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Les Numéros

Un Témoin Au Féminin : Yolande Mukagasana

La mort ne veut pas de moi
Fixot, 1997, 17.23 euros, ISBN 2-221-08593-0;
N’aie pas peur de savoir
Robert Laffont, 1999, 18.69 euros, ISBN 2-290-30063-2;
Les Blessures du silence
Actes du Sud, 2001, 24.90 euros, ISBN 2-7427-3563-1.
par Yolande Mukagasana
 
Le substantif « témoin » en Kinyarwanda se traduit comme « umugabo », terme qui signifie en français « homme » au sens masculin du terme. Même la preuve par neuf couramment utilisée en arithmétique par les enfants de l’école élémentaire se traduit comme «umugabo» en kinyarwanda. Il est donc clair que dès le plus jeune âge, l’enfant rwandais apprend inconsciemment la validité et le pouvoir de la parole masculine et indirectement le caractère éphémère et banal de la parole féminine. Au Rwanda traditionnel, le témoignage était donc conçu au départ comme un acte de parole réservé aux hommes et duquel les femmes étaient exclues. La crédibilité du témoin féminin est réfutée notamment quand le contenu du témoignage constitue un sujet sérieux ou tabou. L’acte de témoigner du génocide est encore plus compliqué parce que le témoin doit rendre l’indicible dicible par le pouvoir de la parole. Dans ses trois livres, Yolande Mukagasana, une femme rwandaise qui a perdu presque toute sa famille pendant le génocide de 1994, réclame l’acte de témoigner, se l’approprie et pousse même ceux qui ont peur de la parole et ceux qui l’ont perdue à la reprendre et à la récupérer pour enfin témoigner.
 
La Mort ne veut pas de moi et N’aie pas peur de savoir sont des récits en forme de témoignages écrits en collaboration avec Patrick May au cours desquels Yolande raconte sa vie avant, pendant et après le génocide. Dans N’aie pas peur de savoir, elle explique que c’est son droit de mère qui lui donne le courage de témoigner de la mort de ses enfants :
 
Ceux qui essaient de m’intimider se trompent de cible. Ils ignorent ce qu’est l’amour d’une mère et jusqu’où il peut aller. Ce ne sont pas des mots anonymes dans ma boîte aux lettres qui m’arrêteront, ni les savants conseils des poli- ticiens et des intellectuels. Je n’ai plus peur de ces pressions qui s’exercent autour de moi pour me faire taire. (9)
 
La perte de ses enfants ne lui retire pas le pouvoir que lui accorde la maternité, au contraire : c’est par ce pouvoir qu’elle est capable d’arracher la parole à la structure qui la lui refusait auparavant. Yolande Mukagasa proclame tout haut les bienfaits de la politique maternelle comme moyen de libération de la femme. La maternité n’est pas un obstacle à la libération féminine comme le proclament souvent les adeptes du féminisme radical : « Pardonnez-moi, femmes de France, de Belgique et d’ailleurs, hommes aussi, qui ne savez pas ce qu’est porter un enfant, pardonnez ma colère » (10). Dans ce deuxième livre, l’auteure dénonce également l’indifférence du monde notamment celle du monde occidental face au génocide rwandais de 1994.
 
Comme forme de témoignage, Yolande Mukagasana préfère la parole vivante à l’écriture. Dans La Mort ne veut pas de moi et plus précisément dans « l’avertissement au lecteur », Yolande Mukagasana nous informe qu’elle n’est pas écrivaine :
 
Je suis une femme rwandaise. Je n’ai pas appris à déposer mes idées dans des livres. Je ne vis pas dans l’écrit. Je vis dans la parole. Mais j’ai rencontré un écrivain. Lui racontera mon histoire. Mon histoire ? Celle d’une femme tutsi qui a traversé le génocide rwandais de 1994. Depuis cette date, je n’ai plus qu’un ami, c’est mon témoignage. Mais peut-être qu’un jour, je serai à nouveau capable d’avoir des amis (14).
 
La distance que Yolande établit entre sa parole et l’écriture de son collaborateur provient du fait qu’elle vit « dans la parole ». Ceci peut surprendre le lecteur car pendant le génocide, en cachette, sous l’évier de son amie hutu, Yolande Mukagasana a griffonné quelques phrases sur du papier ; elle nous a même expliqué son projet d’écriture dans N’aie pas peur de savoir : « Je vais écrire à leur mémoire… Mes livres seront mon combat. Écrire sur le génocide rwandais est une manière de mettre l’humanité en face de sa propre lâcheté. » (113). Qu’est-ce qui a donc poussé Mukagasana à se distancier de ce projet tant attendu ? C’est sans doute parce que son appartenance à l’oralité lui permet de s’approprier du pouvoir de la parole en lui offrant les moyens de verbaliser ses sentiments. Dans cette mise en garde, elle opte pour le récit oral qui lui permet de passer par la parole thérapeutique avant de graver son témoignage sur du papier.
 
