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Les théories hygiénistes et l’éthique scientifique en pays colonisés

L'Empire des hygiénistes : Vivre aux colonies

Olivier Le Cour Grandmaison [1], Éditions APIC, Alger, 2014, 363 pp, 900.00DA

Le concept d’« hygiénisme » né au début du XIXe siècle aux États-Unis, se définit comme un ensemble de théories politiques et sociales, et renvoie à certaines règles de préservation de l’hygiène et de prévention de la santé publique. Rapporté aux colonies, le terme recouvre un sens particulier qui fait écho à la nécessité de légiférer pour justifier des manœuvres légitimant ainsi l’exercice du pouvoir de domination. C’est précisément ce phénomène qu’Olivier Le Cour Grandmaison dissèque tout au long de cet ouvrage pour combler des ignorances, partialement entretenues, sur les qualifications raciales et les paradigmes biologiques.

L’étude du lien hygiénisme/colonialisme, articule des modes de fabrication des discours du progrès et de propagation des représentations de la ségrégation sociale « scientifiquement » élaborées. Elle se résume aux questions d’une part, des applications spécifiques aux pays colonisés et d’autre part, du rôle des scientifiques face aux aléas du milieu pour la préservation de la santé des expatriés. Dans ce contexte de construction d’un empire légalisé par les hygiénistes, l’auteur expose une fresque en trois moments :

- Les préalables exploratoires à l’implantation coloniale.

- Les arguments scientifiques de la colonisation basée sur une conception hiérarchisée du genre humain.

- Les applications locales que les hygiénistes mettent en action pour soutenir les mutations motivées par la colonisation.

1. L’hygiénisme, un courant monolithique pour le progrès et le bien de la société

L’épanouissement de l’individu et de la société est l’objectif théoriquement énoncé auquel se sont alliées diverses disciplines telles que l’architecture, l’urbanisme, la démographie et autres branches des sciences médicales. L’épidémiologie notamment, a bien servi l’évolution de ce courant de pensée né dans une société affectée par les effets de l’organisation capitaliste de la production industrielle. En Europe, le mouvement qualifié de sanitaire, s’est caractérisé par l’ouverture des villes enserrées dans leurs fortifications, la lutte contre l'insalubrité (introduction de matériaux modernes de construction, oxygénation et ensoleillement…), la création des transports en commun , le développement du sport et, par conséquent, un allongement de l’ espérance de vie . Dans ses extensions sémantiques, l’expression est aujourd’hui reconsidérée, pour réfléchir à l’articulation de ses multiples acceptions et autres controverses dont l’enjeu reste la santé publique.

Se saisissant de ce concept qui a engendré la doctrine hygiéniste, Olivier Le Cour Grandmaison, en recentre les applications socio-spatiales à un moment de son histoire et hors des aires géographiques qui lui ont donné naissance. Son analyse de l’application de l’hygiénisme durant l’expansion coloniale, retraduit le concept d’impérialisation pour dénoncer les principes différenciés du droit en Afrique et en Asie. À l’appui de cet examen, sont exposés les extraits des travaux d’éminents scientifiques où l’intervention du corps médical apparaît comme un vecteur-clé de la colonisation : « Dès les premières années du XXe siècle, de nombreuses recommandations formulées par les médecins passent des traités d’hygiène exotique aux textes administratifs en vigueur dans certaines colonies » (p. 165).

C’est sur cette voie de l’hygiène tropicale en tant que science pratique au service de l’empire (p. 14), que se poursuit l’engagement intellectuel de l’auteur pour mettre au jour certains aspects, notamment racistes, du colonialisme. L’un des plus honteux, l’apartheid, nous est rapporté en ces termes : « Bien avant l’instauration du régime d’apartheid en 1948, qui renforcera l’arsenal discriminatoire et répressif en l’étendant à tous les domaines de la vie, relations privées et sexuelles comprises, les Noirs sont soumis à des dispositions particulières destinées à limiter leurs possibilités d’établissement sur le territoire. Tel est le but poursuivi par le Native Land Act du 19 juin 1913, qui limite à 8% seulement la superficie des terres cultivables susceptibles d’être détenues par les Natives, alors qu’ils représentent 67% de la population totale du pays. De plus, il est interdit aux Noirs d’acheter des terrains en dehors des réserves dans lesquelles ils sont tenus de résider sauf s’ils produisent un document certifiant qu’ils travaillent pour des Blancs. À la suite de cette législation, considérée comme une pièce maîtresse de la ségrégation juridique et spatiale maintenue jusqu’en 1990, plus d’un million de Noirs sont expulsés de leurs terres » (p. 208).

