Le paradoxe africain
Mansour Kedidir
Afriques entre puissance et vulnérabilité
par Philippe Hugon
Armand Colin, Paris (France), 2016, 272 pages, 24 €
ISBN : 978-2-200-61506-2
Depuis plus d’une décennie, l’Afrique est devenue un sujet d’étude pour les chercheurs en sciences sociales. Cet intérêt porte sur le retard économique et social des pays africains, le déficit démocratique, la gouvernance, les fléaux naturels, les maladies et les conflits infranationaux ou régionaux. En somme, par rapport à leur analyse des continents, les chercheurs ont porté leur attention sur la persistance du sous-développement dans cette partie de la planète aussi riche en ressources naturelles et minières. Le livre de Philippe Hugon « Afriques entre puissance et vulnérabilité », publié chez Armand Colin en 2016, s’inscrit dans ce registre. Recadrant les difficultés structurelles des pays africains, l’auteur, tout en contextualisant les perspectives de leur développement, aborde les multiples aspects des sociétés et États du Continent pour situer les foyers de puissance et de vulnérabilité. Pour montrer l’importance de cet ouvrage dans le champ de la recherche scientifique concernant l’Afrique, nous essayons d’expliquer en quoi consiste son intérêt.
Le livre « Afriques entre puissance et vulnérabilité », objet de la présente recension, comprend cinq parties, chacune étant subdivisée en plusieurs chapitres.
D’emblée, dans l’introduction, l’auteur distingue plusieurs Afriques établies en fonction des particularités géographiques. Sur cette hypothèse, il note au passage les contrastes culturels, sociaux et économiques, en soulignant, in finé, l’importance de la géographie comme si ce le facteur est déterminant dans le devenir d’une société.
Les Afriques, posée en tant que notion protéiforme, il avance deux démarches qui ont prévalu jusqu’ici : l’une d’en haut (top down) privilégie les indicateurs économiques adoptés par les institutions universelles, tels que le produit intérieur brut (PIB), l’indice de développement humain (IDE) ou le GIH (Global Human Index). La seconde d’en bas (bottom up) se base sur des pratiques d’acteurs différenciées (p. 15). Deux remarques peuvent être soulevées. Si la première démarche présente un jugement à l’endroit des pays africains sans référence aux causes de leur retard économique et social, la seconde vise à cerner les Afriques sous l’éclairage historique, en ignorant les différents contextes régionaux et internationaux et l’interaction des réalités africaines avec les changements planétaires. A ces deux démarches, Philippe Hugon avance deux représentations : l’une, pessimiste, au sens où les réalités africaines désarçonnent plus d’un, et optimiste dans la mesure où les pays africains sont actuellement traversés par des dynamiques très prometteuses. L’analyse qui suivra montera si oui ou non l’auteur a réussi ce pari.
Dans la première partie intitulée « le poids de l’histoire », l’auteur essaie de souligner l’impact de l’histoire en abordant la colonisation et le partage de l’Afrique et le recouvrement de la souveraineté des pays d’Afrique. Comme suite à cette phase, il esquisse les conséquences de la colonisation tant au niveau du démarrage politique qu’économique.
En passant aux déterminants internes culturels, sociaux et politiques, l’auteur ne visait pas seulement à mettre en évidence les particularismes africains, mais à marquer les obstacles constitués justement par les cultures africaines, la montée du religieux et les structures qui caractérisent la société africaine tant au niveau de la famille que des hiérarchies sociales. Comme suite à cette partie, il débouche sur la construction de l’Etat africain et explique sa fragilité en abordant trois aspects connus : le manque d’intuitions fiables, les enjeux de pouvoirs à l’origine des luttes et des déchirements, et le déficit de légitimité, marqueur essentiel des régimes africains. Poursuivant son analyse sur les Afriques, l’auteur examine le continent sous le prisme des relations internationales. Situant la place des pays africains dans la mondialisation, il relève, au passage, les effets des flux commerciaux et financiers qu’elle subit et s’interroge sur la marginalité de l’Afrique et le rôle subalterne qu’elle tient par rapport aux changements internationaux qui s’opèrent. Dans ce cadre, il explique les faiblesses qui retardent son émergence sur la scène internationale, notamment par le manque de cohésion qui mine les différentes tentatives d’intégration économique.
Dans le même ordre d’idée, il continue sur le rôle des organisations régionales qui, passionnées par le panafricanisme, sont devenues un syndicat de chefs d’État. Avec l’apparition des réseaux transfrontaliers, l’Etat africain est passé dans une phase de turbulence. Sur ce constat, Philipe Hugon recadre les rapports économiques entre l’Afrique et le reste du monde. Longtemps dépendante de l’aide européenne, l’Afrique, souligne-t-il, essaie de se désengager de la domination occidentale en s’inscrivant dans les nouvelles logiques internationales, en exploitant les opportunités par la voie du Soft Power à l’oeuvre des coopérations multiformes. En avançant les difficultés qui retardent son développement, l’auteur passe aux défis que les Afriques devraient lever. Recadrant leur examen dans le contexte actuel, l’auteur énumère quatre grands défis : l’explosion démographique, les inégalités sociales, l’environnement et les conflits et le terrorisme.
Abordée en tant que facteur hypothéquant le développement économique et social, l’explosion démographique est étudiée dans ses rapports avec l’urbanisation de l’Afrique et la sécurité des pays et bien au-delà, puisqu’elle est, selon Philippe Hugon, l’une des causes des migrations internes et internationales. À ce titre, il la considère comme un handicap majeur bloquant toute perspective de développement des pays africains. Partant de ce problème, l’ouvrage met l’accent sur les inégalités sociales qui persistent malgré des efforts déployés dans le domaine de la santé et de l’éducation, la sécurité alimentaire et surtout l’eau. Quant aux autres risques environnementaux, bien que la question du réchauffement climatique est mise en évidence, la précarité énergétique des Africains n’est pas exclue dans la déforestation, ce qui, à ses yeux, aggrave la situation écologique déjà alarmante.
