La santé dans les pays du sud à l’épreuve
de la mondialisation
Yamina Rahou
Santé mondiale. Enjeu stratégique, jeux diplomatiques
Sous la direction de Dominique Kerouedan et Joseph Brunet-Jailly
Presses de Sciences Po, Paris, 2016, 448 pages, 32,00 €, ISBN : 9782724618709
L’ouvrage est une synthèse du colloque « Politique étrangère et diplomatie de la santé mondiale » organisé par la chaire « Savoirs contre pauvreté » du Collège de France. Il est codirigé par Dominique Kerouedan, docteur en médecine, dont les travaux portent sur « la gouvernance et la géopolitique de l’aide au développement en santé, et sur l’articulation des relations institutionnelles induites par celles-ci à l’échelle globale avec l’effectivité de l’amélioration de l’état de santé et de l’offre de santé, préventive et curative, sur le terrain »1 et Joseph Brunet-Jailly, économiste, spécialiste des systèmes de santé d’Afrique de l’ouest, ayant à son actif plusieurs travaux sur le Mali2. L’ouvrage rassemble dix-huit contributions d’enseignants, chercheurs, praticiens de la santé et d’acteurs politiques. La problématique s’articule autour de la santé comme enjeu et risque majeur pour la vie des individus. Autrement dit, « la santé de la population de la planète pourrait être choisie comme l’enjeu de la stratégie de développement, à la place de ce qui tient lieu aujourd’hui : la croissance mesurée par la somme des valeurs ajoutées, un indicateur de plus en plus contesté »3.
Aussi, cet enjeu est soumis à des impératifs géopolitiques et constitue un objet de jeux politiques dans un contexte de rapports de forces inégales entre les pays du Sud et ceux du Nord, plus précisément pour le cas de l’Afrique subsaharienne, où en 2008, l’une des résolutions de l’Assemblée Générale des Nations unies, consacrée à la santé, soulignait que pratiquement aucune amélioration de la santé n’a été enregistrée en Afrique francophone de l’Ouest et de l’Est lors des deux dernières décennies.
Les auteurs de l’ouvrage ont dès l’introduction, dans le cadre d’une approche critique, opté pour l’expression santé mondiale au lieu de santé globale en précisant que cette dernière est liée à des connotations « d’uniformisation planétaire des produits, des idées ; des solutions à apporter aux problèmes et même des cultures et des visions du monde »4. Nous retrouvons cette distinction entre les deux expressions : globalisation et mondialisation dans une contribution du philosophe Etienne Tassin parue dans un autre ouvrage5 où il procède à différencier leurs significations respectives. La première renvoie à la sphère économique, au modèle économique dominant incarné actuellement par le néolibéralisme à savoir la course vers le profit et la soumission de l’ensemble des activités humaines à la loi du marché. La seconde renvoie à la sphère politique à « l’idée de faire monde »6 donc à la diversité et aux différents processus sociohistoriques des sociétés. Dans cette réflexion, Etienne Tassin se pose la question du devenir du monde : « Qu’advient-il du monde lorsque la totalité des territoires et des populations planétaires est soumise à la même loi du marché » Quelles perspectives futures pour un monde en proie une domination économique globale »7. Dans le même sens, mais dans le cadre d’une analyse anthropologique de la globalisation, Bernard Hours et de Monique Sélim8 soulignent le processus comme phénomène politique soumettant les sociétés aux normes du nouvel ordre économique mondial dont l’un des domaines vitaux est la financiarisation de la santé. Si cette dernière est reconnue comme un bien commun par les différentes institutions internationales, elle est par contre un bien financiarisé et soumis aux lois du capital9.
