Le rôle des civilisations dans le système international. Droit et relations internationales
par Yadh Ben Achour Éditions Bruylant, 2003, 324 pp, 60 Euros, ISBN 2-8027-1708-1
C’est à une question oubliée des spécialistes de droit international public que s’attaque Yadh Ben Achour dans cet ouvrage. Le nombre des travaux expressément, consacré à cette question est dérisoire. Il y a bien un article de Maurice Flory sur «les relations culturelles et le droit international public» publié à l’Annuaire français de droit international (1971), mais il ne traite pas du cœur du sujet. Il y a, également, un colloque organisé en 1983 par l’Académie de Droit international alors dirigé par feu René Jean Dupuy qui porte sur «L’avenir du droit international dans un monde multiculturel» et un article de M.Virally sur «Le rôle du droit dans un conflit de civilisations: le cas Iran-USA» publié en 1988 par la revue des sciences morales et politiques, mais, à ma connaissance, guère plus.
Ce n’est évidemment pas que la civilisation ne travaille pas de l’intérieur les travaux des internationalistes, et parfois, à leur insu, c’est que les internationalistes à la différence des politistes et des spécialistes des relations internationales n’ont pas fait de la civilisation l’objet même de leurs travaux. Et cela s’explique aisément, au moins par trois raisons.
D’abord, parce que leur connaissance a pour objet un monde étatisé et un droit interétatique; ensuite, parce que la solution de n’importe quel différend «même s’il s’agit d’un conflit de civilisation…devra être coulée dans une forme juridique» (M.Virally, article cité) ; enfin, parce que depuis la fin de la seconde guerre mondiale, comme le relève Yadh Ben Achour, le mot «civilisation» n’est plus en odeur de sainteté du fait de son exploitation par l’idéologie coloniale.
Le fait, donc, que Yadh Ben Achour consacre un ouvrage au rôle des civilisations est, en soi, pour l’internationaliste un apport important. Une lacune béante depuis la guerre Iran-Irak qui a marqué la première, l’irruption des civilisations dans les relations et le droit internationaux, est ainsi comblée.
Mais ce n’est pas là le seul mérite de l’ouvrage. Yadh Ben Achour n’y est pas qu’internationaliste – publiciste. Il y fait montre d’une parfaite connaissance de l’histoire et de la réalité présente des civilisations et spécialement des civilisations musulmanes et occidentales. Et c’est cela l’atout des authentiques bilingues, ils sont par cela même biculturels, autant à l’aise en compagnie d’Al-Ma’arri que de Valéry et appréciant autant la beauté sulfureuse des poèmes de Abu-Nawwâs que ceux d’Arthur Rimbaud. Yadh Ben Achour témoigne également dans est ouvrage de sa maîtrise des relations internationales et y révèle des talents de spécialiste de droit international privé. Il est vrai que le droit international privé de la famille est dans une large mesure un droit international des conflits des civilisations. Le tout est rédigé dans le style propre de l’auteur, analytique, pointilleux sur les détails, fin observateur des nuances et surtout, souvent, passionné.
Yadh Ben Achour a préféré le mot civilisation au mot culture et définit la première comme «l’unité morale ou spirituelle la plus large à laquelle puisse se rattacher une société, mais, plus généralement un groupe de sociétés»…. » elle comprend l’ensemble des caractères aux traits spécifiques, à caractère politique, linguistique, religieux, moral, scientifique, technique, civique, qui définissent ou marquent une société ou, plus sûrement, un groupe de sociétés » (p.2).
La thèse générale de l’ouvrage est que «les civilisations avec et plus rarement sans l’intermédiaire des États, ont toujours été et demeurent encore un facteur essentiel de l’impulsion des R.I et d’inspiration du droit international» (p.1). Cette impulsion et cette inspiration ne sont pas univoques, elles ne tentent pas seulement au conflit. Certes «Les conflits de civilisation sont inévitables» (p.9) mais « les civilisations cultivent également le sens du respect, de la curiosité et, parfois, de l’émerveillement face à l’autre, elles savent cohabiter s ‘enrichir de leurs expériences, échanger les biens…leurs talents»(p.13).Mais au-delà de ces thèses générales sur le statut et les relations entre les civilisations, la thèse spécifique qui anime l’ouvrage, la thèse de Yadh Ben Achour, est que «une civilisation, toute civilisation n’est qu’une voie de circulation pour toutes les autres ,et le morceau d’une autre civilisation» (p.13 et p.312). Cette thèse est présente dans les trois parties de l’ouvrage qui traitent successivement de l’impact des civilisations sur les relations internationales, de leur effet sur le droit international et, enfin, de la détermination précise des lieux de rupture ou comme le dit l’auteur «les lignes de fracture» entre les civilisations et de leur expression en droit international tant public que privé.
