Les médias privés et la lutte pour la démocratie au Sénégal
Ousmane Oumar Kane
L’Étranger parmi les siens :
Compilation, confrontation civilisationnelle, soucis d’une communauté, trajectoire
par Sidi Lamine Niasse
Edition L’Harmattan, Dakar (Sénégal), septembre 2016, 284 pages, 29,00 €
ISBN : 978-2-343-09887-6
Il y a trente ans seulement, la plupart des pays du monde vivaient sous la férule de régimes autoritaires ou semi-autoritaires. Puis, un grand vent de démocratie a commencé à souffler emportant sur son passage les dictatures militaires de l’Amérique Latine, les régimes socialistes de l’Europe de l’Est et, à partir des années 1990, un bon nombre de régimes autoritaires du continent africain. Au tournant du XXIe siècle, plus d’une centaine de pays avaient épousé le principe de la libéralisation politique et initié des réformes visant à instituer une bonne gouvernance, y compris l’instauration du multipartisme, la liberté d’association, la liberté de la presse, des élections libres dont la transparence serait garantie par la présence d’observateurs nationaux et internationaux. Force est de constater que près de trente ans après que la démocratisation est un travail de longue haleine. Si quelques pays africains avancent à pas de géant dans le processus de la consolidation, certains stagnent, et d’autres reculent. Comment donc pouvons-nous mesurer les progrès réalisés en matière de démocratisation? Les théoriciens de la démocratie sont presque unanimes que tout pays qui réalise deux alternances démocratiques successives est en voie de consolidation. Le Sénégal a réussi ce double test.
Toutefois, au Sénégal ou ailleurs, la démocratie n’a jamais été un cadeau tombé du ciel. Elle a été le fruit de pressions aussi bien internes qu’externes exercées sur les autocrates. D’une part, des bailleurs de fonds bilatéraux et multilatéraux que les pays africains sollicitaient pour le rééchelonnement de leurs dettes ont insisté pour que ces pays adoptent des normes reconnues de bonne gouvernance. D’autre part, la société civile de ces mêmes pays oeuvraient à mettre un terme à la corruption, l’impunité, l’enrichissement illicite, la fraude électorale, et exigeaient des gouvernants la reddition des comptes. Les acteurs les plus importants de cette société civilise sont sans nulle doute les médias. Sidi Lamine Niasse, l’auteur de ce livre, est un journaliste de carrière. Son odyssée commence par la création de Walfadjri, un bimensuel en 1983, qui devient un hebdomadaire en 1987. En 1993, Walfadjri était un des principaux quotidiens du Sénégal. Sidi Lamine crée par la suite la radio Walfadjri et plus tard la télévision WALF TV ainsi que le site d’information Walfnet.com qui ont une couverture mondiale. Par le bais de toutes ces initiatives, il a apporté une contribution décisive à la consolidation de la démocratie au Sénégal.
Sidi Lamine Niasse est issu d’une famille de lettrés musulmans de grande renommée. Son grand père Abdoulaye Niasse (m. 1922) et son père Mouhamed Niasse (m. 1957) comptent parmi les plus grands érudits de l’histoire du Sénégal. Sidi Lamine commence ses études en langue arabe et études islamiques au Sénégal, exerce le métier d’enseignant arabe en 1971 et 1975 et poursuit ensuite ses études supérieures à la prestigieuse université d’El Azhar au Caire. Au cours des trente dernières années, il fait partie des intellectuels qui ont marqué de leur empreinte la vie publique sénégalaise. Dans les livres qu’il a écrits dont L’étranger parmi les siens, est le dernier, et non le moindre, et dans ses émissions à la radio, et à la télévision, il s’est prononcé sur toutes les questions politiques, sociales, religieuses et culturelles importantes au Sénégal. L’une des émissions les plus remarquables qu’il a créées est Diineak Jamano (religion et questions d’actualité). Présentée en Wolof, cette émission accueille de nombreuses personnalités politiques, économiques, culturelles et artistiques pour débattre des questions d’actualité. Depuis 1994, l’émission a abordé la plupart des thèmes d’importance nationale ou internationale, y compris et surtout l’éthique de bonne gouvernance. A ce titre, l’émission a beaucoup contribué à éveiller les populations, surtout non francophones, et à les sensibiliser sur les questions d’actualité.