Cette problématique pose la question de la marchandisation et de la recherche effrénée du profit à laquelle est soumise la santé mondiale. Cette dernière constitue actuellement, un enjeu d’intérêts très puissants des détenteurs des grands groupes de l’industrie pharmaceutique, d’où son articulation aux enjeux de pouvoirs donc aux jeux politiques. Sujet que traite la première partie de l’ouvrage, à savoir, ces enjeux de pouvoirs qui s’inscrivent dans un contexte de rapports de dominations et de conflits. Le sociologue ivoirien Francis Akin dès met en exergue les rapports asymétriques qui caractérisent les relations entre les intervenants extérieurs et les responsables nationaux et qui mettent l’épreuve les politiques de santé des pays africains face à la mondialisation. Claire Magone pour le Nigeria, Hubet Balique pour le Mali examinent, quant à eux, les rapports entre les Etats et les ONG intervenants dans le domaine de la santé. Mukesh Kapila étudie les conséquences des conflits en Afrique subsaharienne et la responsabilité de protéger les populations, à l’instar de Bassma Kodmani pour le cas du conflit syrien. Philippe Ryfman aborde les difficultés de l’action humanitaire face aux nouveaux contextes des conflits et l’exigence de nouvelles réponses.
La deuxième partie aborde la question de la santé sous deux volets, le premier comme sujet de politique étrangère avec la contribution des acteurs de la diplomatie, celle de la France avec Laurent Fabius, de Côte d’Ivoire avec de Thérèse N’Dri-Yomanet et Deisy Ventura pour le Brésil. Et le second volet comme enjeu d’ingérence humanitaire avec les contributions de Bernard Kouchner qui est un fervent défenseur de cette option et dont les positions avaient soulevé beaucoup de controverses et la contribution de Hubert Balique qui tout en démontrant le rôle important joué par les organisations humanitaires notamment pour leur engagement et leur professionnalisme émet des réserves en s’appuyant sur l’exemple de la dernière crise du Mali notamment lorsque certains intervenants de l’action humanitaire se substituent aux autorités nationales et fragilisant ainsi le principe de la souveraineté de l’Etat et compromettant sa capacité à surmonter la crise, d’où le risque encouru de la préservation de la cohésion nationale. Ces enjeux de pouvoirs se révèlent à travers l’intervention de certaines organisations non gouvernementales (ONG) qui, dans les moments de crises, occultent la responsabilité politique de l’Etat comme institution suprême et référent fondamental dans la société.
Cette démarche pose aussi la question de la connaissance des réalités du terrain et du vécu des populations « des épreuves et souffrances singulières que traversent les hommes et les femmes »10 par cette société civile globale qui, au demeurant, épouse les positions dominantes des puissants et les idéologies hégémonistes du moment, l’exemple de la souffrance du peuple yéménite et des populations Rohingya en Birmanie est éloquent. Cela démontre que la santé mondiale est au coeur de la géopolitique « où les intérêts et la force s’épaulent pour conserver le pouvoir (…) »11 malgré les intentions et les actions louables de certains acteurs de la société civile planétaire.
La troisième partie étudie la santé mondiale aux prismes de « l’action diplomatique qui permet de faire progresser les prises de positons du système des nations unies »12. C’est le cas des interventions de certains acteurs internationaux comme le Groupe diplomatie et santé, le projet « Soins de santé en danger» du programme du mouvement international de la Croix rouge et du Croissant rouge (CICR), la coopération entre la commission européenne et les états de l’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP-UE). L’analyse de ces interventions démontre les limites de l’action de ces institutions internationales en faveur de la santé. Cela s’est révélé plus particulièrement lorsqu’il s’agit de la propriété intellectuelle des médicaments (Kappouri Madhaan Gopakumar) où l’enjeu financier structure et détermine les stratégies de la production des médicaments et renforce la situation de quasi-monopole détenu par les grands groupes de l’industrie pharmaceutique, ce qui révèle la mainmise de cette industrie sur la décision politique, notamment dans la politique étrangère. Cette situation a des conséquences considérables sur le coût des médicaments et compromet l’accès des populations et des Etats à faibles revenus aux médicaments (Brunet- Jailly). Elle soumet à rude épreuve la vie des millions de personnes, notamment les plus vulnérables, d’où la nécessité de la mise en œuvre de politiques publiques de santé basées sur la prévention.
