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Les Numéros

Une Afrique entre rupture et continuité : de l’enfance à l’âge adulte

Impossible de grandir

de Fatou Diome

Flammarion, Paris, 2013, 406 pages, 21 euros, ISBN : 9782081290297

Impossible, c’est autant un grand cri de survie qu’un murmure, le cri d’une femme qui se réaffirme après tant de fractures... Le roman Impossible de grandir de Fatou Diome traite de cette dualité que nous avons tous et toutes en nous, cette personne adulte que nous sommes devenue, confrontée à l’enfant qui reste toujours en nous, avec son histoire et ses stigmates qui nous façonnent. Il s’agit de Salie, adulte qui se trouve en pleine introspection, face à son enfance et ses traumatismes réveillés par une invitation à dîner.

Impossible de grandir, une œuvre semble-t-il d’inspiration autobiographique, dans laquelle l’auteure aborde la place des enfants illégitimes dans la société sénégalaise le « Domi djitlé ». La quête d’une identité à soi et la famille sont au cœur de l’histoire de Salie, la narratrice du roman. Enfant, elle a pris peur des tourments de la vie. Cette dernière va la forcer à revenir sur son passé, à revisiter son enfance pour comprendre l’origine de cette peur. Salie (re)convoque alors ses souvenirs, « la vie à Niodior, la difficulté d’être une enfant illégitime, d’endurer le rejet et la violence des adultes, les grands-parents maternels qui l’ont tant aimée... ». C’est ce que retient l’auteure dans la quatrième couverture de ce livre. Salie, la protagoniste de ce roman est bousculée par son « double », qui entreprend un voyage intérieur et revisite son passé : elle vivait à Niodior, ses grands-parents maternels étaient ses tuteurs tant aimés, sa difficulté résidait dans le fait d’être une enfant dite illégitime, son combat fut laborieux afin de tenir debout face au jugement des autres et l’impossibilité de faire confiance aux adultes. À partir de souvenirs personnels, intimes, Fatou Diome nous relate, tantôt avec rage, tantôt avec douceur, l’histoire d’une enfant qui a grandi trop vite et peine à s’ajuster au monde des adultes. Mais n’est-ce pas en apprivoisant ses vieux démons qu’on s’en libère ?

Devenu adulte, « l’enfant qu’on était, est toujours en nous, la peur demeure, les violences physiques, la maltraitance », confie l’auteure Fatou Diome[1], qui après avoir porté la voix des femmes d’émigrés vivant dans la solitude, se fait, aujourd’hui, le porte-voix des enfants illégitimes, objet d’abus et de maltraitance au sein même de la famille. « Quand tu travailles dans ta propre famille, tu n’es pas payé, c’est de l’esclavage domestique (...), tu ne fais que subir, tu grandis avec des révoltes », dénonce l’auteure de Impossible de grandir[2]. « Oser se retourner et faire face aux loups ». Un dialogue va se nouer entre la narratrice, qui a enfoui ses secrets d’enfance au plus profond d’elle-même pour mener une vie qu’elle juge adulte, et la petite enfant, qui est son double, l’amène à voir clair en elle-même, à exhumer ses terreurs et ses souffrances premières de fillette née hors mariage et rejetée par tous dans son village natal de l’île de Niodor, hormis ses grands-parents, aimants et protecteurs, qui lui ont appris la fierté et la confiance en la vie. Salie, l’enfant-adulte, refuse de voir son passé en face et fait une sorte d’auto-analyse, autant les souvenirs de l’enfance africaine sont émouvants : le lecteur est partagé par cette dialectique entre l’âge prétendu adulte et l’enfance insurmontable. La narratrice narre, à la manière d’un tambour qui nous rappelle le roman de Günter Grass Le Tambour[3] (adapté au cinéma) et évoquant le dramatique monde des adultes vécu par le regard d’un enfant de trois ans. Oscar, attardé physique et un malade mental, s’il n’entend pas des voix, il se prend cependant pour Adolf et Jésus. Ce détour permet de considérer les horreurs de la guerre sans compassion ni sens moral dans un changement caricatural. Au dernier chapitre, il s’agit du trentième anniversaire du personnage Oscar ; on voudrait faire comprendre à ce dernier qu’il a atteint l’âge où il convient de s’établir, de se saisir du rôle de l’adulte. En vain, bien sûr : abrité à l’asile et protégé par l’infirmier Bruno, il a entrepris le récit de sa vie.