Le contexte colonial que d’aucuns qualifient de révolu, était certes d’un autre temps ; mais l’analyse du modèle hygiéniste imposé dans d’autres aires culturelles, confirme bien ses visées conquérantes pour dominer, soumettre et asservir les peuples autochtones.

2. Le prestige des Blancs parmi les objectifs coloniaux des hygiénistes

La citation du Docteur Georges Treille, datée en 1888, résume d’emblée le chapitre introductif intitulé L’« histoire des colonies » : « d’immenses sacrifices d’hommes et d’argent ». L’auteur montre comment le prétexte « …d’améliorer les conditions des colons… » (p. 08), vise à accréditer l’hygiène coloniale en tant que science pour accompagner et soutenir les mutations dues à l’« impérialisation de la République ». Les mots climatologie, climatothérapie, indigénisation [2] sont créés à cet effet, donnant lieu à des missions et grandes enquêtes régionales sous l’égide du Comité de la santé et de l’organisation d’hygiène de la Société des Nations (p.64). Même si « …la médecine tropicale a eu une influence majeure sur la santé dans la première moitié du XXe siècle », c’est autour des objectifs de l’hygiène tropicale, que l’auteur a échafaudé son raisonnement, pour montrer comment « …cet office national confirme l’existence d’un racisme d’État dont il est à la fois l’expression et l’instrument spécialisé en métropole et dans les outre-mer » (p. 79). L’apparent avantage d’inclure les indigènes dans le processus de mise en valeur des colonies, ne dissimulent aucunement les inégalités qui les caractérisent conformément aux théories de l’« acclimatement ». Considérant l’efficacité et l’élaboration des règles expliquant les rapports entre races et « acclimatation », il s’agissait de justifier le non-cosmopolitisme avec pour conséquence de renforcer la protection des Blancs minoritaires afin qu’ils puissent garantir la prospérité de l’empire (p. 75). Mieux, selon Navarre [3], « …il y a nécessité de défendre le « prestige » des Blancs, qui joue un rôle central dans tous les registres de la vie… » (p. 76). Autour de cette discrimination, l’auteur associe comment « …après avoir été des gouffres financiers et humains, les possessions françaises deviendront enfin des sources de profit pour les expatriés et la métropole » (p. 80).

3. Ségrégation sociale/distanciation spatiale : un chassé-croisé accommodant

Entre autres travaux relatifs aux problèmes des pays chauds, ceux de Georges Treille (1921-2006), d’Albert Sarraut (1872-1962) et de Pierre-Just Navarre (1849-1922)[3], ont largement documenté les trois premiers chapitres de l’ouvrage, consacrés aux questions de médecine et hygiène coloniales. Articulant les connaissances acquises de pathologie exotique aux leçons de savoir-vivre sous les tropiques, les villes coloniales s’urbanisent selon les vertus de l’hygiène sanitaire et les prétendus ménagements à l’égard des cultures autochtones. Pour l’exemple, Lyautey et consorts [4] appuient la nécessité de « …ne jamais mélanger dans une agglomération…la population indigène et la population européenne » (p. 166). La finalité désormais convenue, était de garantir la ségrégation et la division raciale du travail à travers la propagation des cités jardins et autres manœuvres urbanistiques de distanciation spatiale :

« Le principe de séparation est…étendu à la cité toute entière pour des raisons qui mêlent considérations sanitaires, édilitaires et sécuritaires » (p. 166). En fait, comparativement aux massacres systématiques qui avaient été précédemment réservés aux races dites inférieures, la ségrégation est bonifiée par les partisans de la « mise en valeur » des colonies. Érigée en mesure nécessaire pour renforcer la sécurité des biens et des personnes, la ségrégation est par conséquent un moyen de favoriser l’émigration des métropolitains et la colonisation des territoires conquis (p. 167). La présentation de différentes configurations, au cours des deux derniers chapitres, engage la question de savoir « Comment ce principe et les pratiques qu’il a déterminées se sont-ils imposés, puis transformés en une véritable politique d’hygiène publique débouchant sur l’adoption de dispositions urbaines et donnant naissance à des villes coloniales nouvelles ? » (p. 166).