Enfin, la quatrième partie explore le rôle des représentations, avec deux contributions analysant la construction sociale des épidémies (Michel Pleshette) et la place de la justice dans l’éthique médicale (Brunet-Jailly). La vision de la santé globale dévoile que la notion d’épidémie est socialement construite et soumise à des stratégies politiques. Nous pouvons citer, à titre d’exemple, la mise en bran le médiatique internationale autour de certaines maladies au détriment d’autres qui sont souvent négligées et occultés car l’intérêt est plus grand dans la consommation des médicaments que dans les actions de prévention. Cette vision dominante dans le domaine de la santé découle d’une « longue tradition de l’éthique médicale dans laquelle la justice n’est citée que du bout des lèvres, dans les textes dont l’inspiration profonde est fondamentalement individualiste ; cet individualisme est parfaitement en phase avec le libéralisme sans limites qui règne depuis des décennies sur la planète …. »13. Où le rôle de l’Etat doit se limiter à faciliter la concurrence entre les intérêts privés et protéger les lois du marché et non pas régulé dans l’intérêt du « bien être partagé », autrement dit, dans l’intérêt du bien commun qu’est-la santé. Cet état de fait pose l’impératif de l’élaboration d’une nouvelle éthique dont le principe fondamental serait la justice.
En conclusion, l’ouvrage, riche en exemples, pose un regard critique sur la problématique de la santé mondiale, celle de sa marchandisation et de sa soumission aux lois du marché mettant en péril des vies humaines, où les grands groupes pharmaceutiques, véritables lobby financiers, interférent et façonnent les décisions politiques. In fine, Dominique Kerouedan, très sensible aux souffrances des populations de l’Afrique, pour avoir grandi dans ces contrées, relate dans un excellent article14, en collaboration avec Bertrand Livinec, cette attitude de la philanthropie bien particulière dont le titre « Philanthrocapitalisme en santé, une générosité au service de la géopolitique néolibérale ». Dans le même sens, nous retrouvons les mêmes observations dans l’entretien15, Linsey McGoey, Senior lecturer en sociologie,qui dévoile à travers une analyse très minutieuse les dessous des stratégies adoptées par les grandes organisations philanthropiques dont la Fondation Bill Gates et l’Initiative Chan Zuckerberg et attire l’attention sur « le manque croissant de transparence et de redevabilité de ces fondations » et nous renseigne sur cette charité « désintéressée ». L’ouvrage nous donne aussi une analyse pertinente sur la santé des populations du continent africain aux prismes de la mondialisation et interpelle les Etats africains à relever les défis auxquels ils sont confrontés par une réelle démocratie qui place au cœur despolitiques publiques la promotion primordiale de l’intérêt de la collectivité.
Notes
- https://www.diploweb.com/_Dominique-KEROUEDAN_.html
- Joseph Brunet-Jailly, Jacques Charme, Doulaye Konaté (dir), 2014, Le Mali contemporain, éditions Tombouctou/IRD, 668 p.
- Joseph Brunet-Jailly, Santé mondiale. Enjeu stratégique, jeux diplomatiques, Presses de Sciences Po, p. 35
- Dominique Kerouedan, Joseph Brunet-Jailly(dir), 2016, Santé mondiale. Enjeu stratégique, Enjeu stratégique,jeux diplomatiques, Presses de Sciences Po, p38.
- Etienne Tassin, De la domination totale à la domination globale. Perspectives arendtiennes sur la mondialisation d’un point de vue cosmopolitique dans l’ouvrage collectif Hannah Arendt, 2011, Totalitarisme et banalité du mal, Paris, PUF.
- https://blogs.mediapart.fr/david-nakache/blog/220912/hannah-arendt-etienne-tassin-et-la-mondialisation
- Ibid.
- Bernard Hours, Monique Selim, 2010, Anthropologie politique de la globalisation, Paris, l’Harmattan, 284 p.
- Bernard Hours, Marie Bonnet et Daniel Delanoë, « Les processus de globalisation de la santé », Journal des anthropologues [En ligne], 138-139 | 2014, mis en ligne le 15 octobre 2016 consulté le 20 mai 2018. URL : http://journals.openedition.org/jda/4375 ; DOI : 10.4000/jda.4375.
- Op cit, p. 61.
- Op cit, p. 60.
- Op cit, p. 62.
- Op cit, p. 63.
- http://www.journaldumauss.net/?Philanthrocapitalisme-en-sante-une
- Marc-Olivier Déplaude et Nicolas Larchet, « Les dessous de la philanthropie. Entretien avec Linsey McGoey », La Vie des idées, 22 mai 2017. ISSN : 2105-3030. URL : http://www.laviedesidees.fr/Les-dessous-de-la-philanthropie-3738.html