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Les Numéros

Lecture hybride à travers la (re)conquêted’une Histoire et/ou d’un imaginaire

Les Prépondérants, par Hédi Kaddour, Editions Gallimard, Collection Blanche,

2015, 464 pages, ISBN : 9782070149919

 

Les jurés de l'Académie Française ont décerné le prix ex-æquo à Hédi Kaddour pour son roman Les prépondérants (avec Boualem Sensal). Dans ce roman, l’auteur structure, en premier lieu, le heurt des cultures, la confrontation d’individus aux valeurs différentes, notables français, élites arabes. En second lieu, l’auteur reprend la trajectoire historique du colonialisme, de la condition de la femme, de religion et de civilisation. Hédi Kaddour dessine à travers les regards croisés de ses personnages une fresque d’un monde hybride, traversé par de multiples lignes de frontières. L’auteur est né le 1er juillet 1945 à Tunis d’un père tunisien et d’une mère française pied-noir. Lorsqu’il est âgé de 12 ans, la famille s’installe en France. C’est là qu’il suit des études de lettres modernes et devient agrégé dans ce domaine ainsi que traducteur dans diverses langues (l’anglais, l’allemand et l’arabe). Il mène une carrière d’enseignant de la littérature française et de la dramaturgie à l’École normale supérieure de Lyon et donne également des cours sur l’écriture journalistique dans les formations aux métiers de la presse. Hédi Kaddour travaille aussi comme professeur de littérature à la New York University in France, implantée à Paris. Il rédige des critiques littéraires pour divers périodiques tels que Le Monde, Libération et Le Magazine littéraire. C’est d’ailleurs grâce à l’art poétique, qu’il entre en littérature, publiant de nombreux recueils de poèmes, sept en tout. Le premier, Le Chardon mauve, parait aux éditions Le Temps des cerises en 1987 et les suivants aux éditions Gallimard à partir de 1989. Il commence à rédiger son premier texte en prose, Waltenberg, en 1997. Ce titre parait en 2005 et se voit décerner le prix Goncourt du premier roman. Dans la foulée, ce récit d’aventures et d’espionnage est élu « meilleur roman français de l’année 2005 » par le magazine Lire et reçoit de nombreux éloges de la part des critiques. Le deuxième roman de Kaddour, Savoir-vivre, est publié en 2010.

Le roman s’ouvre sur des personnages au caractère marqué. L’auteur les fait évoluer au gré des discussions, des dérisions et des rivalités. Le lecteur retrouve principalement Kathryn la "star" de cinéma américaine, Raouf le fils du notable local à l’éducation française et arabe, Ganthier le propriétaire terrien qualifié de « seul français que la domination n’ait pas rendu idiot », Gabrielle la journaliste française aventureuse et Rania, jeune veuve issue de la bourgeoisie, traditionnelle et audacieuse. Des bourgeois qui se confrontent à la réalité du monde, à Nahbès, mais aussi à Paris et en Allemagne où se forment d’autres colères, d’autres révolutions.

Les Prépondérants est un roman qui décrit des personnages qui portent en eux le reflet d’une époque où la décolonisation semble lointaine. Il dépeint un tableau enveloppant les préjugés raciaux, sociaux et moraux, la confrontation au réel et la désillusion. On observe la manière dont se confrontent ces mondes en apparence si différents. Hédi Kaddour relate la vie des prépondérants, des notables français qui se font un devoir de diriger énergiquement la population locale sous prétexte de leur supériorité, veulent vraiment briser en réclamant la fin du protectorat pour une colonisation telle la Guerre d’Algérie. Un équilibre qui va pourtant être rompu par l’arrivée d’une équipe de tournage américaine. La liberté de son comportement et de ses rapports avec les colons et surtout avec les arabes modifiant progressivement les relations des uns et des autres. Le lecteur voit défiler, à travers leurs histoires sentimentales entrecroisées, la lutte de femmes militantes contre une société musulmane machiste en passant par l’émancipation de certains jeunes arabes éduqués par le communisme, d’une Allemagne ruinée, sous occupation française, tentée par le nazisme pour se sortir d’une situation méprisable à Paris des années 1920.

