Le glissement
par Hamid Abdelkadir
Editions Marinoor (Alger), 1998
ISBN:9961-72-043-, Pages: 153, Price: 95DA
Editions Marinoor (Alger), 1998
ISBN:9961-72-043-, Pages: 153, Price: 95DA
Le roman algérien, qu’il soit de langue française ou de langue arabe, a traité, depuis ses débuts et jusqu’à l’heure actuelle, divers thèmes se rapportant aux différents contextes politiques et historiques de l’Algérie indépendante.
On peut dire d’une manière générale que les principaux thèmes auxquels a réagi cette production romanesque relève des destinées individuelles et collectives et leurs évolutions dans le cheminement de la guerre de libération, comme de la révolution sociale qui a suivi l’indépendance (Mohamed Dib, Kateb Yacine, Mouloud Mammeri en langue française et Tahar Outtar, Addelhamid Benhadouga et Rachid Boudjedra dans les deux langues).
Il est à noter que le discours littéraire contenu dans les textes romanesques de langue arabe s’est accordé avec le discours idéologique qui a dominé pendant les années soixante-dix et cela se justifie par le caractère populiste du pouvoir dirigeant pendant cette période, et aussi par l’assistance apportée à ce même pouvoir, par le biais de ses différentes institutions culturelles et idéologiques (le ministère de la Culture et ses revues, la Société nationale de l’édition et de la diffusion, l’Union des écrivains algériens, les quotidiens et hebdomadaires affiliés au parti unique…) à ce genre d’écriture.
Les styles d’écriture romanesques et leurs visions esthétiques ont intégré plusieurs procédés allant du romantisme, au réalisme (subjectif, historique ou social), en passant parfois par un réalisme merveilleux, où s’imbriquent le destin individuel avec les destins collectifs, empreints d’un optimisme pour une construction historique et sociale systématique d’un pays qui se cherche et qui augure d’un avenir nouveau et radieux.
Cela ne veut pas dire l’absence dans ces textes de conflits politiques et de contradictions sociales, au contraire, cette production romanesque a connu plusieurs textes qu’on peut classer dans « la littérature engagée » politiquement notamment ceux de Tahar Ouettar, d’Abdelhamid Benhadouga, de Waciny Laredj, et Rachid Boudjedra et bien d’autres, etc.
Ces romanciers ont conçu des héros qui ont eu des rôles « positifs », exprimant l’attachement de la société à l’espoir du succès de la révolution sociale qui a embrassé tous les secteurs (agriculture, industrialisation et culture), afin d’édifier une « société idéale ». Seulement avec l’avènement des années quatre- vingt et quatre-vingt dix et avec l’émergence de nouvelles forces politiques qui luttent pour un nouvel ordre politique, les conflits politiques ont pris une grande ampleur. Face à ces nouveaux événements, le roman algérien a commencé à connaître ce qu’on peut appeler « l’ère du soupçon ». Il a décrit dans ses divers textes et à travers des formes différentes cette situation de crise dont le point culminant a été atteint au début des années quatre-vingt dix, période caractérisée par l’usage de la violence1 symbolique et matérielle. Peut-être que la spécificité de la violence actuelle qui distingue la société algérienne légitime l’interrogation du point de vue scientifique et historique. Il faut peut-être rappeler, dans cette perspective, que l’Algérie a traversé une longue période de colonisation (1830-1954), pendant laquelle ont été utilisés tous les moyens de répression, les massacres des populations autochtones, le tout accompagné d’actions d’humiliation culturelle. La guerre de libération (1954-1962) qui a suivi a fait plusieurs milliers de victimes parmi les Algériens, mais la résistance de ces derniers à l’administration française et leur utilisation de la violence matérielle et symbolique pour la contrer était légitime du fait de l’injustice et des pratiques arbitraires qu’ils subissaient.
L’indépendance acquise, la violence a pris d’autres formes avec le démarrage des chantiers de mise en œuvre des institutions politiques de l’État algérien.
L’apparition des luttes politiques et idéologiques entre les courants qui ont participé à la guerre de libération dès le début de l’été 1962 a effiloché « le consensus national » et lui a fait perdre toute signification. La violence ne touchait au début que quelques catégories de la société politique, compte tenu de leurs tentatives de remise en cause de l’orientation populiste du régime, et de leur rébellion face au « consensus national » ou de leur revendication du multipartisme et de la démocratie.