À la fin de cette partie, l’auteur réserve son analyse aux conflictualités et à la montée du terrorisme. Contextualisant les guerres internes et régionales, le conflit est étudié comme résultant d’une sismicité structurelle qui caractérise la réalité africaine traversée par des legs historiques, des déficits de gouvernance et d’un manque de légitimité. Le terrorisme avec ses mutations actuelles semble être le fléau le plus dévastateur. Concernant la dernière partie, Philipe Hugon cerne le devenir de l’Afrique entre croissance, crise et conflits. Il commence par analyser l’économie de rente. À considérer l’hypothèse de développement économique sur la base d’une terre riche et d’un sous-sol regorgeant d’hydrocarbures et de minerais, les pays africains auraient dû, depuis longtemps, rattraper leur retard économique par rapport à l’Europe. Mais tel n’est pas le cas. Qu’ils aient emprunté la voie libérale en laissant les compagnies transitionnelles exploiter leur ressource ou la voie socialiste pour promouvoir leur développement en captant les revenus provenant de ressources minières et agricoles, la plupart des pays africains sont tombés dans le piège de la rente. Dès lors qu’ils n’avaient pas la capacité de peser sur le marché international, ils subissaient les fluctuations des prix des matières premières. À cela, il convient d’ajouter la répartition inégale de la rente aggravant par conséquent l’appauvrissement de larges couches de la société. Cette situation ne va pas cependant sans générer des effets dévastateurs à l’intérieur de ces pas.
Aux tensions réactivant de nombreuses frustrations, l’Afrique connut des crises, des guerres civiles et le terrorisme qui ne cesse de déstabiliser les États. Au-delà de ce constat réel, Philippe Hugon dresse un panorama des puissances africaines classées par ordre décroissant en trois groupes. Cette perspective est étayée sur la base du potentiel économique, la gouvernance et les capacités de résilience de l’Etat. À la fin de son ouvrage, l’auteur conclut sur cinq scénarios pour lever des défis internes et mondiaux qui se posent à l’Afrique. Dans le premier, nommé « Scenario de largage », il inscrit les trajectoires africaines dans une vision du temps long. Longtemps déconnecté du reste du monde, dit-il, le développement de l’Afrique prendre le temps nécessaire pour dépasser le legs colonial, postcolonial, et les guerres infranationales et régionales. Concernant le Scenario de rattrapage, il soulève la question de l’insertion de l’Afrique dans l’économie mondiale en proposant un ensemble de conditions portants sur des réformes libérales. Le troisième appelé Scenario des recentrages, préconise la voie interne loin du modèle occidental. Privilégiant la promotion de l’entrepreneuriat africain, il souligne la nécessité de création de marchés nationaux et régionaux, et une relégitimation de l’Etat aux fins de régulation économique. Concernant le quatrième Scenario dit des nouveaux arrimages, Philippe Hugon soulève l’avenir des alliances et les partenaires avec l’arrivée de la Chine. Ce scénario, affirme-t-il, correspond « à la montée d’un monde multipolaire et à une Afrique convoitée tant pour ses ressources naturelles, mais également sa population active et ses marchées.» Le scénario relatif aux Décalages est celui des accentuations des différentes fractures (territoriales, sociales, économiques) et l’écart grandissant entre les régions africaines. Devant la mondialisation, il s’interroge sur les capacités de résilience des États face aux crises internes alimentées par la montée des identités et des archaïsmes locaux.
À première vue, la richesse de l’ouvrage est indéniable. Sa force tient plus à un recensement des problèmes de l’Afrique qu’à une analyse de sa vulnérabilité. En abordant les différents obstacles qui entravent la marche de l’Afrique vers le progrès, Philippe Hugon situe les causes du sous-développement d’une manière décontextualisée et sans référence aux conditions historiques qui ont fait que l’Afrique est restée en marge des grands bouleversements qui ont été à l’origine de l’expansion du capital mondial. Dans sa démarche, on est amené à comprendre la vulnérabilité de l’Afrique comme déterminée par des facteurs autres que ceux liés au colonialisme et à la domination du Capital du centre sur les relations commerciales internationales à l’origine de l’asphyxie de certaines régions du globe. Si pour le chercheur, l’ouvrage en question aborde la fragilité de l’Afrique à travers une revue de différents domaines socioéconomiques et politiques ce qui est fort utile, il reste, au demeurant, loin des attentes des universitaires qui cherchent à approfondir les vulnérabilités de l’Afrique, plus précisément dans le contexte actuel où certains pays sont menacés d’effondrement par les guerres civiles, et le terrorisme. Au regard de la biographie de Philipe Hugon, professeur émérite d’économie à l’université de Nanterre-Paris et dans les universités de Madagascar et du Cameroun et directeur de recherche à l’institut de relations internationales et stratégiques de Paris (IRIS), on est amené à croire que son ouvrage répond plus à une synthèse des problèmes que vit l’Afrique qu’à une étude des aspects montrant ses points de puissance et sa fragilité.
En conclusion, bien que le livre de Philippe Hugon mérite d’être lu, il convient de confronter son approche par d’autres pour pouvoir appréhender d’une manière globale et approfondie les vulnérabilités de l’Afrique. Ce qui nous emmène à soutenir que la problématique africaine doit être réécrite, à partir d’une démarche d’ensemble.