Nous, lecteurs, traversons la même tonalité du Tambour avec Salie de Fatou Diome. La narratrice, elle aussi, tout comme Oscar n’a pas connu l’amour de son père et de sa mère. Elle va devoir (re)trouver ses démons et aussi les comprendre pour grandir. La grand-mère disait « arrête de convoquer des fantômes !». « Je veux seulement marcher », dit la chanson qui hante ce roman. Il s’agit de ce combat éternel entre l’adulte et la petite qui aide à rester debout afin de continuer sa route pour simplement vivre !

Ce nouveau roman permet de mieux connaître l’auteure Fatou Diome, qui écrit souvent la nuit comme la narratrice Salie. Les souvenirs de son enfance sénégalaise s’invitent à travers la petite fille. Entre un présent en construction et un passé paralysant, Salie se sert de son vécu et rembobine le film de sa vie

pour combattre ses démons, mais aussi se montrer sans sa carapace, tout comme Oscar, qui sent en lui un changement : il abandonne son tambour dans la tombe et se remet à grandir... jusqu’à atteindre 1,23m. Cependant, peu importe puisque les bombardements ont eu raison des vitres par millions. Bientôt, c’est l’évacuation vers l’Ouest des Allemands : Oscar ne reverra plus sa grand-mère Anna. Salie, la protagoniste de Impossible de grandir, est plongée dans un désarroi : « Dès que je pensais à l’invitation, mon cœur s’emballait à me fendre les flancs ». Salie, qui n’aime pas aller chez les autres, va évoquer avec sensibilité des moments de son enfance qui ont construit la femme adulte qu’elle est devenue, avec ses failles, ses peurs et ses tourments. Elle délivre et relate sans détours le quotidien des enfants illégitimes du Sénégal, rejetés par leur mère, exploités par leur famille, mal considérés par la population locale, dénigrés de tous. Enfant du péché, fille du diable (« domi-haram, fille de Sheitan »), Salie est élevée par ses grands-parents, mais ignorée par sa mère et harcelée par son oncle et sa tante. Une petite fille, en mal de repères, qui se construit sur le désamour et l’humiliation, devient adulte sans pouvoir se défaire de ses souffrances intimes ni du traumatisme : « Papa, maman et les enfants, en famille, je n’avais jamais su ce que cela voulait dire concrètement ». De même qu’Oscar, Salie a eu une enfance confisquée et une mise à l’écart qui ne lui permettent pas, adulte, de se sentir libérée et rassurée. Elle vit encore dans la peur de ses actes et cette analyse, à travers la voix de cette petite fille, va progressivement lui permettre de « grandir ». Un duel conflictuel entre l’adulte-enfant qui oscille, se renforce puis s’atténue au fil des pages, à mesure que la narratrice se retourne sur son passé, « fait face aux loups » et accepte enfin « cette petite avec sa mémoire névralgique ». Salie, peu à peu, se (re)construit et peut alors devenir adulte et une brillante écrivaine. Par l’écriture, l’auteure panse ses plaies, exerce sa propre thérapie, l’amour de sa grand-mère fut et est sa protection. « La Petite, son monde avait un visage : celui de sa grand-mère. Son monde avait une musique rassurante : la voix de sa grand-mère. Pour résister aux vagues de la vie, elle avait un rocher auquel s’accrocher : sa grand-mère. La Petite, son ciel devenait sombre sans le sourire éclatant de sa grand-mère. La Petite n’avait qu’une boussole, le regard avisé de sa grand-mère. »

Notes

[1] Fatou Diome est née en 1968 sur la petite île de Niodior, dans le Delta du Saloum, au sud-ouest du Sénégal. Dans ses romans, elle met en scène des femmes, mères et épouses de clandestins, dans un village insulaire du Sénégal.

[2] Émigration, polygamie, absence… L’auteure franco-sénégalaise revient sur les thèmes abordés dans son quatrième roman. Le Ventre de l’Atlantique (2003) aborde le thème de l’émigration, l’auteure y narre la quête d’autonomie d’une fille et les illusions de son petit frère qui, lui, rêvait de réussite dans un supposé eldorado européen. Elle est l’auteure de Kétala (2006) et Inassouvies, nos vies (2008), elle semble explorer l’envers de cette quête de liberté. Ce sont des romans sur l’envie de s’en sortir dignement, malgré les manques, les carences, les frustrations, l’angoisse. Elle a aussi écrit, Celles qui attendent (2010) et Mauve, (2010).

[3] Günter Grass, Le Tambour, traduit de l’allemand par Jean Amsler, Paris, éditions du Seuil, 1961, 525 pages.

 

Auteur 

Kahina Bouanane-Nouar

Pagination

Pages 18 - 19 

Africa Review of Books / Revue Africaine des Livres

Volume 10 N° 1, Mars 2014

 

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