Les choses se sont passées ainsi jusqu’au début des années quatre-vingt, qui a vu des soulèvements populaires investir la rue (le printemps berbère de 1980, en passant par les événements d’Oran en 1982, jusqu’à octobre 1988, qui ont été généralisés sur tout le territoire national), pour non seulement annoncer la fin du « consensus national », mais aussi pour provoquer une profonde fissure dans le tissu social. Le rôle de la mouvance islamiste était capital dans l’entreprise d’approfondissement de cette fissure sociale, par le moyen des thèses idéologiques qu’elle a soumises avec force dans le champ politique dès la fin des années quatre-vingt et le début des années quatre-vingt dix. Désormais la violence politique et idéologique touchera toutes les catégories sociales de la population algérienne.
Nouvelle littérature, nouveau champ
La phase actuelle, c’est-à-dire celle qui commence avec la fin des années quatre-vingt dix a été marquée par la publication de plusieurs textes romanesques écrits en langue arabe et également en langue française (Boualem Sansal, Yasmina Khadra, Abdelkader Djemaï et d’autres) qui mettent en évidence des destinées individuelles et collectives dans une Algérie qui fait face à une situation tragique, à un déferlement de la violence armée contre les diverses couches sociales et contre les symboles de l’État algérien.
Ces écritures reflètent plusieurs caractéristiques éloquentes dont on peut citer les aspects les plus représentatifs :
Ces écritures reflètent plusieurs caractéristiques éloquentes dont on peut citer les aspects les plus représentatifs :
- Elles sont l’œuvre d’une nouvelle génération d’écrivains qui expérimentent l’écriture romanesque pour la première fois.
- Ces textes ont été publiés dans des maisons d’édition privées, et contrairement aux œuvres publiées avant l’avènement de la libre entreprise, ils n’ont pas bénéficié du soutien des institutions de l’État d’une manière directe, ce qui les dote d’une grande autonomie par rapport à l’édition et à la diffusion, et peut-être même par rapport à la liberté d’expression.
- Ces textes comportent dans leurs contenus de nouvelles thèses, ils remettent en cause les différentes valeurs idéologiques et politiques dominantes de la scène culturelle.
- Une nouvelle écriture, qu’on peut appeler la violence du texte, est expérimentée dans ces textes. Celle-ci remet en cause l’écriture traditionnelle connue pour sa causalité et l’enchaînement de son temps et de ses actions. Ces nouveaux textes sont fragmentés à l’instar de la fragmentation que connaissent la mémoire collective et la subjectivité individuelle.
- Ils examinent la situation d’une certaine catégorie sociale, celle des intellectuels, qui ont constitué le bouc émissaire du conflit en cours, celui qui oppose l’État algérien aux groupes islamiques armés.
Ces premières remarques s’appliquent au roman Le glissement de Hamid Abdelkader (1998).
L’écriture ou la mort
Ce roman pose la problématique de l’écriture au temps de la mort gratuite, il se veut une écriture d’urgence, un témoignage contre le chaos. L’écriture reste dans ce cas l’unique moyen entre les mains de l’écrivain pour dépasser sa propre épreuve et ainsi adoucir l’atmosphère tragique que vivent les différentes catégories de la population.
Quant l’écrivain ou l’intellectuel d’une manière générale subit gratui-tement l’assassinat, et paye de sa propre personne les erreurs des politiques qui n’ont pas su gérer la crise, il n’a d’autre recours que sa plume et l’écriture pour affronter cette situation dangereuse.
Dans cette atmosphère suffocante et horrifiante qui caractérise cette période, l’écriture devient un cri de rage face au silence mortel, une contestation du crime et de ses auteurs, une mise à nu de ceux qui ont provoqué ce massacre barbare que subissent ceux qui n’ont d’autres armes que leurs mots.
Il est significatif que le roman Le glissement reprenne le thème de l’émergence de l’écriture dans une atmosphère de meurtre et d’assassinat. Les personnages de ce roman sont menacés de mort et ne peuvent faire face à leurs destins inévitables que par le recours à la pratique de l’écriture.
Quant l’écrivain ou l’intellectuel d’une manière générale subit gratui-tement l’assassinat, et paye de sa propre personne les erreurs des politiques qui n’ont pas su gérer la crise, il n’a d’autre recours que sa plume et l’écriture pour affronter cette situation dangereuse.
