Les Avocats de la Cour d’Alger : se libérer des entraves
du colonialisme
Souad Maradj
Les avocats “indigènes” dans l’Alger coloniale. De l’accès à la profession
aux défis de l’indépendance
par Christian Phélin
Edition Riveneuve (Paris), 2015, 222 pages, 18 €,
ISBN : 978-2-36013-495-2
La création du barreau d’Alger, en 1848, en vertu de la décision de Louis Eugène Cavaignac1, est la première de tout le Maghreb. Son autorité s’étendait à la Tunisie et projetait de s’élargir au Maroc. Ces membres appartenaient à une élite particulière, ayant des liens avec la classe politique des décideurs, des députés et gouverneurs, en Algérie comme en France métropolitaine. L’administration judiciaire en question était, comme le souligne Amar Bentoumi, une administration rattachée2 au ministère de la Justice à Paris. Dans ce cadre et comme le rappelle l’auteur, il est difficile de croire que les avocats du barreau d’Alger aient pu jouir du minimum de marges de liberté nécessaires à l’exercice de leur profession. Néanmoins, quelques-uns d’entre eux ont pu s’opposer aux tribunaux répressifs Indigènes.
Ces tribunaux ont été créés dans un contexte trouble et responsable, entre autres, de la révolte de Margueritte3qui éclata le 26 avril 1901 (première révolte des années 1900). En raison de la gravité de ses développements, cette crise a causé de vives réactions en Algérie comme en métropole. Parmi les motifs de cette indignation, on citera une série d’abus de pouvoir et de condamnations prononcées sans jugements préalables : «cent vingt-cinq suspects « indigènes » dont dix-neuf ont trouvé la mort ; (…) dix huit mois de prison entre Blida et Serkadji à Alger ; (…) saisis de leurs biens et leurs troupeaux ; (…) une totale misère pour leurs familles »4. Le traitement judiciaire de cette affaire a vu l’avocat Guadeloupéen Maurice l’Admiral plaider sa révision.
L’administration coloniale a exercé des pressions sur les Algériens afin de réduire leur nombre au sein du barreau d’Alger. Aussi, se sont-ils exposés à de nombreux obstacles qui les ont empêchés d’accéder à des responsabilités au sein de l’administration judiciaire.
Dans cet ouvrage, Christian Phéline retrace l’histoire des avocats algériens. Il a mené une étude monographique réalisée pour l’essentiel à partir d’entretiens avec les acteurs du champ judiciaire et de documents d’archives, ceux du Conseil de l’ordre des avocats d’Alger. Les plus anciens remontent aux années 1890. L’intérêt que l’auteur porte à l’histoire de l’Algérie lui vient du lien qui rattache sa famille à l’ancienne colonie française. Après l’indépendance, Christian Phéline a exercé en Algérie la fonction de « coopérant au ministère de l’agriculture et de la réforme agraire ». Il est l’auteur d’au moins deux livres portant sur la période coloniale. Ses deux ouvrages traitent de la révolte de Margueritte. Le second s’intéresse plus spécialement à la carrière de l’avocat guadeloupéen Maurice L’Admiral.
Précédés par un ex-libris de quatorze pages, les cinq chapitres de cet ouvrage sont bien documentés et illustrés. La couverture de l’ouvrage comporte une photo des « avocats d’Alger assignés en camps d’hébergement en 1957 » (reprise en p.145). L’introduction est précédée d’une photo d’Ali Boumendjel, avocat au barreau d’Alger, militant de l’UDMA et membre du collectif de défense des militants du FLN.
La formation et la profession
Les avocats algériens comme Ahmed et Ali Boumendjel, Ben Sedira, Belkacem Ibazizen, Ahmed Bouderba5, etc. ont exercé leur métier dans un contexte de guerre. Ces derniers ont toutefois et contrairement à leurs compatriotes pu accéder à l’enseignement supérieur qui leur a ouvert les portes du barreau d’Alger. La perspective des études supérieures était alors le privilège d’une petite élite. Christian Phéline parle d’une « nouvelle classe moyenne indigène » née de l’exercice des petits métiers, comme celui de postier ou de garde forestier (p.65), par exemple. La majorité des pères des avocats algériens étaient de petits fonctionnaires des administrations et autres institutions françaises : instituteurs, interprètes, cadi, avocats, etc. Leur revenu leur permettait de scolariser au moins un de leurs enfants. Rares sont les avocats dont le père était fellah ou ouvrier.
