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« Kitami’s chant » : retour aux origines de Priska, une chanteuse rwandaise

« Kitami’s chant » : retour aux origines de Priska, une chanteuse rwandaise

Ahmed Chernouhi

Coeur Tambour

Par Scholastique Mukasonga

 

Collection Blanche, Gallimard, France, janvier 2016, 176 pages, 16,50€,

ISBN : 978-2-07-014981-0

 

 

 

L’histoire

Ce roman raconte l’histoire d’une chanteuse rwandaise nommée Kitami de son vrai nom Prisca, décédée dans des circonstances tragiques et mystérieuses. Les événements de l’histoire commencent lorsqu’un journaliste a reçu après la mort de Kitami un carton qui contient une petite valise, dans laquelle il y avait un petit fer de lance et un cahier à couverture bleue cartonnée qui recueille les écrits de l’artiste, et qui aborde les différentes étapes de sa vie, un récit à la première personne de l’enfance de Prisca mondialement connue par Kitami la chanteuse à la voix prodigieuse et possédée par un esprit miraculeux appelé Nyabinghi. Le journaliste a décidé de le publier, ayant convaincu qu’il intéressera aussi les historiens, les ethnologues, les psychiatres et le public de la chanteuse.

Les événements de l’histoire se construisent sur le nom d´une mystérieuse reine appelée Nya-Binghi, connue au Rwanda comme une sorcière. Son nom faisait peur aux familles, les parents craignaient pour leurs filles : « surtout, avaient dit les parents, ne vous approchez pas de Nyabingui, ne lui adressez pas la parole ; si elle s´approche de vous, faites comme si vous ne l´aviez pas vue, fuyez, fuyez, qu´elle ne jette pas un regard sur vous, ni sur vos calebasses car, alors, votre eau se mettrait à grouiller de crapauds. C´est une sorcière, n´écoutez pas ce qu´elle dit, ce n´est pas à vous qu´elle s´adresse, elle parle toute seule, très haut, très fort, elle parle aux manuscrits, elle parle aux esprits du marais, elle parle au diable ! Surtout ne croisez jamais son regard ». Or, le nom Nyabinghi a inspiré des musiciens rastas.

Toutefois, la jeune fille Prisca, « solitaire et rêveuse », n´avait pas peur de la rencontrer. Elle était une fille intelligente, très brillante à l´école sous la protection bienveillante du père Martin, chargé de mission catholique qui lui pressentait un avenir lumineux. Prisca sortait un jour se promener à la lisière d’un marais, surprise par l’apparition d’un brouillard, c’est là où elle a aperçu une silhouette, c’est l’ombre de la sorcière Nyabinghi,  un esprit ancestral très puissant. Au fil du temps, le chant de Prisca dans la chorale du père Martin prend des allures de transe. À la fin de son cursus scolaire au collège, elle fait partie des 10 pour cent de Tutsis autorisés par les Hutus à poursuivre leur scolarité au lycée. Quand vient le moment d’entrer à l’université, on lui signifie que « la République n’a pas besoin de Tutsis femmes savantes » et qu’elle aura le privilège d’épouser un dignitaire hutu. Pourtant, dépassant le quota réservé aux Tutsis, elle fut privée d´études universitaires. D´autre part, on la soupçonnait de pouvoirs surnaturels et de commerce avec Nyabingui. La jeune fille, acculée, profite donc du passage près de chez elle d’un groupe de tambourinaires rastas venu de New York pour s’enfuir, après avoir récupéré le tambour sacré Ruguina « C’est lui, disait Kitami, qui fait descendre sur moi l’esprit du chant » (p. 15). Elle prend le nom de Kitami et entame sa vie de chanteuse rasta au rythme des tambours jamaïcains, guadeloupéens et rwandais.

Prisca, patientée par la musique Américaine, apprend un jour l’arrivée d’un groupe de musiciens dans son village dont les habitants les appelaient « Les Américains », groupe musical composé d’un Jamaïcain, un cubain surnommé l’impresario et d’autres musiciens Africains. Après les avoir rencontrés, la jeune Prisca fortement impressionnée par le groupe décide d’y faire partie et commence sa carrière de chanteuse rwandaise surnommée Kitami, connue par le « Kitami’s chant » au rythme des tambours sud- Américains.