Dans cette atmosphère suffocante et horrifiante qui caractérise cette période, l’écriture devient un cri de rage face au silence mortel, une contestation du crime et de ses auteurs, une mise à nu de ceux qui ont provoqué ce massacre barbare que subissent ceux qui n’ont d’autres armes que leurs mots.
Il est significatif que le roman Le glissement reprenne le thème de l’émergence de l’écriture dans une atmosphère de meurtre et d’assassinat. Les personnages de ce roman sont menacés de mort et ne peuvent faire face à leurs destins inévitables que par le recours à la pratique de l’écriture.
Le glissement et la violence de la mémoire
Ce roman introduit le lecteur dans un climat de terreur vécue par les professionnels de la presse, qui ont été considérés au début de l’éclatement de la crise et le déclenchement de l’action terroriste armée, comme un obstacle qui empêche les islamistes d’arriver au pouvoir.
Ce roman essaie de réécrire l’Histoire par le biais d’un pénible et aigu voyage à travers la mémoire. Il prend sa revanche sur l’Histoire qui a été bâtie sur le mensonge et les falsifications. Son but est de régler le compte aux auteurs de cette situation dramatique qui se cachent derrière les mots d’ordre révolutionnaires ou religieux.
Le titre du roman signifie l’éloignement de la norme, ou l’écart avec tout ce qui est certitude ou évidence. En lui-même, il est violence, il est l’Histoire de la formation de la violence et de son accumulation à travers toutes les phases politiques. La société connaît une situation de déflagration et de déliquescence qui est en rapport avec la formation de l’État algérien et de ses institutions idéologiques et répressives. Le roman est en fait le récit de Abdallah El-Hamel, un poète qui exerce dans un journal. De par cette fonction il nous entraîne dans des univers aussi divers que différents : celui du pouvoir, celui de la pratique religieuse (la mosquée et ses marges), celui du journalisme, ainsi que dans l’hôtel lieu-refuge pour les journalistes menacés de mort. Le mérite de ce roman est qu’il ne se focalise pas sur la violence actuelle telle que mise en pratique par les groupes armés.
Il signale de même la violence des institutions, du pouvoir tout court, c’est-à-dire, celle qui empire dans les tréfonds du régime qui a gouverné le pays depuis plusieurs décennies, et qui a imposé sa domination sans consensus et contre la volonté du peuple.
Abdallah El-Hamel nous invite à travers sa propre épreuve à un voyage de part en part dans ses souvenirs et ceux de son grand-père, à faire le voyage dans le labyrinthe de la tragédie collective que subit la localité de Béni-Mezghenna. Cette localité a vécu la succession de plusieurs groupes de militaires qui ont pratiqué toutes les formes d’oppression, de coercition sur les civils, surtout ceux qui s’adonnent à la politique. L’exclusion, la proscription, l’assassinat et l’élimination physique étant devenues des pratiques courantes.
Ce roman essaie de réécrire l’Histoire par le biais d’un pénible et aigu voyage à travers la mémoire. Il prend sa revanche sur l’Histoire qui a été bâtie sur le mensonge et les falsifications. Son but est de régler le compte aux auteurs de cette situation dramatique qui se cachent derrière les mots d’ordre révolutionnaires ou religieux.
Le titre du roman signifie l’éloignement de la norme, ou l’écart avec tout ce qui est certitude ou évidence. En lui-même, il est violence, il est l’Histoire de la formation de la violence et de son accumulation à travers toutes les phases politiques. La société connaît une situation de déflagration et de déliquescence qui est en rapport avec la formation de l’État algérien et de ses institutions idéologiques et répressives. Le roman est en fait le récit de Abdallah El-Hamel, un poète qui exerce dans un journal. De par cette fonction il nous entraîne dans des univers aussi divers que différents : celui du pouvoir, celui de la pratique religieuse (la mosquée et ses marges), celui du journalisme, ainsi que dans l’hôtel lieu-refuge pour les journalistes menacés de mort. Le mérite de ce roman est qu’il ne se focalise pas sur la violence actuelle telle que mise en pratique par les groupes armés.
Il signale de même la violence des institutions, du pouvoir tout court, c’est-à-dire, celle qui empire dans les tréfonds du régime qui a gouverné le pays depuis plusieurs décennies, et qui a imposé sa domination sans consensus et contre la volonté du peuple.