La nouveauté se traduit notamment dans la dénomination officielle des lieux s’insinuant franchement sous l’expression « village de ségrégation » pour nommer les quartiers « indigènes » (p. 168). Plus insidieusement « […] les autorités achèvent cette francisation des villes d’outre-mer en faisant appel, pour la nomination des boulevards, avenues, rues, bâtiments et monuments, à des personnalités civiles et militaires issues du panthéon de l’histoire nationale et impériale, mobilisées pour signifier la supériorité de la civilisation française dans des domaines variés. Plus encore qu’en métropole, sans doute parce-que la société coloniale est hiérarchisée et ségréguée, recourir à des odonymes choisis avec soin permet au vainqueur de rappeler sans cesse aux vaincus son passé admirable, peuplé de héros et d’événements grandioses ». (p. 184).

4. Légitimation du « travail forcé » à l’instar du prétexte physionomique

L’approche historique des théories hygiénistes en pays colonisés, montre comment s’effectue l’organisation du travail selon une conception spécifique au fait que l’on soit autochtone ou expatrié. La différence est modulée par les questions d’hygiène et de race définies dépendamment de la physionomie des individus : tandis qu’au Blanc est attribué l’usage du cerveau pour être aux commandes, l’usage des muscles est destiné au Noir. A la base de cette assertion érigée en dogme, le Dr Treille écrivait en 1888 : « D’une manière générale, de 0 à 800 mètres au-dessus du niveau de la mer, et entre l’équateur et le 15è degré de parallèle nord et sud, il n’est pas désirable que l’Européen tente d’exercer par lui-même la profession d’agriculteur. Les fortes chaleurs et les pluies abondantes de l’hivernage, auxquelles s’ajoutent les éléments pathogènes libérés par les sols lorsque ceux-ci sont labourés, interdisent au Blanc les activités de ce type, car il n’est pas physiquement organisé pour les supporter »[5].

Concrètement, le glissement du travail forcé à l’esclavage domestique est traité simultanément comme formes d’exploitation coloniale et de jurisprudence. En fusionnant ces deux démarches, le syntagme de « mise en valeur » autorise la brutalité des méthodes employées pour contraindre les autochtones à exercer une activité laborieuse régulière (p. 239). L’aperçu sur les mécanismes mis en action, rapporte le rôle considérable des spécialistes qui jouissaient d’une légitimité scientifique importante (p. 251). Le burlesque de cette auguste production scientifique, nous est signifié par l’auteur en citant Aimé Césaire à son bon endroit : « … les lieux communs les plus éculés vous sont ressemelés et remis à neuf ; les préjugés les plus absurdes, expliqués et légitimés ; et magiquement les vessies deviennent des lanternes » (p. 251). En résonance, d’autres références très éclairantes ponctuent le cheminement de l’ouvrage (F. Fanon ; Ch.-R. Ageron ; H. Arendt ; P. Bourdieu, A. Sayad ; G. Manceron ; R. Vergès ; J.M.G. Le Clézio) et renvoient à des corrélations thématiques pour mieux comprendre les enjeux de l’hygiénisme en tant que corollaire du colonialisme. Bien avant, Henry Witbooi [6] avait déjà dénoncé les Allemands qui « […] s’installent sur les terres des chefs sans leur en demander la permission, et soumettent à leurs lois les gens qui vivent là-bas : ils leur interdisent de se déplacer librement… ou de jouir de l’eau et des pâturages……ils les parquent en dehors de la ville » (p. 339).

5. Conclusion et enseignement

Les choix d’Olivier Le Cour Grandmaison privilégiant une approche relevant de l’histoire de la production savante, s’est attaché à décrire le rôle des éminences scientifiques dans les structures mentales des politiques coloniales de l’époque. Une analyse bibliographique circonstanciée, a déroulé les mécanismes d’ajustement des méthodes discriminatoires légitimant l’exclusion et la ségrégation. Le recours aux dispositifs du « travail forcé » (d’après les termes de S. Weil, 1938), a permis de revenir sur les déductions des différents théoriciens de l’hygiène tropicale pour mettre à notre portée les trames des fondements de l’exploitation coloniale.