La première partie traite successivement des échanges entre civilisations et de leurs conflits. Il ne faut cependant pas y voir un clivage absolu, une séparation étanche, car l’échange est aussi bien le fait de l’ouverture sur l’autre que des conflits et des guerres. Ainsi est identifié comme facteur ou vecteur de l’échange tout d’abord le commerce: «La force du commerce, c’est qu’il n’a pas d’âme. Il passe par dessus des conflits de civilisations, les ignore, les oblige à dialoguer à se reconnaître» (p.30) ; mais aussi l’impact des récits et des relations de voyage des marins et des aventuriers. L’ouverture sur l’autre peut également procéder d’une décision politique à l’instar de celle prise par Al-Mâ’mûn. À ces facteurs pacifiques s’ajoutent également des conflits idéels ou proprement militaires : Que serait ‘ilm al kalâm’ sans les disputes théoriques qui opposaient les Musulmans aux Chrétiens et aux Juifs? Que serait la philosophie occidentale sans Ibn Rushd? Que serait l’Égypte sans la campagne de Bonaparte? Mais ces échanges sont, somme toute, soit accidentels soit le fait d’une volonté unilatérale. Un échange volontaire et réciproque est-il possible? C’est la question du dialogue des civilisations. C’est là un phénomène récent et selon notre auteur une «utopie» constructive.
Guerres et conquêtes sont bien plus présentes dans l’histoire des civilisations «Les guerres peuvent être qualifiées de guerres et de civilisation dès lors qu’elles se placent sous l’égide de slogans, de doctrines, ayant une forte pesanteur symbolique, religieuse ou autres, éveillant une allégeance civilisationelle» (p.61). Ces conflits et ces guerres sont multiformes, ils se manifestent aussi bien dans le discours disqualifiant l’autre, que dans des attitudes exprimant l’hostilité. Ils peuvent prendre la forme de violence officielle ou de ce que l’auteur nomme «violences supplétives»: razzias, piraterie, course, terrorisme.
Au centre de ces conflits se dresse le conflit Occident – Islam. Cette centralité s’explique selon Yadh Ben Achour par «un lourd héritage historique et par une politique extérieure maladroite et déséquilibrée de l’occident et en particulier des États-Unis» (p.69). Ce conflit axial a été au cours des siècles théorisé par la théologie de la croisade, les doctrines du jihâd et plus récemment par l’idéologie coloniale.
Le dernier chapitre de cette partie est consacré à un impact particulier des civilisations dans les relations internationales contemporaines. En effet, la civilisation, non la Nation, peut être à la base de la création et de la désintégration des États. Les exemples du Pakistan, d’Israël, de la Yougoslavie et de Chypre sont, tour à tour, exposés.
La deuxième partie est consacrée au droit international. Le chapitre premier est consacré à l’hégémonie de la civilisation européenne en droit international classique, hégémonie exprimée par certaines institutions de ce droit (principe de nationalité, question d’Orient, principe de liberté de navigation et du commerce, l’intervention d’humanité). Cette «prédominance de la civilisation européenne» a été remise en course par «la nouvelle configuration du droit international» à laquelle Yadh Ben Achour consacre le deuxième chapitre, cette nouvelle configuration est marquée par l’émergence de «l’idée de l’humanité en tant que civilisation unique et commune» ainsi que par «l’idée de patrimoine mondial culturel et naturel» (p.144)
L’Occident n’est plus seul acteur, des États nouveaux et des blocs de civilisations hostiles à l’Occident se constituent, des discours se structurent: arabisme, panafricanisme, panislamisme, afro-asiatisme. Cette nouvelle configuration condamne l’usage fait en droit international classique du concept de nation civilisée «Le destin final du concept de ‘nation civilisée allait être sanctionné par sa disparition du langage juridique » (p.162).
