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Existences et corps noirs au Canada : ressaisir la perte pour penser les possibles

Existences et corps noirs au Canada : ressaisir la perte pour penser les possibles

Philippe Néméh-Nombré

Policing Black Lives. State Violence in Canada From Slavery to the Present

Par Robyn Maynard

Fernwood Publishing, Canada, 2017, 292 pages, 25$

ISBN: 9781552669792

 

 

Le déni d’existence du racisme anti-noir au Canada participe de sa reproduction. Son invisibilisation et son désaveu, d’abord, mais aussi le refus d’historiciser ses violences dans des dynamiques proprement canadiennes ont précisément pour effet de réarticuler et d’entretenir dans le présent ce qui « n’existe pas (ici) ». Ces négations déterminent en grande partie les paramètres dans lesquels s’exerce le racisme anti-noir au Canada, et tout particulièrement son expression institutionnelle à travers le pouvoir et l’autorité de l’État. Pourtant, penser les possibles de la libération implique nécessairement d’envisager les réalités historiques et contemporaines de la perte et des violences subies. C’est dans cette perspective que s’inscrit le projet militant entrepris par Robyn Maynard dans Policing Black Lives. Elle y dresse un portrait aussi précis que douloureux des conditions d’existence noire produites et entretenues par un ensemble de mécanismes de pouvoir inter reliés constituant conjointement la violence perpétrée et permise par l’État canadien. L’articulation de cette violence multiforme des différents niveaux de gouvernements aussi bien que des institutions qui en relèvent remonte à l’esclavage et aux fondements sur lesquels reposent ses dimensions particulières au Canada, où la logique déployée côtoie de très près celle de la colonisation de peuplement. Le travail généalogique que propose Maynard entend ainsi disséquer les discours, techniques et outils de contrôle et d’exclusion mis en place et entretenus, en les analysants comme réactualisations contextuelles de l’héritage de l’esclavage dans le passé et le présent colonial du Canada.

Opérant à l’intérieur d’une tradition féministe noire, cette exploration méticuleuse de l’étendue de la dévaluation des vies noires mobilise à juste titre un cadre intersectionnel et une pluralité de sources de provenances variées : littérature académique, communications et expériences personnelles, archives et statistiques officielles. C’est ce qui permet à l’auteure d’observer avec précision les différents niveaux d’imbrications des représentations dominantes, des violences perpétrées et des expériences vécues au carrefour de nombreuses catégories d’identité et rapports de pouvoir, ainsi que le continuum des résistances noires à travers les époques. L’intention claire de l’ouvrage, à savoir d’outiller la résistance antiraciste et l’imagination radicale de transformations profondes, se traduit ainsi dans le fin déploiement d’une dialectique entre perte et libération, dont la densité est allégée par une écriture agréable et sensible et une structure claire qui en facilite la lecture.

Les deux premiers chapitres constituent d’abord le socle de la démonstration; l’auteure met au jour les contours de la suppression calculée de l’histoire canadienne de l’esclavage permettant l’évacuation des questions de racisme, et sa solidification dans le discours multiculturaliste. Le premier chapitre s’attaque au mythe d’un passé canadien non-esclavagiste entretenu à travers plusieurs distorsions qui tendent à minimiser, voire invisibiliser la réalité de l’esclavage au nord de la frontière. C’est pourtant à cette époque, soutient Maynard, que se consolide la construction déshumanisée de la catégorie « noir-e », ainsi que la puissance de son inscription dans les corps noirs dont les effets dépassent la servitude et l’exploitation. En témoignent d’une part la dévaluation économique, politique et sociale des communautés et individus noirs pourtant « libres » à cette époque, mais également la prégnance de cette rhétorique dans le déplacement symbolique qui s’opère avec l’abolition formelle de l’esclavage : d’une conception des Noirs-es comme « biens » à une pathologisation de leurs existences construites comme dangereuses, hypersexualisées et « criminelles ».

Les itérations de cette tension entre construction discursive et violence de l’État traversent la première moitié du XXe siècle pour éventuellement se réarticuler dans la formalisation plus récente de l’identité nationale canadienne. Dans le deuxième chapitre, Maynard analyse la structuration discursive du multiculturalisme canadien qui prend forme dans un contexte historique, démographique et économique favorable à une législation officiellement non-raciste : l’apparence d’égalité produite par ce discours, suggère l’auteure, permet efficacement de dissimuler la reconduction et la réarticulation de la logique raciste et coloniale. C’est ainsi notamment que la diversification des expériences noires entre autres migrantes à cette époque, qui renvoie directement au « capitalisme racial » colonial et néocolonial, n’affecte en rien la hiérarchisation raciale et la dévaluation des vies noires malgré la supposée bienveillance de l’État. Au contraire, cette logique sous-tend le travail temporaire (domestique et agricole) autant que la déqualification à l’emploi des migrants-es noirs-es être produit, avec la sanction de la loi, des rapports similaires à ceux en place durant l’esclavage.