En fait, l’ouvrage est le couronnement d’un triptyque [7] dont les apports ont largement contribué aux critiques de l’idéologie raciste du colonialisme et ses conséquences sur la société. Pour autant et comme il faut bien s’en douter, au regard du terrain défriché, les travaux d’Olivier Le Cour Grandmaison ont suscité quelques hostilités lui reprochant tantôt son manque de perspicacité dans ses jugements [8], tantôt à ne retenir « que ce qui conforte ses thèses et nourrit ses stéréotypes » [9].

Discuter de la partialité de l’auteur, en remontrant sa démarche analytique d’une période achevée, est assurément une façon de participer au débat. Elle bute cependant dans son aveuglement à structurer des liens avec les dynamiques actuelles marquées par diverses interprétations et autres glissements préoccupants. En revenant sur la vision du colonialisme sous l’angle des hygiénistes, Olivier Le Cour Grandmaison a mis en étalage les calculs dont les concomitances donnent à s’interroger sur certains signes apparents des enjeux sociaux contemporains. Son évaluation de quelques aspects de l’histoire coloniale stimule la réflexion sur les évolutions présentes des communautés concernées par ce même passé. L’éclairage instructif de cet ouvrage, se résume enfin, à la recherche du sens des faits à travers les actes coloniaux à l’épreuve de l’éthique scientifique universelle.

Du même auteur :

- De l'indigénat : Anatomie d'un "monstre" juridique : le droit colonial en Algérie et dans l'Empire français , La Découverte, 2015, History , 207 pages

- La République impériale. Politique et racisme d'état : Politique et racisme d'État , Fayard, Literary Collections , 2009, 408 pages

- Douce France : rafles, rétentions, expulsions , 2009, 291 pages

- Le retour des camps ?: Sangatte, Lampedusa, Guantanamo- Olivier Le Cour Grandmaison , Gilles Lhuilier , Jérôme Valluy , Autrement, Social Science , 2007 , 210 pages

- Coloniser. Exterminer : Sur la guerre et l'État colonial , 2005, Fayard, Social Science , 2005, 374 pages

- Haine(s). Philosophie et politique, Presses Universitaires de France, Philosophy , 2002, 320 pages

- Faut-il avoir la haine ? L'Harmattan, Europe , 2001, 129 pages

- Le 17 octobre 1961 : un crime d'État à Paris , Olivier Le Cour Grandmaison , Nils Andersson , 2001, 282 pages.

Notes

[1]Olivier Le Cour Grandmaison, Maître de conférences, Politologue spécialiste des questions de citoyenneté sous la Révolution française , et des questions qui ont trait à l' histoire coloniale .

[2] Pierre-Just Navarre, Manuel d’hygiène coloniale. Guide de l’Européen dans les pays chauds , Paris, O. Doin, 1895, Médecin de la marine et professeur d’hygiène coloniale à la chambre de commerce de Lyon. A publié de nombreux articles et ouvrages consacrés aux maladies tropicales ; son manuel est longtemps resté un classique.

[3] G. Treille, De l’acclimatation des Européens dans les pays chauds, Paris, O. Doin, 1888. Médecin principal de la marine, directeur de la rédaction des archives de médecine navale et membre du Conseil supérieur de santé de la marine et inspecteur du service de santé des colonies.

P.-J. Navarre, op.cit.

A. Sarrault, Gouverneur général de l’Indochine, Ministre des colonies.

[4] Congrès international de l’urbanisme aux colonies, Paris, 1931, sous la présidence d’honneur de Lyautey.

[5] G. Treille, De l’acclimatation des Européens dans les pays chauds, op.cit., p.133.

[6] H. Witbooi (1830-1905), « Votre paix sera la mort de ma nation ». Lettres de guerre, préface de J.M. Coetzee, trad. De D. Bellec, Paris. Mort au combat contre les troupes de l’empereur Guillaume II.

[7] « Coloniser, exterminer : Sur la guerre et l’État colonial », 2005 ; « La République impériale. Politique et racisme d'État», 2009 ; « De l'indigénat. Anatomie d'un "monstre" juridique : le droit colonial en Algérie et dans l'empire français », 2010.

[8] François-Georges Dreyfus connu pour son hostilité à l'immigration.

[9] Ce livre est également critiqué par les historiens Gilbert Meynier et Pierre Vidal-Naquet dans un long article - analysé par l'historien Claude Liauzu .

 

Auteur

Ammara Bekkouche

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14 - 15

Africa Revie of Books / Revue Africaine des Livres

Volume 12, n° 02 - Septembre 2016.

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