Lumières de Pointe-Noire, paru en Janvier 2013, qui peut s’installer dans le second volet d’une trilogie inaugurée par Verre Cassé. Afin de mettre en scène la pertinence du roman Lumières de Pointe-Noire, nous avons pensé qu’il serait plus attrayant de le mettre en corrélation avec un autre texte appartenant au même auteur. Dans Mémoires du porc-épic, il est question de la symbolique des animaux qui anime fortement le second texte, dans le sens où, ils s’entremêlent dans la symbolique des valeurs humaines.

Dans le second texte, il s’agit d’une histoire singulière que va vivre, durant des années, un personnage nommé Kibandi qui, après son initiation à l’âge de 10 ans, se dédouble d’une part, en son alter ego animal, un porc-épic, et d’autre part, en un autre lui-même, personnage semi-humain. Alain Mabanckou nous fait découvrir une Afrique mystérieuse, énigmatique, ironique et déroutante, avec des personnages insolites dont les aventures tiennent le lecteur en haleine. Le personnage de ce roman est le porc-épic, tout d’abord parce qu’il apparaît dès le titre du roman : Mémoires de porc-épic. Ce récit met en avant un double néfaste qui, à la nuit tombée, réalise les pulsions maléfiques de l’homme qu’il hante. L’auteur a choisi le porc-épic, cette rondeur hérissée et répugnante généralement détestée par les humains. L’animal raconte comment il devient le « double nuisible » d’un jeune garçon de dix ans et met ses piquants au service des pires penchants de son maître. « Le porc-épic a consacré toute une vie de rongeur à exécuter les basses besognes assassines du terrible Kibandi ». Il va ainsi exécuter quatre-vingt-dix-neuf missions, et son maître demeure de plus en plus avide de bestialité.

Au bout de plusieurs missions accomplies jusque-là sans état d’âme ni remords apparents, le porc-épic, épuisé, fait preuve de lucidité et de sensibilité : « […] Le chagrin, la pitié, les remords […] je les éprouvais après chaque mission que j’accomplissais, j’ai senti à plusieurs reprises des larmes couler de mes yeux ».

Pourquoi ce texte ? Et quelle est la parenté établie entre le premier annoncé, au début de ce compte rendu, et le second, celui du porc-épic ? En fait, il apparaît que certains éléments semblent antinomiques entre les deux textes ; la parenté peut être établie dans la mesure où, il ne s’agit point d’animaux maléfiques, cependant, le sens figuré de l’animal laisse largement place au sens propre où l’on aperçoit le sentiment d’exil et l’émotion mémorielle qui transfigurent et transcendent le roman. Au centre du roman, on retrouve la description d’une mère. Une allure grêle au regard triste traverse la narration et habite tout le texte, cette maman est décrite dans une atmosphère mélancolique et tendre à la fois. L’auteur traque les souvenirs fantômes de celle qu’il n’a vue ni vieillir, ni mourir. Depuis fort longtemps, la présence de cette femme, Pauline Kengué, « modeste paysanne originaire de Louboulou », hante la mémoire de l’auteur. Au retour au pays après vingt-trois ans d’absence, Alain Mabanckou rend visite à de nombreux membres de sa famille : tantes, oncles de toute une tribu gentille et méchante (tout comme les animaux), et se réinstalle en se réappropriant le paysage de son enfance, la cabane où il vivait avec « maman Pauline ».

Dans cette même lignée thématique, nous pensons à l’avant dernier roman d’Assia Djebar La disparition de la langue française2, dont le principal personnage, Berkane, revient en Algérie après cinquante ans d’absence et de vide. Il est dévoré par l’exil et tente de réactiver sa mémoire. Le récit de Mabanckou convoque cette intense émotion, ce leitmotiv mémoriel qui vient également en miroir de son précédent roman Demain j’aurai vingt ans, et accomplit un bel écho à l’oeuvre de Dany La ferrière3, L’Énigme du retour. Le lecteur examine la dimension spatiale et temporelle selon un dispositif cinématographique, dans le sens où chaque partie renvoie à une dénomination de film. Au bout de ce voyage quelque peu labyrinthique, sa démarche devient plus clairvoyante dans la mesure où il comprend et intériorise le fait que son pays, qui vit en lui, n’est plus le sien, mais l’auteur demeure fidèle sur un plan mémoriel et émotif.

Ce texte témoigne d’un fils égaré qui revient au Congo afin de (re)voir et (ré) entendre la voix et la mémoire de sa maman après vingt-trois ans d’absence, répondre au dernier vœu de sa maman, ce jour de 1989 où ils savaient, tous deux, qu’ils se voyaient pour la dernière fois : « l'eau chaude n'oublie jamais qu'elle a été froide », se souvient-il.

Ce roman est un hommage à sa mère, glorifiée, « maman Pauline », à qui ce tendre écrit de mémoire et d’amour est destiné. Il n’a peut-être pas fait le déplacement, toutefois, « En réalité »,  écrit Mabanckou, « je redoutais le face-à face avec cette femme que j’avais laissée  souriante, pleine de vie ». La douleur envahit le roman, aussi bien dans le premier que dans le second récit. Le mal est et devient le leitmotiv des personnages humains et inhumains de l’auteur.

Pour conclure, l’auteur s’est immergé dans son passé, tracé quelques repères avec le présent, a réussi plus au moins à (re)convoquer les souvenirs, (re) trouvé les senteurs, les sorciers, les animaux, embrassé les âmes, mortes et/ ou vivantes, « il a rendu grâce au ventre et à la terre qui l’ont porté ». Au moment de rentrer, Mabanckou n’est pas allé au cimetière, il ressuscite en mots, avec autant de maux, le lien africain et peut être universel, qui foisonne entre un fils « unique » et sa mère…

Notes

1. Né en 1966 à Pointe-Noire (Congo-Brazzaville), Alain Mabanckou se décrit comme Congolais de naissance, francophone de nature et Américain d’adoption. Il découvre la littérature au lycée en lisant les poètes romantiques, puis des romanciers comme Joyce ou Céline. Après des études de droit en France, il entre comme juriste, à la Lyonnaise des eaux, et publie des recueils de poèmes. Son premier roman s’intitule Bleu Blanc Rouge (1998), et son premier succès, African psycho (2003). En 2002, Alain Mabanckou devient professeur de littérature francophone à l’Université du Michigan où il enseigne en français et en anglais. En 2005, son roman Verre cassé figure déjà dans la dernière sélection du Renaudot et obtient plusieurs récompenses, dont le Prix RFO du roman.  Après trois ans dans le Michigan, Alain Mabanckou rejoint en octobre la prestigieuse Université de Californie à Los Angeles (UCLA). Le lundi 6 novembre 2006, le prix Renaudot 2006 lui est attribué pour Mémoires de porc-épic. Ses productions les plus récentes sont les romans Black Bazar (2009) et Demain j’aurai 20 ans (2010), un recueil de poèmes Tant que les arbres s’enracineront dans la terre (2007), un essai L’Europe depuis l’Afrique (2009), et un livre pour jeunes Ma Soeur Etoile (2010).

2. Paris, Albin Michel, 2003.

3. Écrivain, et scénariste canadien d’origine haïtienne, vivant au Québec.

 

Auteur 

Kahina Bouanane-Nouar 

Pagination 

19

Africa Review of Books/ Revue Africaine des Livres

Volume 11, N°01 - Mars 2015

 

 

 

CRASC

logo du crasc
arb@ crasc.dz
C.R.A.S.C. B.P. 1955 El-M'Naouer Technopôle de l'USTO Bir El Djir 31000 Oran