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De l’histoire de l’érudition islamique en Afrique occidentale et ses avatars

De l’histoire de l’érudition islamique en Afrique occidentale et ses avatars

Kedidir Mansour

Au-delà de Tombouctou

Erudition islamique et histoire intellectuelle en Afrique Occidentale

 Par Ousmane Oumar Kane

CERDIS, Dakar, 2017, 270 pages, ISBN : 979-10-92824-03-2

 

Rares sont les ouvrages qui restituent à l’Afrique sa part dans la civilisation de l’écrit et le savoir scientifique. Le livre d’Osmane Kane intitulé : « Au-delà de Tombouctou » en est. Dans une écriture limpide, son auteur retrace l’itinéraire de l’érudition islamique dans l’Afrique occidentale, en passant de l’ère précoloniale jusqu’aux dérives djihadistes du temps présent. Cet essai ne s’est pas limité uniquement à reprendre l’histoire du savoir islamique, mais il analyse aussi ses sources, les conditions de son enracinement, son développement, son déclin et son renouveau.

Le livre comprend dix chapitres. Dans un souci de rigueur, nous avons estimé procéder dans la présente recension par thématiques. Aussi, il nous a semblé que l’ouvrage en aborde deux : l’une porte sur les origines de l’érudition islamique, son développement et son expansion dans l’Afrique de l’ouest et subsaha-rienne, et la seconde se concentre sur la colonisation et ses effets sur l’éducation, la modernisation de l’enseignement islamique dans l’Afrique postcoloniale et les dérives qui en découlent.

Pour introduire un sujet aussi complexe, Ousmane Oumar Kane a réussi le pari en arrivant à lever les équivoques. Dans cette direction, il emprunta la voie du prologue. Aussi, il part du Sénégal, fief des deux confréries Tidjania et des Mourides, reconstitue les liens entre les lettrés musulmans africains avec ceux du Moyen Orient et de l’Afrique du Nord et souligne la marginalisation de l’éducation islamique en Afrique et son blocage durant la colonisation et le travail d’acculturation menée par la pensée occidentale. À la fin de cette étude, l’auteur trace les perspectives historiques du savoir islamique africain, non sans révéler ses avatars.

Dans les premiers cinq chapitres regroupés autour de la thématique relative aux origines de l’érudition et son développement, l’auteur étudie la géopolitique des sources se rapportant à la tradition littéraire à partir de Tombouctou. En commençant par l’érudition islamique, il lève le rideau sur une production cognitive longtemps ignorée, non sans calculs politiques et géopolitiques. En se référant à l’ouvrage « Kachf El Albas » : (Levée des équivoques), de Cheikh Ibrahim Niasse, publié en 1929, Ousmane Kane montre l’intérêt des Africains pour les sciences en dépit de l’entreprise d’occultation menée par la colonisation et la marginalisation de leur savoir par les orientalistes et les encyclopédistes. Il cite, dans ce cadre, l’Histoire de la littérature arabe de Carl Brockelmann publiée en 1909 qui n’a réservé à l’Afrique que quatre pages et l’Encyclopédie de l’Islam de E.J. Brill dont la première édition de 1938 a totalement ignoré les auteurs africains. Par rapport aux Africanistes occidentaux, les auteurs arabes et musulmans du XIXe et du début du XXe siècle ne sont pas du reste, puisque leur production est jugée insignifiante bien que les manuscrits aient été écrits en arabe. Avec la découverte de l’importance des écrits africains et les bouleversements que connaissent les sociétés africaines, cette gangue d’oubli et de méconnaissance n’allait pas sans se fissurer.