Abdallah El-Hamel nous invite à travers sa propre épreuve à un voyage de part en part dans ses souvenirs et ceux de son grand-père, à faire le voyage dans le labyrinthe de la tragédie collective que subit la localité de Béni-Mezghenna. Cette localité a vécu la succession de plusieurs groupes de militaires qui ont pratiqué toutes les formes d’oppression, de coercition sur les civils, surtout ceux qui s’adonnent à la politique. L’exclusion, la proscription, l’assassinat et l’élimination physique étant devenues des pratiques courantes.
L’errance au temps de la barbarie et de la mort
Le texte romanesque en question essaie, par le truchement d’un jeu narratif travaillé, d’impliquer le lecteur en utilisant le pronom personnel, il s’ouvre sur une ambiance ténébreuse qui rappelle la littérature fantastique qui renferme des cauchemars, des obsessions terrifiantes et des délires troublants : «C’est la présence totale et ardente de la mort » (p. 7).
La mort est un mot récurrent dans toutes les parties du texte, il revient à peu près soixante-huit fois. La mort frappe à tous les coins, où elle veut, quand elle veut. C’est un calvaire quotidien, il pèse épouvantablement sur toutes les catégories sociales sans distinction.
Abdallah El-Hamel isolé et abandonné, fait face à son destin tragique en n’ayant pour seule consolation que de plonger dans les replis de son enfance, dans les entrailles de l’histoire sadique du pays. Il affronte son inévitable sort, à l’instar des héros grecs. Dans l’obscurité la plus totale, il quête un rayon de lumière obsédé par la vision de sa décapitation à l’aide d’un coup de couteau rouillé (p. 7).
À l’âge de trente ans, il connaît un état psychologique tourmenté, dégradant, à tel point qu’il est pris de nausée, de vertige et qu’il a envie de vomir, « un liquide bleu mêlé à du sang » (p. 15). Il vient de quitter la maison de ses parents pour s’installer dans une chambre « d’hôtel de basse qualité, fréquenté par d’infortunées prostituées malgré tout » (p. 16).
Laissant derrière lui le paisible quartier Saint Cloud de la banlieue ouest de la capitale, il s’est réfugié provisoirement dans cette triste chambre humide, qui exhale une désagréable odeur d’enfermement. Son quartier était le lieu de sa douce enfance où il a appris avec son grand-père « l’amour de la mer, de la poésie et de la vie » (p. 17) avant l’arrivée de Krimo le barbu avec le groupe des escadrons de la mort affilié à l’organisation des nouveaux imams. Ceux-là ont semé la terreur aux quatre coins de la localité, quant au journaliste il a fait l’objet d’une menace de mort tout simplement. Le narrateur fait l’historique —par l’entremise des mémoires de son grand-père enchâssées dans le texte— du mouvement national. Ces traces rappellent les différents épisodes de la révolution avec ses déviations, ses conflits internes, elles évoquent les éliminations politiques, sinon physiques dont ont fait l’objet «les contestataires» de la ligne politique tracée par les leaders.
La relation entre le grand-père et le poète El-Hamel est établie sur la symétrie entre deux solitudes, deux infortunes. Le premier était victime des agissements de ses compagnons d’armes, auxquels il a eu à s’opposer sur la ligne politique. Alors il a eu à subir la marginalisation, le harcèlement et des plus cruels ostracismes, ces pratiques l’ont poursuivi jusqu’à la fin de sa vie. Ses derniers jours, il les a vécus dans l’affliction la plus totale, dans la tristesse la plus profonde.
Ce dernier n’a pas manqué d’inculquer à son petit-fils l’esprit de révolte, l’amour de la vie, mais El-Hamel vit son propre drame pour avoir adopté la maxime d’El-Farabi: « Ce n’est pas uniquement l’esprit qui nous ramène vers Dieu, mais aussi l’action », ainsi que les propos qui disent que « la substitution d’un idéal révolutionnaire par un idéal religieux conduira inéluctablement au désastre» (p. 13).
La personnalité du poète se cristallise sur le plan psychologique, social et idéologique, à partir de ces postures : c’est un personnage révolté mais impuissant. Il ne provoque aucun événement, il subit le cours des choses, il assiste en témoin à la métamorphose du réel, en parcourant la mémoire.
C’est la logique cruelle de l’Histoire et ses aléas qui privent les individus de leur bonheur, tout en leur infligeant une violence sans pareil, attestant ainsi « l’absurdité de la vie »2.