L’on ne saurait exagérer l’impact de la privatisation des médias sur la politique et la société sénégalaise. Avant l’émergence des médias privés, le parti au pouvoir avait un contrôle exclusif sur les médias et donc sur les informations diffusées dans le pays. Il a pu ainsi gouverner de l’indépendance en 1960 jusqu’en 2000. Pendant quatre décennies, le parti au pouvoir a pu, au besoin, truquer les élections tranquillement pour se maintenir au pouvoir. Après leur création, les médias privés ont couvert les élections aussi bien en français qu’en langues nationales. Les correspondants des radios privées communiquent les résultats de tous les centres de vote en temps réel. A deux reprises, les résultats transmis annoncent une cuisante défaite du président sortant, et ont mis ce dernier dans l’impossibilité de manipuler les élections. En mai 2000, les médias privés avaient annoncé la défaite d’Abdou Diouf, qui n’a eu d’autre choix raisonnable que de la reconnaître. En mars 2012, le président sortant Abdoulaye Wade n’avait reçu au second tour de l’élection présidentielle qu’un tiers des suffrages. Il a appelé son adversaire Macky Sall pour reconnaître sa défaite et le féliciter.
Sidi Lamine a écrit des livres sur de nombreux thèmes, parmi lesquels : Un Arabisant entre Presse et Pouvoir, l’Affaire Charifou. L’Etranger parmi les siens synthétise et approfondit ses réflexions précédentes. A travers le parcours personnel et professionnel de Sidi Lamine, L’Etranger parmi les siens livre un regard avisé sur la vie publique du Sénégal indépendant. Un tel parcours ne peut pas se faire sans heurts, sans souffrances. Les opinions de Sidi Lamine et son militantisme lui ont valu des tracasseries de toutes sortes, la destruction des locaux de son groupe de presse, ainsi que des séjours carcéraux sur lesquels il revient dans ce livre.
Le titre de l’ouvrage L’Etranger parmi les siens illustre de manière poignante un des grands dilemmes de l’Afrique indépendante : la fragmentation du savoir et du champ intellectuel. Comme les intellectuels formés à l’école occidentale, Sidi Lamine s’est investi dans la lutte pour la bonne gouvernance. Plus qu’eux, il s’est engagé dans une autre lutte, celle visant à revaloriser une partie méconnue de notre patrimoine culturel: la production intellectuelle des intellectuels arabisants. Il a édité toute l’oeuvre de son père Mouhammad Niasse qui maintenant est accessible dans de nombreuses bibliothèques universitaires.
L’étranger parmi les siens existe en deux versions. Une version française qui est l’objet de notre recension et une version arabe dont l’intitulé (Hawiyyatun bayna ghurbatayn1) est encore beaucoup plus éloquent des frustrations qui ont poussé Sidi Lamine à s’engager au militantisme. Hawiyya signifie en arabe identité et Ghurbatayn (double exil) renvoie à l’idée de vivre dans deux mondes où l’on se sent exclu. Dans une certaine mesure, Sidi Lamine a vécu comme étranger au Sénégal postcolonial ou l’érudition arabo-islamique n’était pas reconnue à sa juste valeur et où les intellectuels arabisants sont marginalisés. Il a vécu aussi en Egypte où les étudiants africains se sentaient également étrangers. C’est ce double contexte d’altérité qui l’a motivé à la lutte politique.
La confusion est souvent faite entre un diplômé de l’université et un intellectuel. Le Sénégal compte des milliers de diplômés de l’enseignement supérieur, mais beaucoup moins d’intellectuels. L’expression anglosaxonne « public intellectual » nous éclaire beaucoup plus sur la définition du terme. Est donc un intellectuel, la personne qui prend la parole en public pour se prononcer sur des questions d’importance politique et sociale cruciale. Le parcours de Sidi Lamine, tel qu’il le décrit dans ce livre, prouve qu’il est un des plus grands intellectuels du Sénégal contemporain. Ecrit dans un style direct, facile à comprendre, agréable à lire, par un lettré à cheval entre la tradition d’érudition arabo-islamique et la culture française acquise en tant qu’autodidacte, ce livre est un regard unique sur les nombreux défis confrontés par le Sénégal postcolonial. Il démontre dans son livre, que nonobstant les acquis démocratiques, le Sénégal reste toujours vulnérable aux dérives autoritaires et la lutte pour la consolidation démocratique continue.
L’importance de ce livre est attestée par les témoignages d’intellectuels sénégalais les plus éminents, notamment les professeurs Amadou Makhtar Mbow, Assane Seck et Souleymane Bachir Diagne qui l’ont préfacé ou postfacé. Il devrait être lu par tous ceux qui veulent comprendre l’évolution politique, sociale et les questions religieuses du Sénégal.
Note
سيدي الأمين نياس، هوية بين غربتين، الدوحة: المنتدى الإسلامي للقانون الدولي،٢٠١٦
- Sidi Ahmed Nias, Identité entre deux exils, Doha, Forum islamique sur le droit international, 2016.