Une nouvelle aube éclaira, cependant, le savoir africain. La première initiative fut celle du Prince Youssef Kamal dont lui revient, sous sa direction, la publication d’une recherche collective sous le titre « Monumenta Carthographia Africae et Aegypt » en 1957. Elle fut suivie par celle du Père Joseph Cuoq. Ce dernier rassembla dans un recueil publié en 1975 Les sources arabes concernant l’Afrique occidentale du VIIIe siècle au XVe siècle. Bien que ces deux œuvres aient été suivies par d’autres travaux d’une qualité louable, il fallait attendre l’intervention de la Fondation Al Furqan de Cheikh Zaki Yamani, ancien ministre saoudien du pétrole, pour que la recherche du savoir africain s’inscrive dans un registre scientifique durable. Recensant trois milles manuscrits, la Fondation El Furqan acoordonné une encyclopédie parue en quatre volumes portant le titre : World Survey of Islamic Manuscripts. Ce travail recense et répertorie les bibliothèques des manuscrits, les langues utilisées dans leur transcription, leur localisation et leurs conditions d’accès (p. 29). Dans ce sillage, fut créé le centre de recherche et de documentation historique Ahmed Babaà Tombouctou par le gouvernement malien, suite à une recommandation de l’UNESCO. Ce centre devient, quelques années plus tard, l’institut des Hautes études et des recherches islamiques. Depuis, les gouvernements des pays de l’Afrique de l’Ouest (Niger, Mali, Mauritanie, Sénégal, Nigeria) ont déployé des efforts considérables dans la découverte de nouveaux manuscrits, la classification des documents anciens et leur analyse. Ces projets ont été en grande partie financés par les pays du Golfe.

Dans le deuxième chapitre réservé à la genèse et l’économie politique de l’érudition islamique, l’auteur explore les liens historiques de l’Afrique de l’ouest avec le Nord. En situant ces liens à partir de la conquête musulmane, puisqu’il se réfère à Okba Ibn Nafeii qui atteignit, affirme-t-il, les abords du Lac Tchad il s’appesantit sur le règne des Almoravides et le rôle joué par la tribu Sanhadja même après leur déclin, souligne l’impact des routes marchandes, et enfin, situe l’importance du pèlerinage à la Mecque dans le long processus d’islamisation de cette partie d’Afrique.

Au titre de l’économie politique de l’érudition, il nous semble que les Africains, n’ont pas innové dans ce domaine. La découverte tardive du papier n’a pas pour autant constitué un obstacle, puisque, nécessité oblige, l’homme africain a cherché à transcrire son savoir-sur ce qu’il avait entre les mains (tiges de maïs, les os et les peaux). Toutefois, cela n’était qu’une étape empruntée par toutes les civilisations, car avec le commerce transsaharien et le pèlerinage, Bilad El Soudan ne tarda pas connaitre le livre et le papier. Commence alors l’ère des manuscrits grâce à l’importation du papier de l’Afrique du Nord, plus particulièrement des usines de Fès, puis de l’occident par les voies maritimes, durant le XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle. Dans cet essor de l’écrit, deux questions se sont posées : avec quelles langues et graphies faut-il écrire ? Si au début, on n’a pas hésité à écrire en arabe (langue et lettre), puisque le savoir islamique était écrit en arabe, « les convertis en Afrique» comme le note l’historien Hamo al-Arawani, « ont commencé à transcrire leur langue avec le caractère arabe dès le XIIe siècle au moment où ils ont commencé à prêcher la nouvelle religion. ».

Cependant, l’écrit ne suffit pas à assurer la promotion du savoir sans qu’il y est un vecteur de sa transmission. Dans le contexte subsaharien et d’Afrique de l’Ouest, datant du XVIIe, XVIIIe et du XIXe siècle, la société n’était pas encore développée pour connaitre un instrument de communication. Le savoir, principalement islamique, était de l’œuvre des lettrés appartenant à des lignages, chacun investissant le champ de l’érudition islamique en fonction de sa région géographique et du rang social qu’il occupe. Il en est ainsi des Ibadites activant depuis le Mzab, des Sanhadja après les Almoravides, des Dioulas Wangara présents dans le Ghana médiéval et les pays de Songhay et de Haoussa, les Zawaya issus de mariage entre Banou Hilal et des Sanhadja, qui jouèrent un grand rôle dans la dissémination du savoir islamique dans le Sahara occidental jusqu’à l’embouchure du fleuve Sénégal, les Fulbe, locuteurs de la quatrième langue après l’arabe, le kiswahili et le haoussa, principalement, dans le Nord du Niger, et les Wolofs dominant l’espace de la Sénégambie comprenant une partie de la Mauritanie, le Sénégal, la Guinée Bissau et le Mali (p. 77). Bien que ces lignages aient joué un rôle important dans l’érudition islamique, leur production ne dépassa pas le cadre traditionnel. Dans leurs activités, ils se sont attachés aux études de l’exégèse coranique, de la Sira, de la Charia, de la langue arabe et de la science talismanique.