Elle choisit aussi le discours oral parce qu’elle croit au pouvoir qu’il accorde à son témoignage. Même après leur publication, ces livres-documents de Yolande Mukagasana continuent à baigner dans la fluidité de l’oralité. Les différentes tranches de sa vie qu’elle a préalablement racontées dans ses livres et que Patrick May a transposées en écriture sont représentées sur scène dans la pièce Rwanda 941 de Jacques Delcuvellerie, pièce dans laquelle Yolande Mukagasana joue son propre rôle. Dans cette pièce, Yolande Mukagasana engage son audience et réclame son écoute, et refuse ainsi que son récit se fige dans l’écriture. Jacques Delcuvellerie, metteur, en scène présente ce spectacle comme «une tentative de réparation envers les morts à l’usage des vivants» (Rwanda 94, 7). Ceci était aussi le dessein que s’était assigné Yolande Mukagasana dans N’aie pas peur de savoir: «Soyez heureux, mes enfants. Votre mère vous portera morts sur son dos et déambulera avec ce fardeau chéri devant les chaumières de ceux qui vous ont trahis. Mes enfants, vous serez vengés, foi de mère…Votre mère continuera à lutter jusqu’à la dernière goutte de son sang » (278). Pour que cette vengeance se réalise, il faut témoigner sans cesse et garder la parole vivante, déclare Mukagasana dans La mort ne veut pas de moi :
 
J’ai tout le temps envie de parler de mes enfants, de mon mari, des autres aussi. Tout le temps envie de raconter des souvenirs d’avant. Et j’ai besoin de parler, de parler, de parler, comme le flot de la rivière Nyabarongo, où j’ai vu flotter tant de cadavres. […] Je veux vivre. […] Je veux vivre. Puisque la mort n’a pas voulu
de moi, eh bien ! tant pis pour elle (258- 9).
 
Dans Rwanda 94, le témoignage de Yolande n’est pas figé, son « témoignage est chaque soir modifié », c’est la «transcription de témoignage littérale, qui tente de rester au plus près de la parole» (Rwanda 94, 168), explique le metteur en scène. Cette recherche de la variation ne veut pas dire nécessairement la perte de la véracité de la parole car dans le domaine de l’oralité, l’histoire devient vraie à force d’être racontée2. Dans les ouvrages de Mukagasana, il est donc clair que l’acte de raconter est plus important que l’acte d’écrire car le témoignage oral nous permet d’associer le visage à la voix.
 
Dans son dernier ouvrage, Les Blessures du silence, Mukagasana a fait une tentative de combiner le visuel et l’auditif. Le livre est constitué de photos prises par Alain Kazineriakis, qui a accompagné Mukagasana au Rwanda pour interroger les victimes et les bourreaux du génocide. Chaque témoignage est illustré par une photographie du rescapé ou de l’accusé prisonnier. Les photos sont identifiées et soutenues par les témoignages respectifs des victimes et des bourreaux. Ce qui est frappant dans le livre, c’est le fait que Mukagasana connaît la plupart de ses interlocuteurs et qu’elle a même été, à leur insu, témoin de certains de leurs crimes. La véracité du témoignage fait des Blessures du silence un document historique.
 
En suivant l’acheminement de la méthode socratique, l’auteure pousse progressivement les bourreaux à la confession de leurs crimes. En soutirant la parole des victimes traumatisées, enfermées dans un mutisme presque total, Yolande, l’ex infirmière devient accoucheuse et mère. Voici la requête qu’Anselme B. lui fait dans Les Blessures du silence: « Je veux que tu représentes pour moi une mère. Quelqu’un à qui je puis tout dire en étant sûr qu’elle comprendra et qu’elle ne me jugera pas » (39). Dans cet ouvrage, Mukagasana, l’accoucheuse et l’avocate, nous livre le témoignage le plus complet où la parole de la victime et du bourreau se bousculent, où l’écriture et la photographie se complètent, où le témoin, le bourreau et la victime s’affrontent. Dans certains cas où la parole de la victime refuse de se donner, Mukagasana met par écrit cette impossibilité de la victime à dire ce qui s’est passé. Elle reconnaît ainsi que même le refus de témoigner constitue le grand acte de témoignage, car il accorde au génocide son
caractère indicible. Daphrose M. affirme : « Je me sens tellement mal que je ne veux plus parler à personne. Je ne veux que le silence» (45). Les propos d’Eugénie N. sont encore beaucoup plus expressifs : « Je ne raconte mon histoire à personne, parce que je suis dégoûtée de la nature humaine. L’homme a détruit tout en moi» (14). Le cas d’Eugénie N. est très intéressant, car malgré son refus de témoigner, la cicatrice qui sillonne son front constitue une marque de violence flagrante. Porteuse d’un corps marqué par le sceau de violence, elle est elle-même transformée en témoignage. Yolande Mukagasana a encouragé les femmes à témoigner et à verbaliser la violence sexuelle qu’elles ont endurée. C’est le cas de Vestina M. qui a été prise comme otage en esclavage sexuel : « Il m’a prise en otage pendant toute ma cavale. Il me violait régulièrement. Je le laissais user de mon corps, pourvu qu’il n’assassine pas mes enfants » (128). Pour la survie de ses enfants et la sienne propre, la victime de viol semble avoir réussi à se
distancier de son corps avili. Le témoignage livré à Mukagasana lui donne l’occasion de verbaliser son corps, un pas important vers la récupération de ce corps qui lui était devenu auparavant étranger.
Le livre Les Blessures du silence prend l’allure d’un vrai procès quand Yolande Mukagasana elle-même, survivante du génocide, affronte le regard des bourreaux qui ont trahi sa famille. Ceci transparaît surtout dans son entretien avec Enos N. et Gaspard B.