Un roman africain

Ce roman est présenté en trois parties : dans la première, la romancière nous raconte le récit de vie de la chanteuse Kitami à l’âge adulte. Dans la deuxième, elle revient sur la période de l’enfance de Kitami, de son vrai nom Prisca, une jeune fille rwandaise possédée par un esprit miraculeux, d’un pouvoir surhumain appelé Nyabingui. La troisième partie est consacrée à des lectures d’articles de presse abordant la fin tragique d’une chanteuse connue à l’échelle mondiale par son « Kitami’s chant », décédée dans d’étranges circonstances, le corps de Kitami a été trouvé écrasé sur l’Île de Montserrat sous le poids de son magique Tambour, Ruguina, instrument musical emblématique de Kitami et son groupe de tambourinaires.

Alternance entre tradition et modernité

Un va-et-vient entre une écriture traditionnelle et moderne d’un roman qui retrace les traditions de l’Afrique noire, de l’âme africaine et ses racines, des mystères du peuple rwandais par la présence des esprits magiques et des origines de la musique rasta au rythme des tambours offrant des sonorités mystérieuses au public. Scholastique Mukasonga fait allusion dans ce roman à l’esprit poétique et symbolique, l’esprit magique symbole de l’âme africaine ancestrale et vieillissante, la musique symbole de la liberté et la sérénité, le tambour et ses assonances fait sonner le coeur et battre le coeur de l’Afrique «battant la cadence comme battrait un coeur », un symbole de puissance, de résistance et d’insoumission, relie les exilés à leur terre et annonce un cri d’amour et de souffrance à l’Afrique.

A la différence des autres œuvres de Scholastique Mukasonga, le roman Coeur Tambour évoque implicitement le génocide au Rwanda. Faisant merveille dans cette oeuvre, l’auteure nous fournit un style d’écriture harmonieusement rythmée avec une fiction éclatante, présentant Prisca l’héroïne de l’histoire entre légende et réalité. Une écriture remarquable produite par la plume riche en descriptions de l’auteure qui construit à sa façon des particularités du conte africain.

Le tambour Ruguina, instrument particulier du chant de Kitami, est toujours présent dans ses concerts, cité tout au long des événements du roman, présenté comme un élément sacré dans l’histoire et décrit minutieusement tel que le souligne la romancière : « Le mystère tourne autour d´un tambour » mais comme le dit un proverbe : « Ce qu´il y a dans le ventre d´un tambour, seul son berger légitime peut le connaître ? » (p. 156) Pour Kitami, c’est un cadeau qui l’attendait et qui lui revient de droit, et il prend une place de plus en plus importante dans son équipe musicale.

À travers cette histoire racontée comme un conte, Scolastique Mukasonga a pénétré aux sources de l’Afrique et au coeur de l’âme africaine et ses racines, elle a pu puiser aux sources des traditions du peuple rwandais et des Antilles africaines en jouant sur les ressorts du fantastique, grâce notamment à la présence des esprits.

La romancière

Scholastique Mukasonga, écrivaine rwandaise née en 1956 dans la province de Gikongoro au Rwanda. Installée en France depuis le début des années 90. En 1994, la majorité des membres de sa famille fut massacrée lors des conflits ethniques entre les Hutus1 et les Tustis2.

En 2006, elle a publié son premier roman autobiographique intitulé Inyenzi3 ou les cafards. Deux ans plus tard, est apparu son deuxième roman La femme aux pieds nus, puis, un recueil de nouvelles ayant pour titre l’Iguifou en 2010, ensuite en 2012 son roman Notre-Dame du Nil pour lequel elle a reçu le prix Renaudot et le prix Ahmadou Khorouma. Elle revient en 2014 avec un recueil de nouvelles dont le titre Ce que murmurent les collines et un roman portant le titre Coeur Tambour en 2016.

Notes

 

  1. Les Hutus sont un peuple d’Afrique centrale. Ils constituent le groupe majoritaire au Rwanda et au Burundi, 80 % de la population environ.
  2. Les Tutsis sont un groupe de population habitant la région des Grands lacs africains. Historiquement, ils ont été souvent appelés Watutsi, Watusi, Wahuma ou Wahima. Ils constituent le deuxième groupe de population au Rwanda et au Burundi, environ 15 à 20 % de la population.
  3. « Inyenzi » (cancrelats, ou cafards, en kinyarwanda), qui a servi à nommer les Tutsis dans les années précédant le génocide de 1994 au Rwanda.

 

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