Au demeurant, cette production ne pouvait continuer avec le même rythme et suivre la même orientation devant la conquête coloniale. Cet aspect est abordé dans les six chapitres qui constituent la seconde thématique de l’ouvrage.

Pour assoir leur domination, l’auteur note que, devant le manque de personnel qualifié et l’absence d’infrastructures routières, la colonisation française comme anglaise avait usé de la carotte et du bâton. Si elles veillèrent à isoler l’Afrique subsaharienne de l’Afrique du Nord pour éviter la contagion des mouvements religieux (Sanoussya et Mahdia), elles se sont appuyées sur les chefferies religieuses locales et maraboutiques pour les intégrer dans l’administration locale tout en procédant graduellement à la latinisation des langues locales comme l’haoussa (p. 127).

Au long de la période coloniale, on assiste à trois systèmes d’enseignement : un système occidental structuré autour de l’école, le lycée et l’université selon les modèles français et britannique, un système bilingue initié par la colonisation basé pour les pays anglophones tel le Nigeria sur des écoles dispensant à côté des sciences islamiques, les mathématiques, l’histoire, la géographie (Nothern Province Law School fondée en 1934), et dans les pays francophones sur les Medersas, à l’instar de l’Algérie du temps de la colonisation. Un troisième système avait surgi, dans les milieux ruraux et les petites villes, limité uniquement à un enseignement islamique traditionnel.

L’existence de ces trois systèmes vont évoluer parallèlement, mais non sans créer de problèmes après l’indépendance des pays concernés. Si les diplômés du premier système pouvaient aisément poursuivre leurs études supérieures en Europe et trouver des emplois, les deuxièmes étaient défavorisés, faute de certification valable, et les derniers ne pouvaient prétendre à aucun emploi, même subalterne. Les antagonismes apparurent, par conséquent, dans l’élite de l’Afrique de l’Ouest ; ils s’aggra-vèrent dans l’Etat post-colonial, puisque les islamisants/ arabisants se tournèrent, dans une première étape, vers l’Egypte, le Maroc, puis l’Algérie, la Libye et la Tunisie pour continuer leurs études, et dans une seconde étape, vers l’Arabie Saoudite, après le boom pétrolier des années soixante-dix. Il convient de souligner que de ces pays, chacun voulait faire du nombre de bourses octroyés et de l’enseignement dispensé un instru-ment de son déploiement géopolitique en utilisant pour les uns l’arabisme et le socialisme dans un contexte de tiers-mondisme triomphant, et pour les autres, l’islamisme sur fond d’un wahhabisme latent. Cette situation qui a fait que les diplômés en sciences islamiques soient des exclus ne va pas durer longtemps.

De nouvelles perspectives allaient s’ouvrir avec les Conférences mondiales sur l’éducation musulmane. Parrainée par l’Arabie Saoudite et les pays du Golfe, ces Conférences recommandèrent « l’islamisation de la connaissance » et l’introduction de nouvelles méthodes d’apprentissage. Dès lors, la modernisation de l’enseignement supérieur islamique s’imposa. Seulement, les Etats n’étaient pas prêts pour prôner une telle orientation. Mais avec la crise économique des années quatre-vingt du siècle dernier, la libéralisation de l’enseignement supérieur s’est imposé. Dans ce cadre, deux universités islamiques verront le jour, la première à Say au Niger et la seconde à Mbale en Ouganda. Financés en grande partie par l’Arabie Saoudite, les pays du Golfe et les ONG islamiques, ces deux universités sont restées en deçà d’un enseignement de qualité. Pour rappel, la première n’a délivré aucun master et la seconde quelques doctorats. A côté de ces deux universités, plusieurs centres d’études islamiques furent crées en Afrique de l’Est et de l’Ouest.

Des années après, le bilan d’activité de ces structures est peu reluisant. Le professeur Kane avance plusieurs causes, nous citerons les deux principales : la compétition entre l’Arabie Saoudite, la Libye et l’Iran en matière de prosélytisme, et la dépendance des bailleurs de fonds étrangers, qui font que ces universités et ces centres n’étaient libres ni dans le choix des enseignants ni dans l’établissement des programmes d’études.