La déshumanisation de la catégorie « noir-e » détermine les conditions d’existence des communautés et personnes noires ainsi que les rhétoriques étatiques ; l’époque de l’esclavage constitue l’incubateur de cette imbrication tandis que la formalisation du multiculturalisme est une pièce maîtresse de son habile camouflage. L’exposition de cette logique dans les deux premiers chapitres fournit les outils théoriques, historiques et politiques qui permettent ensuite l’analyse de ses différentes actualisations. Le troisième chapitre présente ainsi la reconsolidation du contrôle des corps noirs dans le système de justice criminelle. Maynard analyse la limitation des mouvements qui prend aujourd’hui forme dans la racialisation d’un ensemble de pratiques imbriquées : le profilage, la judiciarisation, l’incarcération et les conditions de détention. Cet ensemble traduit l’intensification du déplacement symbolique de la peur des Noirs-es en « peur du crime », qui induit ce contrôle et ses justifications fallacieuses.

Les multiples pratiques et effets de cette violence de l’État doivent cependant être compris à la lumière de la spécificité des différentes expériences noires. Si l’auteure en fait état tout au long de l’ouvrage, c’est précisément à cela que s’intéresse le quatrième chapitre. Maynard attire l’attention sur l’invisibilisation institutionnelle – et la marginalisation dans les discours antiracistes – des dimensions historiquement genrées de cette violence et de ses effets sur les femmes et les personnes trans. Malgré le manque de données et d’informations disponibles, les histoires individuelles de Majiza Philip, Sharon Abbott, Audrey Smith, Stacy Bonds et Chevranna Abdi témoignent, pour Maynard, d’une tendance et non de cas isolés. La violence spécifique animée par la misogynoir correspond à des formes particulières de contrôles et de constructions discursives que Maynard explore plus en détails dans le cinquième chapitre. L’existence « dangereuse »  et « criminelle » des femmes noires se traduit d’abord dans leur association symbolique à la « fraude » et à la drogue qui engendre d’un côté leur sous-protection sociale et, de l’autre, une criminalisation de la pauvreté genrée et racisée. De la même façon, la juxtaposition des femmes noires et de la « déviance » sert à justifier tantôt les violences sexuelles qu’elles subissent, tantôt les lois sur la prostitution comme contrôle étatique de leurs mouvements, de leur sexualité et de leur présence toujours déjà suspecte dans l’espace public. Ces exemples témoignent, selon Maynard, de la normalisation du lien entre le sur-contrôle et la sous-protection de ces vies, supportée par les représentations structurantes de la féminité noire.

Le sixième chapitre propose quant à lui une analyse du contrôle, de la surveillance et de la punition des corps noirs à travers les politiques d’immigration. Soutenue par la perception d’une « menace », d’un danger noir, la déshumanisation approuvée et appliquée par l’État, écrit Maynard, se réalise dans l’incarcération non-punitive, dans le traitement et la criminalisation spécifique des migrantes et réfugiés-es noirs-es, dans l’accès différencié à la citoyenneté ou encore dans les décisions de déportation.

Finalement, les deux derniers chapitres révèlent l’actualisation de la violence raciste dans les institutions qui opèrent un contrôle sur les enfants et les jeunes. Le septième chapitre inscrit le rôle des agences de protection de la jeunesse dans un processus historique de pathologisation des familles et communautés noires à travers la perception construite de leur « négligence » et de la nécessité de les superviser, d’où l’« enlèvement » des enfants, leur ségrégation et leur mauvais traitement. Cette même logique traverse également le système d’éducation, qui solidifie en plus le refus aux enfants noirs de l’innocence, de la vulnérabilité et du besoin de protection attribués aux enfants (blancs). Le huitième chapitre explore ainsi les dynamiques conjointes d’abandon et de punition, historiquement constitutives du système d’éducation et aujourd’hui observables à travers la perception du danger que ces jeunes représentent et qui justifie la discipline et les punitions auxquelles ils sont sujets.

Le portrait que réalise Maynard est saisissant et la lecture de Policing Black Lives est d’autant plus nécessaire que l’ouvrage parvient habilement à rompre avec l’invisibilité des expériences noires marginalisées, que l’auteure recentre dans chacune des discussions qu’elle engage. En fournissant de nombreux outils pour penser le racisme anti-noir dans une dimension proprement canadienne, Maynard a aussi le mérite d’articuler savamment ce qui est souvent réfléchi distinctement : le racisme anti-noir et l’héritage de l’esclavage comme intimement liés au colonialisme de peuplement dans les expériences vécues autant que dans la logique de l’État. En relevant systématiquement, bien que rapidement, les similarités et distinctions entre les expériences noires et autochtones, le travail permet à ce titre un élargissement des perspectives de libération et de transformations effectives. C’est d’ailleurs sur quelques expériences de résistance et d’imagination radicale contemporaine que se conclut le récit difficile et grave de ces réalités et violences; un rappel bref mais précieux du potentiel et de l’importance de ce livre qui brise le silence entourant l’expérience noire canadienne dans un geste qui constitue en lui-même une invitation à l’action.

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