L’activité des nouveaux imams n’est sans aucun doute que la continuité des pratiques consacrées du temps du règne sans partage du colonel « qui voulait s’identifier à Napoléon Bonaparte »3. Le colonel et son entourage n’ont fait que falsifier l’histoire, ils ont abusé du pouvoir pour soumettre le peuple. Le colonel a humilié les hommes politiques, et employé de frustres policiers « qui appartenaient à des bandes de contrebandiers et de cambrioleurs répandus dans les quartiers popu-laires »4. Le poète a pris conscience de la brutalité quand il était encore gamin, il a
évolué dans un climat de violence, celle-ci se rencontrait partout : la célébration de la révolution qui était violence ; l’école inculquait des cours pleins de récits violents (la guerre, le sang, le meurtre, les corps brûlés et les visages défigurés sont tout ce qu’apprenaient les enfants à l’école).
Où fuir? Se diriger vers les bibliothèques et au centre culturel français en quête du bonheur parmi les livres et lire les trésors de la littérature universelle ne mènera nulle part. Tout a été détruit. Les centres culturels étrangers ont été obligés de fermer leurs portes, le conflit politique s’est déplacé aux salles de rédaction et les journalistes sont devenus des ennemis déclarés entre eux à cause des divergences idéolo-giques différées jusqu’à ce jour.
Afin d’alourdir et de modifier le climat de terreur que vit la localité des Béni- Mezghenna, le narrateur attribue à ces tueurs des caractéristiques primitives et barbares. Il fait le rappro-chement avec des figures historiques du monde musulman médiéval connues pour leur barbarie (El-Hadjaj Ben Youcef, les Kharidjites assiégeant El-Bassra, les Azrakites), pour mieux les qualifier, comme si le septième siècle de la civilisation islamique avec ses purges sanglantes était de retour dans un nouvel habillage et dans un autre lieu, qui n’est que la localité des Béni-Mezghenna.
La mort est un mot récurrent dans toutes les parties du texte, il revient à peu près soixante-huit fois. La mort frappe à tous les coins, où elle veut, quand elle veut. C’est un calvaire quotidien, il pèse épouvantablement sur toutes les catégories sociales sans distinction.
Abdallah El-Hamel isolé et abandonné, fait face à son destin tragique en n’ayant pour seule consolation que de plonger dans les replis de son enfance, dans les entrailles de l’histoire sadique du pays. Il affronte son inévitable sort, à l’instar des héros grecs. Dans l’obscurité la plus totale, il quête un rayon de lumière obsédé par la vision de sa décapitation à l’aide d’un coup de couteau rouillé (p. 7).
À l’âge de trente ans, il connaît un état psychologique tourmenté, dégradant, à tel point qu’il est pris de nausée, de vertige et qu’il a envie de vomir, « un liquide bleu mêlé à du sang » (p. 15). Il vient de quitter la maison de ses parents pour s’installer dans une chambre « d’hôtel de basse qualité, fréquenté par d’infortunées prostituées malgré tout » (p. 16).
Laissant derrière lui le paisible quartier Saint Cloud de la banlieue ouest de la capitale, il s’est réfugié provisoirement dans cette triste chambre humide, qui exhale une désagréable odeur d’enfermement. Son quartier était le lieu de sa douce enfance où il a appris avec son grand-père « l’amour de la mer, de la poésie et de la vie » (p. 17) avant l’arrivée de Krimo le barbu avec le groupe des escadrons de la mort affilié à l’organisation des nouveaux imams. Ceux-là ont semé la terreur aux quatre coins de la localité, quant au journaliste il a fait l’objet d’une menace de mort tout simplement. Le narrateur fait l’historique —par l’entremise des mémoires de son grand-père enchâssées dans le texte— du mouvement national. Ces traces rappellent les différents épisodes de la révolution avec ses déviations, ses conflits internes, elles évoquent les éliminations politiques, sinon physiques dont ont fait l’objet «les contestataires» de la ligne politique tracée par les leaders.
La relation entre le grand-père et le poète El-Hamel est établie sur la symétrie entre deux solitudes, deux infortunes. Le premier était victime des agissements de ses compagnons d’armes, auxquels il a eu à s’opposer sur la ligne politique. Alors il a eu à subir la marginalisation, le harcèlement et des plus cruels ostracismes, ces pratiques l’ont poursuivi jusqu’à la fin de sa vie. Ses derniers jours, il les a vécus dans l’affliction la plus totale, dans la tristesse la plus profonde.