–  «Vous connaissez Ngenzi Déo ? » lui demande Yolande Mukogasana
–  Le sculpteur ? Oui je le connaissais très bien, répond l’autre.
–  « C’était mon père. »
–  Votre père ? Mais alors Musoni est votre frère ?
–  Oui. C’est le seul de ma famille qui me reste. Tous les autres ont été assassinés. Même mon mari et mes trois enfants.
–  Je vous le jure solennellement, Madame, je n’ai tué personne de votre famille (116-17).
 
Plus loin, Mukagasana accuse du doigt Gaspard B. qui prétend ne rien savoir et d’avoir tout oublié : « C’est toi qui as fait sortir mes enfants de leur cachette » (134). Faire face à son adversaire, c’est affronter son propre trauma pour tenter de s’en guérir ; mais c’est aussi donner au bourreau la chance de reconnaître son crime et de dénoncer le mal. Les questions et les commentaires de l’auteure ne comportent aucune trace de haine, même si de temps en temps, elle se met un peu en colère quand elle se trouve face au bourreau qui ne veut pas accepter son crime. « Écoute, cela ne sert à rien de parler plus longtemps. Cela fait vingt minutes que tu ne fais que mentir. Il suffit. Je sais tout » (134). Mukagasana ne réclame pas la vengeance, mais exige plutôt du bourreau qu’il ait la force de reconnaître sa part de responsabilité. Elle encourage avec enthousiasme le repentir. À Théoneste K. qui « demande pardon à tous les gens de Gatenga », Mukagasana dit :
 
Tu dois aider les autres à plaider coupables, pour sauver le Rwanda et nos générations. Tu dois continuer à dire la vérité. Moi, je te compte parmi les gens qui veulent la paix au Rwanda, parce que tu regrettes et as décidé de dire la vérité (136).
 
À travers une parole et une écriture succinctes, Mukagasana mène à bien le dessein de « gacaca », la justice traditionnelle rwandaise qui vise avant tout la réconciliation.
 
L’autre grand mérite de l’ouvrage de Mukagasana est d’avoir mis fin au mutisme féminin en permettant aux victimes de viol de briser le tabou du silence et de parler ouvertement de leur corps. Dans son introduction aux Blessures du silence, Mukagasana explique son rôle et ses objectifs ainsi : « On peut visiter le Rwanda aujourd’hui sans entendre parler du génocide, les blessures sont si profondes qu’elles ne sont visibles que grâce à un travail sensible, patient, humain et dépourvu de tout jugement. C’est ce travail-là que nous avons voulu entreprendre » (10).
 
Yolande Mukagasana a prouvé que témoigner n’est plus qu’une affaire d’hommes mais c’est aussi une affaire de femmes. À travers son propre témoignage, elle a souligné le côté sensible du Un témoin au féminin : Y Yolande olande Mukag Mukagasana sana par Yolande Mukagasana témoignage au féminin. Il est incontestablement vrai que la femme rwandaise a été la victime la plus achevée du génocide, mais qu’elle en a également été la bénéficiaire. Cette écriture et ces témoignages au féminin sont certains des signes qui montrent que la femme rwandaise a paradoxalement bénéficié de la dislocation de la société patriarcale entraînée par le génocide.

notes

1 Le spectacle a été créé au festival d’Avignon en 1999 par le collectif belge appelé Groupov. Dans l’introduction au texte du spectacle, Jacques Delcuvellerie s’explique: «Le texte ici publié ne constitue pas exactement une pièce de théâtre au sens habituel du terme, c’est-à-dire un objet littéraire à destination de la scène. Il s’agit plutôt de la partie écrite d’un spectacle conçu dès le départ comme une oeuvre polymorphe. Rwanda 94 en représentation conjugue en effet à cette parole près de trois heures de musique, instrumentale et vocale, et des images d’archives comme de fiction » (8).
2 À force de raconter l’histoire, le conteur finit par se l’approprier, écrit Martine Mariotti dans « Comment conter peut être à la fois raconter et se raconter ». Dans cet article, elle montre que « la variabilité de l’histoire devient représentative de paramètres liés à la personne du conteur ». Cet article fait partie du collectif D’un conte à l’autre. La variabilité dans la littérature orale, ed. Veronika Görög-Karady, Paris, CNRS, 1990, 65.

Auteur

Rangira Bea GALLIMORE

Pagination

Pages 24-25

Africa Review of Books / Revue Africaine des Livres

Volume 01 N° 02, Septembre 2005

CRASC

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