Deux décennies plus tard, la réalité a montré que l’enseignement prodigué ne tarda pas à créer des clivages dangereux. De ce fait, les diplômés, dont le cycle était accès sur un enseignement islamique classique, vont se retrouver défavorisés par rapport à d’autres diplômés qui avaient reçu un enseignement ouvert sur les langues étrangères, les sciences sociales et humaines et la technologie. Ce déclassement est à l’origine du ressentiment qui amena les arabisants et les islamisants à revendiquer la place de l’islam dans les pas de l’Afrique de l’Ouest.

Cette nouvelle situation nous amène à aborder le chapitre réservé à l’islam et à la sphère publique postcoloniale. Dans un contexte mondial caractérisé par les revendications démocratiques, la société civile africaine, longtemps comprimée par des Etats répressifs, émergea d’une manière vertigineuse. Cette libéralisation profita aux associations religieuses qu’ont investi l’espace public dominé, un temps, par les organisations de gauche, principalement dans les campus universitaires et dans les quartiers peuplés des principales villes musulmanes (p. 170). De tous les pays d’Afrique de l’Ouest, le Nigeria était devenu la pépinière du mouvement associatif religieux à qui revient le débat public sur la laïcité et la place de l’islam dans la constitution de l’Etat fédéral. De ce mouvement, l’association Yan Azala, créée en 1978 par les disciples du Sheikh Abubakar Mahmoud, ne tarda pas à se radicaliser, dans des conditions d’exacerbation des conflits ethniques et religieux, et à exporter son idéologie aux pays voisins. A cette fébrilisation de la société, les associations religieuses se saisissent de la libéralisation du champ médiatique pour assoir leur domination sur l’espace publique. En utilisant les deux grandes langues locales, le kiswahili et le haoussa, à côté de l’arabe, les associations islamiques visaient à atteindre tous les pans de la société.

Du nouveau paysage médiatique, il convient de citer le groupe Sénégalais « Walfajri » de Sidi Lamine Niasse qui dispose de plusieurs journaux, d’une radio et d’une chaine de télévision. Cette ouverture médiatique profita aussi aux ordres confrériques qui créèrent leur propre chaine de télévision à l’instar de Lamp Fall et Touba TV. Toutefois, cette révolution médiatique comme l’appelle Kane ne se limita pas uniquement aux médias, elle engloba tous les supports, tels que la téléphonie mobile et les outils informatiques qui, à la faveur de la compétition des produis chinois, sont devenus à la portée des couches les plus défavorisés. Profitant donc de la technologie dans la communication, les associations islamiques sont arrivées ainsi à contrôler la société dans l’Afrique de l’Ouest. Dès lors, elles n’hésitèrent pas à défier l’autorité de l’Etat au sujet de l’instauration de la Shari’a. Fort de leur hégémonie, les islamistes et les arabisants glissèrent vers l’extrémisme armé dont les actions terroristes marquant le paysage médiatique africain, régional et même mondial sont perpétrées par Boko Haram au Nigeria et dans les pays voisins et les Djihadistes au Nord du Mali.

En guise d’épilogue, Ousmane Kane, en retraçant l’évolution et le développement de l’islam en Afrique occidentale, le rôle de la colonisation et la propagation du wahhabisme pour contrer, au début l’arabisme, situe la réponse à la problématique de l’islam dans cette région d’Afrique en se référant au paradigme de Louis Brenner qui aborde l’épistémè du savoir islamique pris entre l’épistémè ésotérique qui caractérise l’enseignement traditionnel et l’épistémè rationnel porté par l’Ecole moderne. Impactant le conscient collectif africain, ces deux épistémès continuent de déterminer le destin des hommes et le devenir de leurs sociétés. Et c’est dans cette dimension qu’il convient de saisir la richesse de l’islam africain.

A ce titre, l’ouvrage Au-delà de Tombouctou est une œuvre magistrale. Fruit de plusieurs années de recherche, il reste une référence incontournable pour toute recherche sur la connaissance islamique et l’histoire intellectuelle en Afrique occidentale.

 

 

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