Cependant, la condition sociale n’explique pas seule l’admission des avocats algériens au barreau d’Alger. Les cas d’Ait Kaci, de Mohammed Kaïd Hammoud et de Mohammed Ben Saïd Boumghar révèlent que la citoyenneté française était une exigence. C’est pourquoi de nombreux algériens, étudiants en droit, ont dû entamer et demander une procédure de naturalisation. Celle-ci pouvait aboutir au moyen de deux voies distinctes : soit celle du choix ou du désir personnel, soit celle du droit du sang et de l’ascendance paternelle, comme tel est le cas pour Mehana Abdesselam et Boudjemâa Ould Aoudia. Ces derniers ont même épousé la religion catholique (pp. 75-76)
L’accès au barreau d’Alger était singulièrement limité pour les Algériens. Sur une période de 25 années, de 1891 (année au cours de laquelle le premier algérien, Ahmed Bouderba, est entré au barreau d’Alger) à 1916, seuls trois d’entre eux ont pu saisir cette opportunité. Alors que les Algériens licenciés en droit n’étaient pas admis au barreau d’Alger, les Européens l’étaient avant même d’avoir obtenu leur diplôme de licence. Pour justifier cette injustice, on invoquait le fait que les Algériens autochtones étaient régis par la loi coranique, ce qui était jugé contraire aux moeurs et coutumes françaises : Pour un demi-siècle plus tard, tenter de renverser à l’encontre des juristes d’origine musulmane une décision aussi nette, il faut aux dirigeants du barreau d’Alger prétendre que l’arrêt de 1864 ne représenterait qu’une sorte de décision d’espèce relative aux [seuls] Israélites ou attiser la terreur de ‘‘l’introduction parmi les membres du barreau d’un indigène musulman, régi par la loi coranique qui a établi un régime de famille si opposé au nôtre et de nature à choquer au dernier point nos moeurs et nos coutumes (p. 59)
En fait, la politique franç i e en matièr e d’enseignement supérieur vise à montrer la grandeur de l’Empire. Paul Bert6 « pense à former en Algérie ces « colons de l’esprit » que sont pour lui les futurs cadres européens de la colonisation » (p. 83) ; Le doyen Ferdinand Belin prétend que seule la loi française sera en application, tandis que le recteur Henri Laugier parle du « devoir d’Empire » que devrait accomplir l’enseignement supérieur algérois. N’étant pas inclus dans ces discours, les Algériens indigènes ne pouvaient prétendre accéder à l’université d’Alger. Pour contourner cet ensemble d’obstacles, ils s’inscrivaient dans les universités de métropole et y prêtaient serment avant de pouvoir exercer en Algérie. Certains d’entre eux, comme Belkacem Ibazizen, exerçaient la profession d’avocat bien avant de retourner en Algérie.
Le contexte de la pratique de la judicature
Après avoir fui la discrimination qui sévissait à l’université d’Alger, les diplômés algériens la retrouvaient en revenant au pays pour y exercer leur métier. Cette situation les a encouragés à adopter une position critique à l’égard de la colonisation et du colonialisme. Le mode de vie et de pensée de la bourgeoisie européenne avait certes déteint sur leurs comportements et leurs personnalités, mais il n’en demeure pas moins que les toutes premières générations d’avocats algériens avaient participé à la maturation d’une pensée politique autochtone élitaire. La citoyenneté et l’influence de la culture françaises n’ont pas empêché ceux-ci de s’engager dans des mouvements politiques critiques ou contestataires de l’ordre établi.