C’est donc à la fois l’idée de l’unité de la communauté ultime de la civilisation humaine et de la diversité des civilisations qui marque la nouvelle configuration du droit international. C’est à l’institutionnalisation de cette diversité qu’est consacré le dernier chapitre de cette partie par l’exposé des diverses organisations internationales définissant ou révélant une identité civilisationelle: Le Conseil de l’Europe, l’Union de l’Europe Occidentale, l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe, l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord, l’Union Européenne, l’Organisation de la Conférence Islamique, le Commonwealth, l’Organisation des États Ibéro-Américains pour l’Education la Science et la Culture, la Communauté des Pays de Langue Portugaise, l’Organisation Internationale de la Francophonie, l’Union latine et la Ligue des États Arabes.
La troisième partie nous livre l’essentiel des lieux de rupture entre la civilisation occidentale et la civilisation musulmane. Un chapitre premier démonte les ressorts de hostilité. «Les figures de l’hostilité» sont celles du colonisé, du décolonisé et de l’intégriste dont le terroriste est un prolongement (p.238). L’auteur met à nu les soubassements historiques et psychologiques du climat d’hostilité dans la lignée des «Damnés de la terre» de F. Fanon et surtout du «portrait du colonisé suivi du portrait du colonisateur» d’A. Memmi. Yadh Ben Achour écrit : «Dans tous (les domaines), le colonisé, maintenant décolonisé, s’affirme par une volonté acharnée de reprendre possession de soi, y compris de ses archaïsmes…l’intégriste (…) est l’une des figures du colonisé» (pp.227-228).
Et c’est dans cette perspective que l’auteur aborde la question du terrorisme qu’il traite de manière particulière. Il récuse d’emblée, au plan philosophique, la disqualification du terrorisme comme «combat en dehors des normes» (p.229). En vérité, il récuse les normes qui déclarent le terrorisme «combat en dehors des normes» et refuse comme «philosophiquement inadmissible» l’idée selon laquelle «l’État aurait, seul, le monopole de la violence juste» (p.229).
Deux autres figures de l’hostilité sont successivement analysées. La question de l’emblème de l’organisation humanitaire: (Croix rouge depuis l’origine, le Croissant rouge et Lion et Soleil rouges depuis 1929 et depuis quelques années la prétention d’Israël d’élever le Bouclier de David rouge au rang d’emblème officiel). L’auteur envisage, ensuite la question responsabilité de l’Occident pour les «crimes de l’histoire» (génocide des Indiens, esclavage, colonialisme) soulevée lors de la Conférence de Durban en 2001 et s’interroge sur la nature et les effets de cette responsabilité originale.
Le chapitre deuxième évoque la question plus familière à l’internationaliste de l’opposition entre l’Occident et l’Islam à propos des droits de l’homme, de l’état du droit et de la démocratie. Selon «le croyant [musulman] majoritaire,[la théorie des droits de l’homme] abolit le sens du divin et l’essence de l’homme» (p.264). Quant aux différents droits de l’homme, certains d’entre eux heurtent des prescriptions divines explicites.
Un dernier chapitre traite des conflits de civilisation en droit international privé et des techniques juridiques en permettant à un État de se fermer à la circulation des normes attentatoires à ce qu’il estime être le noyau dur de sa civilisation.
L’auteur conclut son ouvrage par une adhésion franche et sans réserve à ce qu’il nomme la trilogie de la civilisation occidentale: les droits de l’homme, la démocratie et l’état du droit parce qu’il considère que cette civilisation est aussi la notre: «S’il faut suivre le droit, ne suivons pas le droit clos, mais le droit ouvert, celui des droits de l’homme de la démocratie et de l’État de droit. Suivons-le avec honnête…en [nous] disant surtout que s’il est occidental dans son éclosion finale, cet Occident est le notre, depuis déjà fort longtemps. Ce droit est celui qui permet seul l’épanouissement de toutes les personnalités, seul il donne sens à la politique qui resterait, une cité de servitude » (p.314
Auteur
Slim LAGHMANI
Pagination
Pages 22