Hédi Kaddour relate, donc, la vie hybride d’une ville d’Afrique du nord après la Première Guerre mondiale. Le lecteur reconnait la ville de Nahbès, on (re)trouve des colons comme Ganthier : l’ancien séminariste et officier de réserve. Rania, jeune veuve tunisienne, énergique et indépendante, à la tête d’une grande ferme et qui a su s’échapper du clivage de la tradition. Elle pense que "trop de science c'est la science des incroyants". Son cousin, Raouf, jeune nationaliste, fils du Caïd, vient d’avoir son baccalauréat. Il est admirateur de Balzac et Montesquieu. Il tombe amoureux de l’épouse du réalisateur Neil Dantree, lui aussi fervent lecteur de Balzac, la belle actrice aux yeux gris, Kathryn Bishop. Hédi Kaddour met en place une équipe hollywoodienne libre de mœurs. L’intérêt de ce texte va au-delà des rapports amoureux, il s’agit aussi des relations géopolitiques, le choc des cultures et des continents, les voyages dans l’Après-guerre. Les acteurs aspirent à la liberté civile et politique face à la domination, l’hypocrisie et l’exploitation du colonialisme. Les colons prépondérants se cramponnent à leurs privilèges.

Hédi Kaddour plonge ses personnages dans les années 1914-1918 en annonçant en filigrane des blessures à venir : nous sommes dans les années 1920, dans une ville qui semble comme imaginaire du Maghreb, Nahbès, que l’on peut situer du côté, sans doute de la Tunisie, puisqu’on y retrouve un protectorat et qu’il y est aussi question d’un souverain, l’auteur a sûrement creusé dans de nombreux stigmates de la guerre. Elle a fait de nombreuses veuves dont la jeune Rania, qui n’envisage pas pour autant de tomber sous le harnachement d’un autre mari malgré les incitations pressantes de son frère. Elle a hérité de la ferme d'un oncle et mène son petit monde à la "baguette" tout en résistant aux désirs d'accroissement de son voisin, Ganthier, un colon qui ne la laisse pas tout à fait insensible.

Après un tel bouleversement, la petite société de Nahbès est soudain confrontée à une vague de modernité qui fait ressortir les oppositions locales. Car les germes des futures révolutions couvent, déjà, les jeunes générations qui sont influencées par le vent communiste qui vient d’Europe. Raouf, le fils du caïd, n’est pas insensible aux discours de tous ceux qui parlent de liberté et de prise de pouvoir du peuple. Mais les beaux yeux de Kathryn, l’actrice principale, l’arrachent pour un temps à ses préoccupations politiques. Tout ceci sous le regard observateur et critique de Gabrielle Conti, journaliste et maîtresse femme, témoin des transformations qui se jouent dans le monde. Sous la plume d’Hédi Kaddour, ce microcosme s’agite et déborde de vie, en transportant le lecteur dans les ruelles du souk au cercle des prépondérants (les notables français, tenant de la plus grande fermeté à l'égard des "indigènes"), d’un marché de village au Grand Hôtel qui abrite les soirées les plus cosmopolites, d’une ferme à une séance de cinéma en plein air (très bon passage où les villageois commentent à haute voix les mœurs des personnages à l’écran). Ses personnages de femmes sont particulièrement intéressants, la complicité qui s’instaure entre Rania, Gabrielle et Kathryn, unies par la volonté de s’affirmer et de s’émanciper, au-delà de leurs cultures et de leurs modes de vie respectifs est un des centres d’intérêt du texte. Le voyage de Raouf et Ganthier en Europe est l’occasion de retracer le climat politique qui règne alors que les conditions de trêve ont mis l’Allemagne à genoux et que pointent dans les rues de Berlin les premières manifestations à croix gammées sous la houlette d’un certain Adolf Hitler. Dans un Berlin qui oscille entre misère et décadence, Gabrielle observe avec une certaine lucidité les bouleversements à venir. Tandis que, de retour à Nahbès, les prémices d’autres changements sont déjà visibles.

Hédi Kaddour semble garder l’itinéraire d’une Histoire en marche, avec des histoires d’amour et d’amitié qui ne connaissent pas de frontières, les visions des uns et des autres viennent éclairer le climat géopolitique et compléter la foisonnante fresque du départ. Nous finirons par reprendre les commentaires du Figaro Magazine, à propos du roman : « Les Prépondérants est un récit d’aventures, de politique et de désir, autant qu’un "roman-monde". Hédi Kaddour sème des héros saisis par la grâce et la tristesse, inoubliables », un commentaire à la fois réaliste portant tout de même une note folklorique : il s’agit du Maghreb !

Auteur

Kahina Bouanane-Nouar

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Africa Review of Books / Revue Africaine des Livres

Volume 13, n°01 - Mars 2017.

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