Ce dernier n’a pas manqué d’inculquer à son petit-fils l’esprit de révolte, l’amour de la vie, mais El-Hamel vit son propre drame pour avoir adopté la maxime d’El-Farabi: « Ce n’est pas uniquement l’esprit qui nous ramène vers Dieu, mais aussi l’action », ainsi que les propos qui disent que « la substitution d’un idéal révolutionnaire par un idéal religieux conduira inéluctablement au désastre» (p. 13).
La personnalité du poète se cristallise sur le plan psychologique, social et idéologique, à partir de ces postures : c’est un personnage révolté mais impuissant. Il ne provoque aucun événement, il subit le cours des choses, il assiste en témoin à la métamorphose du réel, en parcourant la mémoire.
C’est la logique cruelle de l’Histoire et ses aléas qui privent les individus de leur bonheur, tout en leur infligeant une violence sans pareil, attestant ainsi « l’absurdité de la vie »2.
L’activité des nouveaux imams n’est sans aucun doute que la continuité des pratiques consacrées du temps du règne sans partage du colonel « qui voulait s’identifier à Napoléon Bonaparte »3. Le colonel et son entourage n’ont fait que falsifier l’histoire, ils ont abusé du pouvoir pour soumettre le peuple. Le colonel a humilié les hommes politiques, et employé de frustres policiers « qui appartenaient à des bandes de contrebandiers et de cambrioleurs répandus dans les quartiers popu-laires »4. Le poète a pris conscience de la brutalité quand il était encore gamin, il a
évolué dans un climat de violence, celle-ci se rencontrait partout : la célébration de la révolution qui était violence ; l’école inculquait des cours pleins de récits violents (la guerre, le sang, le meurtre, les corps brûlés et les visages défigurés sont tout ce qu’apprenaient les enfants à l’école).
Où fuir? Se diriger vers les bibliothèques et au centre culturel français en quête du bonheur parmi les livres et lire les trésors de la littérature universelle ne mènera nulle part. Tout a été détruit. Les centres culturels étrangers ont été obligés de fermer leurs portes, le conflit politique s’est déplacé aux salles de rédaction et les journalistes sont devenus des ennemis déclarés entre eux à cause des divergences idéolo-giques différées jusqu’à ce jour.
Afin d’alourdir et de modifier le climat de terreur que vit la localité des Béni- Mezghenna, le narrateur attribue à ces tueurs des caractéristiques primitives et barbares. Il fait le rappro-chement avec des figures historiques du monde musulman médiéval connues pour leur barbarie (El-Hadjaj Ben Youcef, les Kharidjites assiégeant El-Bassra, les Azrakites), pour mieux les qualifier, comme si le septième siècle de la civilisation islamique avec ses purges sanglantes était de retour dans un nouvel habillage et dans un autre lieu, qui n’est que la localité des Béni-Mezghenna.
Conclusion
Les évènements qui se produisent en Algérie dans les années 1990 à la suite des tentatives de réformes entreprises par le régime politique sans le changer radicalement, ont donné lieu à l’éclosion de plusieurs formes d’expressions artistiques, dont une partie a été produite et diffusée à l’étranger. La publication de plusieurs textes romanesques traitant de ces mutations politiques et sociales a vu le jour en Algérie. Ces textes sont en fait une forme de témoignages écrits sous la pression des évènements, dans l’urgence. L’objectif étant de transcrire le présent, dévoiler le non-dit.
L’annihilation de la subjectivité de l’homme algérien, et surtout de l’intellectuel, l’élimination physique ou l’assassinat de ce dernier sont les thèmes favoris de cette littérature émergente.
L’annihilation de la subjectivité de l’homme algérien, et surtout de l’intellectuel, l’élimination physique ou l’assassinat de ce dernier sont les thèmes favoris de cette littérature émergente.
notes
- Voir Yves Michaud, «Violence», Encyclopedia Universalis, Paris, P. Éditeur, 1996, p.669, et Héritter (Française) de la violence (Séminaire), Editions Edile Jacob, Paris, 1996, p.13.
- Michel Raimond, Le roman, Éditions Armand Colin, Paris, 1989, p. 69.
- Le roman, p. 28.
- Idem, p. 32.
Auteur
Mohamed DAOUD
Pagination
Pages 28-29