Sous la période coloniale, l’institution judiciaire portait en elle une dualité : le droit français d’une part et le droit local de l’autre. Et dès 1881, le droit musulmanappliqué dans les mehakmas était redéfini suivant les canons du droit français. Avec l’institution du code de l’indigénat, on dérogeait à « l’indépendance de la justice » et on soumettait les Algériens, en droit comme en pratique, à la répression administrative, jusqu’en 1944. Jusqu’à cette date, au moins, les minorités naturalisées bénéficiaient du droit français, tandis que la majorité des Algériens s’en remettaient au droit musulman pour trancher leurs litiges. Cette tendance ne s’explique pas seulement à la lumière d’un libre arbitre collectivement porté vers le choix de la juridiction musulmane. Il trouve également un éclairage dans le caractère répressif de la justice française. Car, c’est par la législation coloniale que les Algériens ont été dépossédés de leurs terres7 ; et c’est sous le coup de cette même justice qu’ils encouraient et subissaient des condamnations pouvant aller jusqu’à la peine de mort. C’est aussi cette justice qui, de 1955 à 1958, se montera sourde et démunie de tout ressort de réaction face aux exécutions, aux tortures, aux disparitions, aux exactions de l’armée française sur les populations algériennes et européennes d’Algérie. Parmi les plus célèbres, on citera la disparition d’Ali Boumendjel, de Maurice Audin et d’Henri Alleg. A ce jour, les autorités françaises nient toujours leur assassinat. La version officielle française parle de disparition en ce qui concerne la mort de Maurice Audin et de suicide en ce qui concerne celle d’Ali Boumendjel.
Ces dépassements ont suscité des réactions en Algérie comme en France. René-William Thorp, bâtonnier de l’ordre des avocats de Paris, a dénoncé ces pratiques en les qualifiant d’arbitraires et d’un caractère occulte8. Il a fallu attendre les écrits et les témoignages de victimes, comme ceux d’Henri Alleg : La question (1958) et de Djamel Amrani : Le témoin (1960) pour révéler l’usage de la torture et divulguer ses méthodes. Aidés par des collègues français d’Algérie, de métropole et d’ailleurs, les avocats indigènes ont pu se constituer en Collectif des avocats du FLN, organisé pour défendre les militants nationalistes algériens. Cette initiative a eu pour conséquence d’accroitre les plans et les tentatives d’assassinat orchestrés à leur encontre par les hommes de l’OAS et du général Salan.
Au confluent ontologique des deux communautés : l’algérienne ou communauté d’origine et la française ou communauté de l’étude et de la structuration de l’esprit, les avocats indigènes se sont posés en intermédiaires entre ces deux pôles, dans le cadre de l’exercice de leur profession. Pour beaucoup d’entre eux, l’identification à la communauté des autochtones s’est traduite par l’adhésion au projet indépendantiste et à des partis politiques nationalistes, comme le PPAMTLD, l’UDMA, le FLN et le GPRA.
C’est sur un appel lancé aux chercheurs, aux historiens, aux sociologues, etc., que Christian Phéline conclut son ouvrage. L’auteur exhorte les contemporains à mener des recherches plus approfondies sur le devenir de ces avocats après l’indépendance de l’Algérie, en indiquant des pistes d’investigation comme la collecte de témoignages et le questionnement des archives judiciaires (en français comme en arabe).
Notes
- Général de l’armée française et Gouverneur général de l’Algérie à partir de 1848.
- Amar Bentoumi, Naissance de la justice algérienne.
- Margueritte : aujourd’hui AïnTorki, est une commune de la wilaya d’Aïn Defla.
- Christian Phéline, « La révolte de Margueritte : résistance à la colonisation dans une Algérie « pacifiée » 1901-1903 », in : A. Bouchène et autres, 2014, Histoire de l’Algérie à la période coloniale, col. Poche/essais, Paris, La Découverte, p. 250.
- Ahmed Bouderba est le premier praticien à avoir prêté serment en mars 1891 et dont le père était un interprète militaire.
- Paul Bert était, en 1881, ministre de l’instruction publique et des cultes. Il est l’un des promoteurs de l’école laïque, gratuite et obligatoire. Il fut membre de la Société d’anthropologie de Paris et très connu pour les idées racistes qu’il exprimait dans les manuels scolaires qu’il faisait publier.
- Jean-Paul Charnay, 1991, La vie musulmane en Algérie, d’après la jurisprudence de la première moitié du XXe siècle, Paris, Quadrige et PUF, p. 136.
- Sylvie Thénault, 2010, Une drôle de justice, les magistrats dans la Guerre d’Algérie, Alger, EFIF 2000 édition, p.130.